suivi de "Qui est cet homme, Pierre Emmanuel" par Armel Guerne
Toutes les aventures spirituelles sont des calvaires.
(Bernanos)
Jamais autant que de nos jours il n’a été si nécessaire, indispensable absolument, d’exister et de faire, à l’image de la création, le témoignage sans lequel il n’y a plus rien. Fût-on le seul, persécuté de toutes parts, il faut crier : poète. Et ceci, je suis bien décidé car je n’ai pas le choix et je ne vois pas QUI va le faire à ma place, ceci m’oblige à obéir. S’il n’y a plus personne pour entendre, et si demain il n’y a plus de langue pour parler, ce sont les deux raisons essentielles, indiscutables, les deux obligations absolues de parler. Surtout SI plus personne ne doit entendre. Et SI l’on devait être le dernier. (1)
La poésie, la vraie, celle dont nous entretient Guerne, qui fut sa raison d’être et son pain surnaturel, n’est pas un simple ornement, pas un art non plus, du moins au sens antitraditionnel où nous l’entendons aujourd’hui. Elle est une arme. Une arme spirituelle et la seule, hormis la prière, avec laquelle nous puissions affronter les forces de corruption et de subversion mises en marche par le monde matérialiste.
Dans la Rome antique, le poète était aussi prophète. C’est ainsi que dans la langue de Cicéron, le mot Vates faisait double emploi. On l’entendait indifféremment dans le sens de poète ou de prophète (vaticinator). Guerne, – il l’a suffisamment répété – avait une franche prédilection pour le rapprochement de ces deux vocables. Sous cet angle très particulier, il est permis d’écrire que la véritable poésie prophétise. Elle est par essence religieuse. Or Guerne s’est, avant tout, proclamé poète. Là était sa fierté. Le mot est fort, mais loin de toute vanité. Et sur la pierre qui domine sa tombe, au-dessous de son nom et des dates de sa vie, on peut lire : « poète ». Il avait demandé cet honneur.
« Les poètes ne font pas la poésie, ils n’en sont pas les auteurs (2), car ils sont une oreille avant d’être une bouche et ce sont eux, au contraire, qui sont faits pour la poésie. » (3)
Guerne auteur ? Il n’aimait pas cette expression. Auteur de quoi du reste ? A l’écoute donc, non pas des choses du monde, mais de la Parole. Celle qui ne vient pas des hommes. La seule.
« L’artiste de génie sait qu’il ne crée pas, mais qu’il obéit. » (4)
Ou encore :
« On ne peut que donner sa voix – fût-elle à bout de souffle – à la Voix qui appelle. » (5)
Nous sommes loin des professionnels de la rime ; des vers qu’on récitait dans les salons ; des odes sentimentales ; du délire cérébral des surréalistes. L’engagement, la responsabilité, le respect du langage : un sens supérieur de l’écriture. C’était cela Guerne. Il faut lire à ce sujet certaines lignes qu’il écrivit dans un article consacré à Pierre Emmanuel (6) . Leur poids est accablant pour tous ceux qui se parent du nom d’écrivain. A ces lignes font écho l’extrait d’une page inédite retrouvée dans ses papiers et que nous livrons au lecteur en guise de conclusion :
« On ne peut pas écrire pour aujourd’hui, si l’on sait ce que c’est qu’aujourd’hui et si l’on sait ce que c’est qu’écrire. Il faudrait être fou pour d’écrire pour demain, tout comme on serait fou d’écrire pour hier. Mais pour parler la langue du naufrage à l’heure du naufrage, il y a de somptueuses raisons. Je la parle, n’en connaissant pas d’autres. » (7)
- (1) Armel Guerne, lettre inédite, avril 1948.
- (2) C'est nous qui soulignons.
- (3) Armel Guerne, préface à L'Âme insurgée, Phébus, 1977.
- (4) Armel Guerne, La Réponse, texte inédit.
- (5) Armel Guerne, Au bout du temps, Solaire, 1981.
- (6) Extrait de Qui est cet homme, Pierre Emmanuel, ouvrier de la onzième heure, in Au bout du temps, Solaire, 1981.Voir encadré ci-dessous.
- (7) Armel Guerne, Réponse à une enquête, texte non daté. Voir les Cahiers du Moulin n° 7
Même si la plupart de ceux qui en font ne s’en doutent guère, il en coûte beaucoup d’écrire un livre et c’est un acte grave. Une œuvre, dès qu’on ne la tient plus pour un feuillet dans l’effarante cataracte de papier imprimé qui s’abat chaque matin sur la France, on doit se demander quel est son acte sur la terre ; et non seulement de quel esprit elle procède, mais aussi et peut-être surtout, dans l’angoissante tragédie de nos jours, quels esprits et quels cœurs elle encourage et décourage. Les temps sont trop tendus, où nous vivons si mal, et l’essentiel y est trop manifestement en péril, si près de chavirer bientôt, pour que – quelle que puisse bien être l’éloquence du prédicateur – si quelqu’un d’entre nous prend sur soi de gravir les degrés qui le mettent en chaire au-dessus du silence, nous ne l’attendions pas à l’efficace de sa parole. Et puisque nous sommes tous prisonniers de la même prison, de ce compagnon qui s’est mis au-dessus de nous pour prendre la parole, et à qui nous prêtons quelque chose de nous, peut-être un irremplaçable instant du temps humain de notre âme, pour l’entendre, c’est un enseignement utile ou un vrai pas vers la délivrance que nous attendons, non pas un bavardage qui épaississe la cloison ou une rhétorique qui nous distraie, fût-ce un instant, et nous détourne les verrous qui nous séparent du salut. Nous entendons en définitive qu’il n’abuse en aucune façon ni de notre misère ni de la sienne…
Armel Guerne
"Qui est cet homme, Pierre Emmanuel" article écrit pour la revue "Témoignage" en 1954.
Republié en partie dans Au bout du temps, Solaire, 1981.