Rencontre idéale d’un voisin de naguère.Lorsqu’il présente son manuscrit pour “Les Jours de l’Apocalypse”, aux éditeurs bénédictins de La Pierre-Qui-Vire, Guerne reçoit la remarque du père Abbé, dom Claude, que les sombres perspectives des “derniers temps” n’y sont guère éclairées par une évocation consolatrice de la surnaturelle Lumière à venir. Puis, avec sa parfaite délicatesse, le religieux demande s’il serait possible de développer un peu plus cet aspect, porteur d’espérance, afin d’aider le lecteur à pénétrer dans une œuvre aussi exigeante. Eu égard au profond et affectueux respect spirituel témoigné par Guerne à son monacal ami, on pouvait penser qu’il accepterait aussitôt de lui donner satisfaction. En réalité, il va maintenir la tonalité de son travail, en considérant qu’il n’est pas habilité à évoquer le rayonnement divin de la Cité céleste, déjà figuré, autant qu’il est possible, par des paroles mêmes de l’Apocalypse. Claude Jean-Nesmy se rangera à la force de cet avis, et les deux amis s’accorderont pour mettre en évidence le texte néo-testamentaire lui-même, afin qu’il manifestât, directement, l’espérance de la Clarté à venir. Pour Guerne, les ténèbres maléficiées des “jours d’apocalypse”, elles se déploient, dès maintenant, dans un monde grimaçant ; leurs écumes délétères l’éclaboussent quotidiennement, jusque dans sa retraite, dans sa vie modeste et retirée, dans sa survie même ; de cela, il peut parler, il peut écrire. De la Lumière incréée de l’être, qui, seule, portera l’À-Venir véritable, s’il advient, le poète estime qu’il ne saurait traiter, ni en prophète, ni en docteur. Tout au plus, dans ses lettres à Jean-Nesmy, où sans doute, il atteint l’extrême pointe de son affectueuse confiance, il lui arrive parfois d’exprimer, au cœur des épreuves, des chagrins, de la souffrance même, cette intime joie lumineuse d’être qui ne l’abandonne jamais, si douloureux soit-il d’exister.
D’un poète authentique, de cette variété d’homo sapiens devenant humaine en effleurant l’être – il ne serait pas juste, moralement, de disserter à l’aise à proportion qu’il n’est plus là pour répondre. Ce scrupule qu’il eut de vouloir que parlât seul le texte de l’Apocalypse lorsqu’il s’est agi de l’Essentiel, il convient d’en user à l’égard de sa parole et de sa vie. Si j’ai accepté le risque de contribuer à ce “Cahier”, après avoir découvert, à l’automne 2005, l’existence de Guerne, c’est d’abord pour témoigner d’une part infime du réseau par lequel se poursuit, en ce monde, la manifestation d’un auteur ; j’esquisserai ensuite ce que j’ai retrouvé par lui.
Exceptionnellement, on m’avait apporté la revue de l’“Arpel-Aquitaine”. En la feuilletant, l’image du Moulin m’attira, et d’autant que les monstrueuses “batteries d’éoliennes” défigurant nos derniers grands sites, pauvres et libres, font aimer plus encore la rustique noblesse d’un ancien édifice aussi beau. Ce poète n’était déjà plus un étranger, qui se retirait là en 1960, l’année même où, quittant Paris, je décidai de vivre sur un coteau du Périgord, à quatre-vingts kilomètres pour le vent, de chez lui. On me disait que c’était un “résistant”, je le pris d’abord au sens général, et c’était probablement le bon ; décidément, il m’intéressait. Mais en apprenant la récente publication de son importante correspondance avec Emil Cioran, je sus que Guerne me concernait. En 1961, j’avais découvert à Montségur les “Cahiers d’Études Cathares” fondés en 1948 par mon vieil ami Déodat Roché (1877-1978). Quelques années plus tard, un article dans ces “Cahiers” m’amena à comprendre l’importance de Cioran comme penseur d’inspiration dualiste. Mais il me fallut attendre la fin du siècle, vers 1996, pour situer véritablement cette inspiration – bien que je la connusse depuis 1959 – dans les quelques hypothèses fortes accompagnant ma recherche. Enfin, le moment où je découvrais Guerne et sa relation avec l’auteur de “La Chute dans le Temps”, était celui de la publication d’un ouvrage où, pour la première fois, j’évoquai Cioran et son œuvre.
Simultanément, j’apprenais l’amitié du poète avec dom Claude Jean-Nesmy, et je lisais bientôt leur correspondance. Ainsi, Guerne – très raide si on le prenait à rebrousse-poil – était assez souple, et spirituellement vivant, pour accéder à un essentiel unifiant chez deux hommes extérieurement aussi différents. Il fut en profondeur libéré, et fraternellement rasséréné, par son bref séjour conventuel à La Pierre-Qui-Vire, où, dit-il de manière si émouvante, « on peut enfin cesser de serrer les poings, pour ouvrir la main ». Il entra poétiquement dans la vaste œuvre d’art que constitue, pour sa meilleure part, toute religion instituée, dans son dessein de susciter une autre création à partir de la nature humanisée. Cioran, lui, paraît avoir vécu en exilé dans cet univers pénétré de Mal, durant toute son existence d’adulte. La seule référence à un monde où le simple bon vouloir humain, accordé aux rythmes salutaires de la nature, lui donna une plénitude paisible, concerne uniquement, dans son œuvre, la patrie rustique de ces bergers des Carpathes, qu’il dut quitter définitivement à l’âge de dix ans. Dès lors, il séjournera dans les villes, à Paris principalement, que Guerne l’invitait constamment à quitter, mais où il semble que l’irrespirable mélange délétère de passions et de pollutions, lui était secrètement nécessaire pour accomplir son œuvre prodigieuse de distance par rapport à ce qu’un radical aveuglement tient pour la normalité. Seul, le toucher superficiel d’une sensibilité étroite, jugera “déprimants” les livres de Cioran. Nombre de désespérés furent, au contraire, écartés du suicide par la rencontre de cette œuvre où se perçoit la présence de l’être, en un regard humain, scrutant et disant les résultats de l’intervention initiale du Mal, dans cet univers mélangé où nous existons. À toute personne lassée de l’illusion des croyances et des idéologies, souhaitant respirer dans un espace plus libre, parce que dirigé vers le vrai, l’inlassable lucidité qui démasque “Le Mauvais Démiurge”, permet d’entrevoir par la bravoure de son auteur, survolant les abîmes, l’espoir que l’homme puisse enfin s’élever au-delà du morne statut de trompé-trompeur. Toutes les petites considérations sur le caractère de Cioran et les limites de sa sociabilité, restent dans l’ordre composite et fugace de l’hérédité et du transitoire, de ce qui s’évaporera avec l’animal homo qui nous porte ; mais au long de son existence difficile et douloureuse, il eut l’immense mérite de hisser dans une œuvre désormais reconnue, l’identification essentielle de l’originelle et tragique réalité duale, génocidairement dissimulée, depuis trois mille ans et plus, par tous les pouvoirs qui parasitent l’humanité.
Armel Guerne, qui apprécie particulièrement “Le Mauvais Démiurge” paru en 1969, écrit le 8 avril à Cioran : « Je trouve votre livre profondément “religieux”, et même d’une hygiène toute excellente pour les amateurs intimes de religion. Il va devenir indispensable d’assassiner les curés pour pouvoir commencer une prière, les évêques et archevêques pour la continuer, et le pape pour la finir. Le Verbe nu. », le 27 novembre : « …Le Mauvais Démiurge est l’une des choses rarissimes qui auront fait honneur à ce temps déchu, déshonoré, ignoble…», et le 17 juillet 1970 : «…un très grand bouquin, l’une des très rares œuvres, sinon la seule, qui fasse honneur à une époque aussi sinistre et déshonorée que la nôtre. » Au départ, Cioran est un philosophe, instruit en Roumanie. De son propre aveu, c’est à l’âge de quarante ans qu’il découvre véritablement l’histoire humaine et son caractère atroce. Dès lors, son intuition métaphysique s’enracine dans la phénoménologie historique, et c’est beaucoup ; il va désormais s’affirmer comme un moraliste, au sens le plus large, et d’un caractère unique dans l’Occident moderne car, lui, a reconnu le Mal originel dans l’une des racines de cet univers. Mais une vaste part du champ, tout en expansion, de la connaissance humaine, demeure indifférente à Cioran ; ainsi, la réalité de l’évolution, dans toutes ses acceptions, biologique, intellectuelle, morale, spirituelle, n’intervient jamais dans son évaluation fixiste du rapport cruel, mais dynamique, de l’être et du mal, c’est à dire du contre-être. Tout se passe comme si l’essentiel de sa tâche était de rappeler à l’Europe que l’univers n’est pas un mécanisme neutre, mais un conflit de sens – même si on le tient pour absurde – et qu’il est constitué de volonté : en l’espèce de deux volontés antagonistes. Le XXème siècle et les débuts du XXIème montrent assez le caractère désastreux d’une techno-science, d’une vie politique et d’une sociologie voulant ignorer la portée intrinsèque de cette dualité radicale de la condition existentielle qui nous est imposée. Les analyses du philosophe Cioran sont, à cet égard, d’une lucidité aussi novatrice que fut, en physique, la relativité.
Armel Guerne, lui, dans la liberté de la correspondance, manifeste cette compréhension directe du poète dont l’intuition sensible constitue la pierre de touche immédiate de ce qui s’impose, sans passer par une grille doctrinale de lecture. S’échappant de Paris après deux jours nauséeux, il parle de la “marée” – que l’on dira hétérogène par euphémisme – dans le métro du matin. Se souvenant de la “cinquième colonne” qui préparait, dès 1936, l’affaissement de la France pour 1940, il rappelle qu’une “cinquième colonne” plus durable est à l’action, depuis beaucoup plus longtemps, à travers certaines diasporas. Écrit dans les années 1970, ceci est véritablement prophétique lorsque l’on vit, ou plutôt que l’on meurt, le sinistre XXIème siècle d’une Europe suicidaire. Au milieu des années 1960, il remercie les moines de La Pierre-Qui-Vire de lui avoir confié ce qu’il tient déjà pour le sommet de ses travaux : la production d’un ensemble de textes inspirés, à un poète d’aujourd’hui, par le livre de “L’Apocalypse”. Remerciements sincères et enthousiastes, sans doute, très généreux aussi, car ce travail fut terrible, et par le sujet : celui de la rencontre du Mal, fût-ce à travers une mythologie ; et par l’ouragan intérieur de l’engagement total du poète, hanté de sa responsabilité pour l’accomplissement de cette mission.
Guerne pense que nous vivons, en effet, des temps d’apocalypse, c’est à dire de “révélation par les signes” – à ceux qui veulent voir et entendre – des catastrophes à venir que les hommes préparent. Mais, depuis des millénaires, peu de nations n’ont pas vécu, presque en permanence, des temps d’apocalypse. Ce dernier livre du NT, attribué à Jean le Théologien, résulte de l’assemblage composite de l’une des ces nombreuses “apocalypses” produites dans les milieux juifs du début de notre ère, avec le bloc constitué par les épîtres aux sept Églises d’Asie, le tout estampillé d’une référence à l’exilé de Patmos. Pour les Israëlites, l’époque réservait la prise de Jérusalem en 70 et la première dispersion des Juifs, parachevée en 135 par la destruction complète de la ville et l’exil définitif. Un siècle plus tôt l’Apocalypse aurait pu s’appliquer à la Gaule, envahie et soumise par César. Quelques siècles plus tard, elle concernera l’empire romain lui-même, tombant définitivement sous l’invasion arabe au XVème siècle. L’énumération serait sans fin, jusqu’à notre époque où la France connut, de 1940 à 1944, quatre années d’occupation par des soldats allemands que la population surnommait “les doryphores”, du nom de ces insectes ravageurs des jardins, et qui rappellent, en effet, les sauterelles de “L’Apocalypse”. Mais enfin, ces soldats portaient un uniforme et annonçaient clairement leurs intentions, ce qui permit à l’Occident de les renvoyer dans leurs foyers au bout de quatre ans. Guerne connaissait tout cela, il avait payé pour. Mais les fléaux qui s’abattent sur une Europe hébétée, depuis plus d’un quart de siècle, le font sans uniforme sous des faces goyesques, dans les mensonges d’une grossière guerre psychologique, préparée par l’abrutissement médiatique de nations trahies. Tout cela, depuis le parasitisme des cultureux “verdâtres”, jusqu’à la débilité inoculée à un peuple raffolant de ce qui le ronge, Armel Guerne le ressent avec son infaillible sensibilité de poète, et l’exprime dans une désolation dramatique par ses lettres, aussi bien à Cioran qu’à Jean-Nesmy. Mais “le jardinier colérique” vivait déjà, par lui-même, l’une des paroles écrites par Cioran : «…l’homme, c’est ce qui surmonte…», et ce n’était pas en vain qu’il en appelait au “Verbe nu”. Dans une lettre au même, du 31 mai 1965, Guerne écrit : « La foi, qui n’est pas un système à quoi l’on accède ou adhère, n’a sans doute rien à voir avec le christianisme, lequel devrait n’avoir affaire qu’avec elle, s’il était aussi chrétien qu’il le croit…». Déjà dans sa lettre du 6 décembre 1964, il exprime son regard sur les papes du spectacle, successeurs des pontifes néroniens du Xème siècle : « Notre Saint-Père Boeing Ier, le pape à réaction, mérite nos félicitations également. Je regrette seulement qu’il n’ait pas été assez réaliste pour aller jusqu’au bout et jouer le Saint-Esprit parachutiste, puisqu’il est déjà praticien du Saint-Siège éjectable. Pastor evangelicus, l’antépénultième. »
Le rapport de Guerne au christianisme, lequel emprunta son indispensable Verbe-Logos au platonisme, apparaît comme celui, strictement relatif aussi profond soit-il, mais inéluctable, de tout artiste authentique avec cette sorte d’œuvre d’art, plus ou moins qualifiée mais longuement élaborée, qu’est une vieille religion. Cette liberté de relativiser le transitoire, voulut-il s’absolutiser, resplendit sincèrement, pour un autre visage de l’informelle et permanente religio, dans cet enthousiasme de Guerne, éclos par la nature illimitée de tout véritable champ poétique : « J’ai relu le livre de Jamblique (3è-4è siècle) sur les Mystères des Égyptiens, et je suis encore tout ébloui par la lumière subtile de cette pensée ensoleillée. Quel rafraîchissement pour l’intelligence (au lieu des galimatias sartriens entendus l’autre jour à la radio), quelle récréation joyeuse que de se retrouver ainsi devant une pensée qui pense clair et se tient tout naturellement à la hauteur même des choses dont elle parle, et qu’elle exprime avec la plus frémissante des exactitudes ! Que d’abâtardissement, siècle après siècle, avec les siècles qui ont suivi pour aboutir au nôtre, le plus infâme, et puis à cette génération de la crapulerie universelle… » (lettre à Cioran du 5-12-1967)
De cette chute séculaire, Cioran écrivait en 1956 : « Il est normal que l’homme ne s’intéresse plus à la religion, mais aux religions, car ce n’est qu’à travers elles qu’il sera à même de comprendre les versions multiples de son affaissement spirituel.» (“La tentation d’exister”, ch. V)
À partir de là, il devient possible de mieux situer le destin douloureux du père Abbé Jean-Nesmy, dont témoigne la notice biographique clôturant le volume de lettres publié en 2005 : « Dom Claude meurt, avant l’aube du 1er janvier 1994, épuisé et profondément atteint devant la crise de la Foi, suite de mai 1968. »
En rejoignant, dès 1938, à l’âge de dix-huit ans, l’ordre de St Benoît, fondé au VIème siècle, on pouvait bien croire, sans doute, que ce grand corps d’une Église, qui durait depuis seize siècles et avait envoyé des croisades depuis le Vézelay voisin, bâtie sur le granit des dogmes et le marbre de ses fastes – conduirait ses fidèles jusqu’à la fin des temps. Mais le revers de la catéchèse et du théâtre religieux, et de leur recrutement facile, est de remplacer la Foi par la croyance. La Foi, la conviction de l’invisible signification, résulte d’une quête, puis d’une convergence d’expériences personnelles. Elle peut être universelle, parce qu’elle est d’abord individuelle. Les dérisoires et répugnantes bouffonneries de mai 1968 ne pouvaient rien contre la Foi, bien au contraire ; mais leurs gluantes tentations étaient, tout “naturellement” un puissant dissolvant des croyances et des disciplines, plus obéies que choisies. La “contestation” pénétra aussi les communautés religieuses, bouleversant des équilibres séculaires, et vint aggraver les changements liturgiques par lesquels l’ascèse bénédictine risquait de perdre sa réalité. Mais les religions se succèdent au cours des millénaires, leurs mythes se dissoudront peu à peu si la religio essentielle doit naître dans l’espèce homo sapiens devenant humaine, c’est à dire spirituellement éveillée. Les guerres du XXème siècle ont disqualifié les fascismes et le communisme, sans les avoir pour autant éradiqués ; celles du XXIème qui s’annoncent comme guerres des religions, c’est à dire contre l’essence même de l’humain d’où naît la religio en esprit, libéreront-elles l’humanité du naïf et agressif pluriel des religions, ou débarrasseront-elles la Terre d’une espèce géniale, manquant du génie de vaincre le Mal ?
Le père Jean-Nesmy, entre la lourde charge de son abbaye et de la centaine de moines qui l’habitent, sa vie de retraite intérieure qui se rétrécit comme neige au soleil, et les voyages, les conférences à travers le monde, ne peut qu’être intensément éprouvé par la folle tension qui monte dans l’espèce humaine, toujours plus interconnectée, sans être prête pour ce brassage. Dès 1965, le remue-ménage conciliaire dans l’Église, tellement étranger à la permanence bénédictine, a certainement contribué au choix de “L’Apocalypse” comme thème du prochain volume de Zodiaque, les éditions de l’abbaye. La collaboration de Guerne pour cet ouvrage, rejoint ainsi sa préoccupation, très en avance sur la conscience générale de l’époque, suscitée par l’ampleur des catastrophes que l’“hominité” prépare, à moyen terme, contre l’humain et la biosphère. Dans un pays trahi comme la France où, désormais chaque nuit, près d’une centaine d’incendies criminels sont perpétrés, tout aussi impunément que le sont les émeutes endémiques appliquées à déstabiliser la nation, des masses d’hominidés prédateurs sont entretenues artificiellement, qui ont perdu tout rapport autonome et responsable avec la réalité vivante du monde. C’est par la rencontre de l’esprit, immanent dans la nature et conscient chez son semblable, que l’humain peut éveiller l’esprit en lui-même ; à défaut de ce rapport, l’espèce homo dérive vers la plus féroce et la plus perverse des espèces animales.
L’existence d’Armel Guerne, dans son oblation généreuse et fraternelle à la vie de l’esprit, fut assurément épuisante par le travail et le dévouement qu’il prodigua, au point que son aorte rompit avant qu’il ne fût réellement âgé… Pour les vivants qui survivront à l’inévitable réajustement du XXIème siècle, il a laissé, tout au long de son œuvre, de sa correspondance, le salvateur exemple de cette modeste mais rayonnante relation à la présence sans laquelle l’humanité s’anéantirait dans le chaos. Alors qu’il travaille ses textes pour “Les Jours de l’Apocalypse” en 1966 et 1967, Guerne écrit à Cioran, aux débuts de ces années-là :
…ce fut un hiver sibérien : d’abord de longues averses de verglas, ensuite la neige, beaucoup de neige, puis le gel soutenu vers moins 10°; le pays alentour est un Breughel ; et les routes sont impraticables. Je suis allé à pied, glissant à chaque pas, faire les courses à Tombebœuf pour tenir plusieurs jours… C’est inouï, le réconfort et la joie qu’on peut trouver à porter réellement avec ses muscles, son sang, le poids des vraies nécessités de l’existence : faire que le feu brûle, que l’eau coule, qu’on ait de quoi manger. Je me demande si la plus grosse partie du malheur et du dégoût contemporains ne vient pas, tout simplement, de ce que chaque homme soit devenu la dupe et la victime du confort. Je pensais à vous, tout en faisant ma route dans la neige, pas à pas, et à la joie que vous eussiez trouvée à cette marche qui avait un but vital et qui coûtait un effort sensible, utile. » « J’ai fait hier, dans la neige, de nuit, une promenade sur notre route : c’était une leçon de splendeur et de définitive humilité. Je voudrais si souvent que vous soyez ici… (31-7-06)
De telles notations, sans doute essentielles chez cet anachorète, ne profilent-elles pas aussi : l’ami, le voisin, le prochain ?
José Dupré : Éditeur, auteur de Rudolf Steiner, l'anthroposophie et la liberté, Chancelade, La Clavellerie, 2004.