Écrire sur une écriture, quelle qu’elle soit, sa matière vive, un corps de texte indissociable de son âme particulière et du monde tel qu’il lui parle, lui donnant sa parole, ce serait impossible. Ce serait peser sur elle d’un poids insupportable ; ce serait comme ajouter quelque chose là où rien ne manque si ce n’est une ouverture, de soi, dans l’écoute. Pire encore peut-être qu’écrire sur…, commenter ! En quelque sorte mentaliser puis rendre compte. De quoi ? De ses laborieuses élucubrations propres ? D’un sens qu’on trouve, qu’on donne, comme s’il était le vouloir-dire d’un dire qui se veut tel qu’il entend se dire, ni plus ni moins ? Non, surtout pas. Quant à écrire sur l’écriture d’Armel, ce serait sûrement pour lui et moi aussi le pire du pire ! Une sorte d’interposition entre une parole qui m’est aussi proche que lointaine et sa portée, là même où le vide ne réclame pas d’objet, et d’objet de culte encore moins que de tout autre.
Alors, quoi, puisque j’ai dit oui tout de même à la proposition d’écrire, ici ? Peut-être une sorte de lettre à des lecteurs qui leur tairait ce qu’elle leur offre àdé-couvrir plutôt, en le gardant un peu caché ? Oui, cela peut être.
Armel signe sa présence avec des mots d’élection, ceux mêmes de sa prédilection : le vent, l’hiver, l’orage. La foudre, le feu, l’éclair. Le ciel et le silence. La nuit « terriblement verticale ». Ce sont ces mots du temps, des saisons, du rythme et des intempéries, ces mots de notre résidence sous le soleil — élémentaire donc — qui portent au mieux le son de sa voix. Ils portent aussi, et d’abord, ailleurs, comme y invitait irrésistiblement sa voix. Ailleurs : là où conduit, déplace, emporte toute poésie. Nul n’en dira jamais le nom sans que ce soit une tentative de meurtre avec préméditation. Heureusement, toutes échouent.
Le vent, l’hiver, l’orage, la nuit, le silence et le feu, ne les entendons-nous pas parler de cela qui échappe très précisément au temps et dont ils sont pour nous les signes ?
Dans ce monde que nous habitons de passage et qui se rend audible à l’œil ouvert, lisible à la main voyante, quelque part et partout entre l’arbre et l’ange, la terre et l’infini, arbre, ange, terre, infini ont un compagnon. Il est de nature telle qu’il indique ce que la distance entre l’un et l’autre a d’inouï, à l’instant même où son trait la franchit. Ce compagnon des lointains — qui presque se touchent parfois — je crois qu’il était pour Armel, si ce n’est un autre lui-même, une figure de son plus obscur désir. Obscur parce que profond ce désir qui, pour autant qu’il était obscur, n’en était pas moins haut et clair…
Peut-être entre tout au monde, parmi les gris-bleu, les cuivres, les herbes, l’azur et les effrois, ce compagnon lui était-il le plus intimement connaturel, ce qui serait au fond bien désigné dans sa toute simple gravité par ce mot : une connaissance.
Qui est-il, entre toutes ses incarnations possibles ? Car il est mille et cent, toujours absolument singulier sous ses habits pluriels, sous ses genres masculin, féminin. Il, elle, elles, ils.... Comme il en est pour l’Homme, lequel est multitude et si souvent femme, c’est toujours de lui qu’il s’agit, quels que soit celui, celle ceux ou celles qui se présentent.
Devinez-vous qui est ce compagnon de tous les états et de tous les temps ?
C’est « pour armer l’hiver » qu’en janvier ils viennent en « chevaliers du vent…/ forgerons des fers de nuit …/ cloutiers des glaces du jour…/ Qui hantent le gris des nuages ». Mais au mois d’août, « écoute avec tes yeux [leurs] arpèges » : ce sont elles qui te donnent l’été. « A jamais » elles te le donnent si « maintenant » tu lis, attentivement par cœur, la calligraphie de leur pure écriture sans traces.
En mai, « royale et fière, à pas comptés », elle pavane, « somptueuse et bouffonne …/ Entre théâtre et majesté… ». Elle constitue en scène un arceau du clocher, un peu maîtresse de ses cérémonies comme un enfant qui joue, un peu nonne, un peu princesse. Or, ainsi qu’il en est de tout enfant qui joue, jamais ce n’est plus pour de vrai que lorsque, au regard de qui en sourit, cela semble être pour de faux.
Ce soir, ils « viendront faucher l’espace / Et crier comme pierre / En serrant les andains invisibles du vent / Dans les champs de l’orage. »
Seraient-ils la lame éclatante du glaive qui tournoie, indissociable des Kerouvim-chérubins d’Eden, à la garde du chemin de l’essence de la vie ? Sans doute en sont-ils proches : à l’instant même où le ciel noir en un éclair se déchire, les voilà disparus, tels ces annonciateurs qui s’effacent dans la lumière dont ils viennent d’accompagner l’Avent.
Le monde entier serait-il sourd sous le soleil, eux tiennent parole, en cette langue dont les savants ignoreront toujours qu’elle en est une. Lorsqu’ils la modulaient jusque dans le clair-obscur du Moyen-Age, ils habitaient « le silence autrefois jusque sous les paupières ». Elles leur était « un dôme » ; mais aujourd’hui, dans l’errance de notre distraction, « ils n’ont plus de chant que celui de l’absence ».
Ils « se hâtent parmi les couronnes du branchage / Comme des voyelles un peu folles ». Pour peu que nous trouvions consonance avec eux, les arbres deviendraient aussitôt foisonnants de ces secrets qui n’attendent que d’être livrés-délivrés. Mais nos regards sont d’aveugles et nos « matins[,] crevés ». « Même les eaux du ciel, lourdes d’impuretés / Sont des eaux mortes, à présent. Comme un métal. »
Ils passent encore cependant, en leurs voyages de migrants qui n’émigrent pas plus qu’ils ne se fixent jamais quelque part. Ils s’en vont et s’en viennent « Comme à l’appel d’une enivrante certitude / Elargissant soudain l’espace d’un élan / Qui connaît à la fois… [le] présent, son passé ancestral / Et l’avenir comme une cible de promesse ».
Elle est métaphore vive de l’Eternité … « qui s’avance et monte à son nid de lumière / En ne laissant jamais rien derrière elle », mais ici, elle est « à la recherche d’un ciel perdu… / Fidèle à sa quête immortelle / Au soleil hors du temps ».
Il est fou. Ils sont tous un peu fous. Tout ce qui monte est « un peu fou » d’ailleurs, de cette sage folie sans laquelle l’existence est démence, monstrueuse platitude et morne opacité : l’ordinaire, s’il en est. Les papillons ne connaissant que l’ivresse. Les volutes blanches du feu lui-même montent « à l’escalade un peu folle du ciel. » Lui aussi, capable de se jeter en de brusques « plongeons de pierres », « marche à marche, [c’est] l’escalier du vent » qu’il grimpe, lui « que poursuit le rêve d’un vertige…/ A la conquête de l’impair,…son désir /Est d’avoir peur ; mais jamais il ne peut se voir / Evadé du réseau sans nœud des longitudes. »
C’est lui qui nous manque lorsque nous sommes perdus jusqu’à ne plus être nous-mêmes, jusqu’à ne plus être que « les déserts debout d’un vouloir nul ».
Corbeaux, mésange, alouette et huppe, colombe, martinet, tourterelle et coucou, « A l’oreille du cœur ta bouche l’hirondelle »…
Eux, elle, lui, c’est
L’oiseau.
Du vieux moulin, Armel écrit qu’il (lui) est « une demeure ailée », là où, de plus, la terre en personne se soulève jusqu’à frôler, d’en haut, le ciel en bas. Une demeure qui a l’assise de l’arbre ainsi que l’aile l’accordant au vent. Une demeure tenant au sol, corbeau d’hiver, mais qui se tient aussi comme au bord de l’envol. Planté au beau milieu de l’air. Là, si ce n’est chez lui, c’est un lieu pour veiller, pour attendre. Un lieu pour celui qui retient ceci à quoi se reconnaître : « Ni magicien ni mage, et toujours au-dessous des oiseaux, sa peine à peine plus sage et sa douleur ouverte à tout. C’est moi. »
Toujours au-dessous des oiseaux…
Extraits de Le Jardin colérique, Rhapsodie des fins dernières, Danse des morts, Le Livre des Quatre Eléments.
La recherche des citations est laissée à la curiosité de chacun. Un appareil de notes est trop lourd pour… l’oiseau.