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Critiques et analyses

 

Les critiques et analyses d'un ouvrage particulier sont consultables sur la fiche consacrée à cet ouvrage dans « Œuvres ».

Ci-dessous se trouvent les critiques et analyses générales sur Armel Guerne et son œuvre.

 

 

 Sur trois livres de poésie !…

[La danse des morts, Édit. de la Jeune Parque, 1948 ; La nuit veille, Desclée de Brouwer, 1954, Le temps des signes, Édit. Plon, 1957]

   Il est une rue dans Paris…parmi tant d’autres ! Une maison…une porte…l’escalier. Le premier pas est fait : entrons.
    Armel Guerne, poète solitaire, vit là entouré de ses deux chats, compagnons de sa solitude : des fleurs champêtres au balcon. Je lui tendais le précieux volume « Le Temps des signes » et ses premières paroles furent :
– Tiens, vous aimez ma poésie… Pourquoi ?
Et je restais sans voix… Pourquoi je l’aimais ?… Une question qui contenait tout et je répondis :
– Mais la poésie ne s’explique pas… On l’aime d’instinct…
    Son regard seul exprimait l’inattendu et je le vois encore feuilletant les pages — j’avais noté mes appréciations et souligné mes préférences — restant sans mot dire ; l’ombre d’un bienveillant sourire errait sur ses lèvres : sa discrétion me plut et l’homme parla.
    J’étais venu à la recherche de l’inconnu : découvrir l’œuvre à travers l’homme.
Ses poèmes écrits sans correction d’auteur n’ont qu’un but : tel un coup de poing lancé en plein visage, produire le choc immédiat. Armel Guerne nous transplante dans un domaine inhabituel, celui de la poésie qui, s’inspirant de l’essentiel, trouve son essence même dans ses prolongements :
    Car le monde est si bas :
    C’est à genoux qu’il faut parler.
    Et le cri le plus fort est un murmure
    Et le parfait silence encore
    Est comme un hurlement
    Qui traverse les murs
    Et fait saigner le vent…
    Interrogez l’homme… Et le poète vous répondra qu’il considère « la poésie comme au-dessus de toutes les activités humaines ». D’inspiration parfois voilée d’une ombre de paganisme, les éléments enrichissent son œuvre : l’eau, le feu, le soleil…
    Il nous parle interdit à grands mots de silence
    Et parfois il se tait, le feu,
    Il nous chante immobile une danse sans pas.
    Tout ce qu’il prend il nous le donne
    Ce dévorant. Qui le connaît ?…
    Armel Guerne… un nom qui évoque pour la plupart Melville, Novalis, Hölderlin, les romantiques allemands de par la perfection de ses traductions. Mais la poésie reste sans nul doute le problème essentiel de son existence.
    « La Nuit veille » et « La Danse des Morts » qui se situent parmi les poèmes en prose de ces dernières années, nous avaient déjà prouvé qu’il n’ignorait pas l’art d’approcher pour son propre compte les confins du « mystère » :
    « L’eau, la terre ou le ciel ? On ne sait pas très bien ce que l’on a autour de soi ; mais on sait qu’on n’est pas refermé sur un secret précieux, qu’on est indigne de l’hommage et que tout est trop grand alentour. » (Le Temps des signes : « Sous le porche du monde ».)
    Armel, Guerne appartient à la génération des rares écrivains de notre temps qui croient encore au langage et s ‘efforcent de comprendre que le verbe humain est une image directe, souvent violente. Ses vers, parfois, éclatent et rougeoient couleur de sang :

    Puisque tu m’as abandonné dans ce miroir
    Qui plus jamais n’échappera aux mains de la colère,
    Puisque les ailes du malheur se sont ensanglantées
    Sur moi, et la honte a connu les rouilles du remords.

    Entendre Armel Guerne, c’est oublier l’heure qui passe en silence… aux reflets de ses enseignements…
    L’un des chats « frileux et doux, orgueil de sa maison » s’étira et vint près de lui :
    « C’est lui qui est venu d’autorité s’installer chez moi, et depuis, nous sommes les meilleurs amis du monde » me dit-il en caressant la douce fourrure tigrée.
    Je le croyais volontiers… Une dernière fois, les pages du précieux volume (édité avec goût sur papier alfa) tournèrent sous ses doigts… L’ombre du jour déclinant s’étendait dans la pièce. Un vague sourire illuminait le sourire du poète.
    La porte s’est refermée : j’ai laissé derrière moi Armel Guerne, poète solitaire, riche d’une vie intérieure, pour lequel la poésie n’est qu’un langage essentiel.
    Écouter Armel Guerne, c’est apprendre à connaître l’homme à travers son œuvre qui nous apparaît dotée de sa véritable signification.
    Une maison dans Paris… parmi tant d’autres… abritant une solitude humaine qui ne vaut que visitée… puisque je sais désormais que le pur langage de la poésie habite l’âme d’Armel Guerne.

(?), Périodique paraissant en Algérie
 

 

Les évadés

Dans son moulin en Lot-et-Garonne, Armel Guerne
traducteur du prix Nobel Kawabata, vit au rythme du monde

         
AUJOURD’HUI mercredi au cours des émissions de l’après-midi, une séquence sera consacrée aux « Évadés ». Ces hommes et ces femmes qui, un beau jour, ont décidé de propos délibéré de fuir les grandes villes et de redécouvrir la sérénité en se reconvertissant. Daniel Wranacki a rencontré ces évadés dans le Quercy et en Aveyron. Mais il en existe aussi dans notre région tels le poète Armel Guerne, né en Suisse et qui passa quarante-cinq ans de sa vie a Paris avant de fuir vers la province et de se fixer à Tourtrès, petit village de Lot-et-Garonne.
Au cœur du moutonnement du Marmandais et du Villeneuvois confondus, la motte de Tourtrès se singularise par son moulin pointe d’obus. Il y a quelques lustres que le dernier maître Cornille ne hante plus la tour ronde. Les grandes ailes ont, elles aussi rendu l’âme. Et le moulin aurait sans doute succombé à son tour si, bien des années après — 1960— un homme venu de Paris n’avait eu le « coup de foudre ». À bout de forces, physiquement et nerveusement anéanti, Armel Guerne, poète et traducteur, fuyait l’enfer de la ville-lumière.
À Tourtrès, il atteignit le bout du voyage et les portes de la résurrection. De cette « motte » de terre des fins fonds de la France il fit sa retraite d’élection. Avec lui et le précieux concours du maître charpentier d’Allemans, le vieux Moulin allait renaître de ses ruines.

La place pour se poser les vrais problèmes

Aujourd’hui, dix ans après, Armel Guerne, traducteur du prix Nobel Kawabata, de Novalis et de « Moby Dick », Armel Guerne, le citoyen de Tourtrès n’envisage pas un seul instant de retourner en arrière se brûler les ailes aux feux de la capitale. « Ici, on a la place pour se poser les vrais problèmes, se plonger dans la vraie méditation, accomplir un travail profond et bien vivre dans sa peau ». Front dégarni, visage fin que les rides du temps ne parviennent pas à vieillir, Armel Guerne — Ia soixantaine vive et nerveuse —- se souvient, raconte, existe intensément : « En dix ans je n’ai remis les pieds à Paris que trois fois. C’était irrespirable. Chaque fois je suis rentré sans l’ombre d’un regret. »

Levé avec le soleil

Dans ce Lot-et-Garonne excentré ses amis lui prédisaient l’ennui. Ils le condamnaient au sombre et triste oubli qui est un peu la mort du poète. Ils parlaient de « folie ».
C’est lui qui a oublié ici les affres de ce Quartier latin de sa jeunesse « où l’on ne dort plus ni le jour ni la nuit, où les gens se frôlent sans jamais se rencontrer ».
Ici, il se lève avec le soleil. Effectue les menues besognes indispensables au quotidien de la maison. Débroussaille. Ratisse les feuilles mortes. Entretient son royaume. S’enferme dans sa bibliothèque et travaille sans perdre haleine. Écoute un chant d’oiseau. Contemple un arbre. « Il est essentiel de vivre à l’heure solaire, à l’heure véritable. À un rythme en accord avec le rythme du monde. Pour n’être pas coupé du réel, ni du réel ni des hommes » Dans ce moulin perdu, des gens arrivent des États-Unis, d’Australie, d’Angleterre, d’Allemagne et du monde entier. Excepté de... Paris et de la région environnante. La plupart sont jeunes. Avec ces jeunes il converse sans jamais se lasser. À eux comme à ses neveux, il confie : « Faites ce que vous voulez, mais pas dans les villes. »

« J’ai choisi de vivre »

À Paris, le poète étouffait. « On peut penser que je me suis évadé. Il est vrai de dire que j’ai choisi de vivre. Car il y a ceux qui veulent vivre et ceux qui consentent à ne pas exister. »
En ces derniers, Armel Guerne reconnaît « les intellectuels dont il craint que le comportement ne soit qu’un alibi de leur lâcheté, un subterfuge pour éviter l’essentiel. »
Ils sont aussi les rats des villes, entassés dans le métro : « A l’heure de pointe à la station de la République, on ne peut ni descendre ni monter tant la cage est pleine et tant il y foule sur le quai. »
Armel Guerne a voulu respirer, se retremper dans l’univers de l’homme, retrouver la nature des êtres et des choses. Il a « échappé au naufrage ».
Car, à Tourtres, entre sa compagne des bons et des mauvais jours et Tant Pis, teckel espiègle et remuant, il a retrouvé le goût de vivre. Dans ce moulin perdu du Lot-et-Garonne, il affirme en toute sérénité : « J’ai vraiment le sentiment objectif d’aider de par le monde une cinquantaine de personnes à vivre en vivant comme je vis. Elles sont venues. Ont vu. Se souviennent et ne désespèrent pas. »

J.-F. Mézergues, Sud-Ouest, 10(?) novembre 1970





 

Armel Guerne : « La poésie, un langage d’assaut »


On ne dialogue pas avec Armel Guerne. On l’écoute, relancer ses tristesses, éclater son bonheur.

Phrases claires, précises, sans détours, martelées d’une grave voix qui agrippe le cœur :

« je suis un des trois ou quatre hommes les plus heureux du monde ».
D’entrée de jeu sur le seuil de son moulin, il se situe. Il domine des alentours qui s’étendent à des dizaines et des dizaines de lieues de sa butte. À Tourtrès, il est l’ermite. Celui qui s’est battu contre le château d’eau. « A cause de lui on a démoli de vieilles et belles maisons ».
Entre les inimitiés dont il se moque, et les amitiés qui lui font du bien, Armel Guerne, à 66 ans, poursuit une tâche qu’il s’est octroyée : assumer tenir son rôle de poète. Mission essentielle, primordiale. Mais il faut vivre. La traduction d’ouvrages étrangers est le pain quotidien de cet homme fascinant.

  « Quel mépris vis-à-vis des traducteurs » constate-t-il. « Ce travail pourtant représente la dignité de l’art d’écrire, de servir l’esprit. Un auteur digne de ce nom devrait considérer de son devoir de mettre en circulation les œuvres avec lesquelles il est en affinité ». La transcription est pour lui aussi importante que l’œuvre. « Je soutiens qu’Edgar Poe sans Baudelaire serait resté un modeste noveliste sans retentissement ! ».
  Armel Guerne a ses opinions, bien assises sur l’art du traducteur. « Il faut rendre lisible l’œuvre, la langue doit devenir fluide, transparente, naturelle ».
  La recette « écouter les exigences du français, jusqu’aux plus menues ».
  Travail ingrat : marcher à petits pas, patiemment. Chaque fois qu’il s’attelle à une traduction, le poète de Tourtrès s’enferme dans son moulin se met « au bagne ». Et l’affaire dure un an. Ou dix. « Il faut vivre avec l’œuvre. Le jour, la nuit ». Il ne renâcle pas devant l’ampleur de la tâche. Il est né en Suisse. « Une maladie incurable ». Son ascendance est bretonne. Par atavisme, il détient une parcelle de cette obstination propre à ceux de l’Armorique.
 
PAS DE TITRE
  Il y a dix-sept ans, il quitte Paris. « Comment peut-on y vivre ? »
  Il trouve le moulin de Tourtrès. Il y est toujours vigie d’une campagne de rêve.
  Avec le recul il juge mieux, facilement « Paris ? Ça ne compte pas » Il se qualifie de poète. et ne veut pas être affublé de titres comme romancier, philosophe ou métaphysicien. « La poésie seule est essentielle ». Dans l’univers, sa place est la plus haute. Elle requiert tout le temps qu’il faut. Notre pays, notre monde sont menacés de mort immédiate. Plus personne n’écrit, n’a quelque chose à dire.
  Il marque une pause, comme pour mieux assurer l’assise de ses phrases.
  « Le seul langage armé, le langage d’assaut qui résiste c’est celui de la poésie. Le décor de l’homme est bien planté, hors de la poésie point d’intérêt. La traduction est un moyen, pas un but.

AVEC L’HUMEUR
  Malgré tout, il s’est délecté à rendre en français les œuvres les plus diverses, Kleist par exemple et sa « marquise d’O ».
  «Le romantisme allemand a été un mouvement profond, substantiel, en rapport avec l’humeur de notre temps. La respiration des sentiments le souffle, de l’âme y tiennent une place prépondérante ». Armel Guerne a beaucoup travaillé à faire connaître ses auteurs allemands romantiques
  Ses idées personnelles ont été clandestinement mises en circulation, glissées dans les préfaces des œuvres traduites. D’ailleurs, très prochainement, va sortir un recueil de ces préfaces : « l’âme insurgée ».
  Parallèlement, il publiera deux recueils de poèmes : « le Jardin colérique » et « la Rhapsodie des fins dernières ». Reste que pour beaucoup, Armel Guerne sera surtout l’homme qui a rendu lisible quatre-vingts ouvrages aux Français. Qu’ils soient d’auteurs japonais, grecs, latins ou arabes.

DES AUTEURS
  « J’ai réussi une bonne proportion de choses honorables. Aucune dont j’ai honte ». Parmi ces auteurs que la pensée de l’ermite de Tourtrès a éveillée à nous : Kleist, bien sûr, Melville, Stevenson, le Prix Nobel Yasunari Kawabata, Virginia Woolf, et les fabuleuses « Mille et une nuits ».
  Selon lui, son « chef-d’œuvre » est à paraître, le « Nuage d’inconnaissance » au Seuil, dans la collection Points Sagesses.
  Un livre mystique saxon écrit au XIVe  siècle.
« J’ai dû inventer un langage qui colle au texte. Cet ouvrage est important : certains pensent qu’en valeur absolue, il est à égalité avec l’imitation de Jésus-Christ ». Entre deux traductions, Armel Guerne devient philosophe, bien malgré lui. « Ici, je suis à jour vis-à-vis de moi-même. Je vis une existence sans répit, dans les meilleures conditions. Le remède à la barbarie que notre monde retrouve peu à peu, c’est la vie intérieure. Sur le seuil de son moulin, à l’heure du départ « l’homme le plus heureux du monde » se penche et glisse, comme un signet laissé entre deux belles pages « l’important ce n’est pas d’écrire, c’est de vivre ».

Jean-PauI Taillardas, Sud-Ouest, vendredi 27 mai 1977

 

Poèmes d’Armel Guerne


  J’ai découvert Armel Guerne il y a une dizaine d’années en lisant ses poèmes sévères et frémissants des JOURS DE L’APOCALYPSE qu’accompagnaient, dans un album des éditions Zodiaque, d’admirables photographies de sculptures romanes de la fin des temps et jugement divin, puis j’ai hautement apprécié sa traduction des œuvres de Novalis. Et voici que LE JARDIN COLÉRIQUE et RHAPSODIE DES FINS DERNIÈRES, composés de poèmes d’une rigueur extrême, confirment qu’il est, par excellence, le poète français vivant le plus assoiffé d’absolu. Il voit briller « au fond de l’être un éclair de l’éternité comme un soleil de la présence de Dieu, une semence de lumière ».

   Né à Morges (Suisse) en 1911, d’origine bretonne, Armel Guerne a vécu en France dès son enfance et connu la déportation. Depuis une quinzaine d’années, il habite un moulin à vent en Guyenne, loin de tout, dans le silence d’un vaste paysage, « un vieux moulin lustré par le vent de trois siècles, sur son coteau de guet, qui domine à la ronde un horizon total et à perte de vue ». Que voit-il ?
  
       Le cyprès d’un or noir verdi de feuilles d’ombre
       Élance dans le jour son jet d’obscurité.

    Le déroulement des saisons.

    Avril :

       Luisant soleil d’avril qui glisse sur les feuilles
       de la vigne fleurie et sur l’herbe lustrée…

    Septembre :

       Le souffle de l’automne en humides foulées
       Est entré dans l’été comme un bruit de fraîcheur.

    Ou encore, aux abords du moulin :

       Ce haut bouquet de centaurées
       Que chevauche le vent mouillé
       Garde une braise violette
       Dans sa résille de paillettes
       Comme une fine coupe d’or.
 
    Il estime qu’il faut fuir les cohues et le tumulte :

       …Cette houle affadie
       De la foule anonyme où tous se réfugient,
       Dont chacun se recouvre et se sent protégé,
       Les reconnaissez-vous ? C’est l’atroce alibi
       Des êtres possédés : ignorer le démon.

   Il a horreur du tintamarre de l’actualité : « Une vie ne mérite pas d’être employée à rien ». Bref, un homme debout, Armel Guerne et un poète qui se sait voué à l’essentiel. Il a opté pour la pauvreté matérielle, pour l’être dans une société accaparée par l’avoir. Il croit que la poésie n’a jamais été aussi nécessaire, — tout en sachant qu’en France elle est méprisée, ignorée, rejetée de nos jours plus et mieux que partout ailleurs, —  pour emporter « les forteresses de l’inertie et crever le béton des citadelles du mensonge ».  Ne porte-t-elle pas un grain de vérité humaine qui peut germer encore, « une semence de beauté qui fleurira dans la hideur » ?
Dans sa longue introduction de L’ÂME INSURGÉE, un livre d’écrits sur le romantisme également édité par Phébus, — introduction qui a valeur de manifeste, — il crie de toutes ses forces avec des accents de prophète : « Il ne se passe rien au dehors, tout se passe dedans ». Il interpelle le lecteur et rappelle que «la vie n’est pas un état mais un risque. Grandiose. Une conquête qui n’en finit pas. Un voyage... incertain et dur, à la mesure de Ceux, et de ceux-là seuls, qui sont capables de marcher. »

Armel Guerne est un bon compagnon de route, un compagnon de l’espoir. Un homme de plein vent.

Jean Peyrade, Dimanche, hebdomadaire franco-belge, 12 février 1978

 

   « L’Âme insurgée » est une suite d’essais sur le romantisme, les deux autres volumes des recueils de poèmes. Triple manifestation, inattendue chez un écrivain discret jusqu’à la hauteur, et dont l’œuvre propre risque d’être cachée par son activité multiple et remarquable de traducteur.
   Les « écrits sur le romantisme » groupés sous le titre de « l’âme insurgée » sont une bonne introduction à cette œuvre grave. Ce ton impérieux, absolu, on le reconnaît tout de suite ; c’est celui de ceux qui s’engagent tout entiers dans leur écriture. Pour Armel Guerne, la poésie est « l’activité la plus haute et la plus essentielle de l’esprit humain ». Elle est un combat spirituel, aussi dur que la bataille d’hommes, pour reprendre le mot fameux. Et s’il s’intéresse au romantisme, c’est en un sens qui n’a rien à voir avec notre école de ce nom. Romantiques, pour lui, ceux qui au début du XIXe siècle, eurent une mystérieuse prescience de la chute accélérée où nous sommes en train de culbuter, celle de notre monde « sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes ». Le romantisme est un moment capital de l’esprit, où devant l’erreur moderne, quelques-uns sont encore assez forts pour rêver et montrer l’âge d’or possible. Éloigné des vertus théologales, sans doute, mais de « sens essentiellement religieux » .
C’est dans cette perspective qu’il faut lire ces essais sur des poètes prophètes. Le génie ne s’explique pas par des antécédents (comme les criminels) mais « par les causes et avec les raisons que fournit la suite des temps ». Et tout particulièrement, il faut s’attacher aux magnifiques pages sur Hölderlin. Chez lui, Guerne voit un double drame. D’abord celui de la lutte contre la langue. Toute langue est faite pour l’ineffable, « mais l’allemande véritablement, ne l’est pas » . Et sa langue a fait courir au poète un risque spirituel constant. A propos de Novalis, dans l’essai suivant, on lira encore : « ... le mysticisme peut être n’importe quoi, donc allemand ; mais la vie mystique, qui est la vie authentique, la vie par excellence, ne s’habille pas indifféremment de n’importe quel langage et elle a une préférence radicale pour le latin ».
L’autre drame d’Hölderlin, c’est d’avoir mésusé de ses dons pour ressusciter une Grèce éblouissante et son Olympe, oubliant le Christ, ne l’accueillant qu’entre les autres dieux (voir l’Unique). Il y a là des pages capitales.
Les poèmes du « jardin » et des « Rhapsodies » sont autant de jalons d’une marche à travers l’invisible. Si nous voyons « dans un miroir », l’œuvre du poète est de dire ce qu’est l’objet en réalité. On sent cette quête à travers ces pages. J’oserai dire pourtant que l’on se trouve parfois devant un « journal de marche », trop elliptique — inutilisable. Mais par bonheur, d’autres fois, l’évidence éclate, le poème est accompli. Celui-ci, par exemple, qui a pour titre « l’âge d’or » :

       Un jour jadis quand le ciel reposait sur la terre
       En faisant d’elle, à cet endroit, un paradis
       Dont personne en vivant n’a perdu la mémoire,
       Avec l’arbre debout, le serpent et le fruit
       Qui n’a cessé, depuis, de tomber à l’abîme
       Et de le recreuser :  un jour jadis, la terre
       Avait le ciel pour capitale et pour maison.
       Nul ne l’oublie et nul pourtant ne le sait plus :
       Car en voulant, par sûreté, se faire un toit
       Du monde où l’on vivait, on a fait un tombeau.

G.L, Itinéraires, n°220, février 1978, notes critiques, pages 139-140

 

Armel Guerne
Un poète est mort

 


Vendredi dernier, à Tourtrès (47), a été inhumé Armel Guerne, décédé à l’âge de 69 ans. Méconnu du public, il était un grand poète.

LA PREMIÈRE fois que je rencontrai Armel Guerne j’ignorais tout de lui sauf que, poète, il vivait dans le village lot-et-garonnais de Tourtrès. C’était le 17 décembre 1968 ; La veille, les journaux citaient son nom associé à celui du prix Nobel de littérature, le Japonais Yasunari Kawabata dont il avait traduit « Pays de neige » et « Nuées d’oiseaux blancs ».
Il habitait le moulin aux ailes rognées par le temps, qui domine le bourg dont la brume enveloppait, en cette saison, le charme discret.
Las du grouillement de la capitale et des vanités parisiennes, le poète natif de Morges (Suisse) s’était retiré en 1960 avec sa compagne Elen dans ce coin du Villeneuvois.
« Vous ne pouvez pas vous imaginer comme l’existence est extraordinaire dans une maison ronde. Tout y est différent. La joie et la mélancolie y trouvent une autre dimension, une coloration nouvelle, une intensité réelle ». Comment résister à la chanson du verbe et à la lumière du regard, miroir d’une vie intérieure exceptionnelle ?
Seul un poète était en mesure de s’attaquer à « Pays de neige » sans le trahir. « Pour traduire du japonais, langage syllabique basé sur l’idéogramme, il faut obligatoirement interpréter et recréer. Surtout lorsqu’il s’agit de poésie. » Pourtant, la notoriété d’Armel Guerne ne franchit pas la frontière des cercles littéraire. « Je suis avant tout un poète épris de fantastique et de magie. Je suis obligé de faire des traductions pour ne pas crever de faim. Kawabata reçoit le prix Nobel. Tout le monde parle d’Armel Guerne, le poète. Mais personne ne lit les œuvres du poète Armel Guerne. » En artisan passionné du verbe, il en a façonné une soixantaine. Sur le point de le quitter, je lui demandai s’il connaissait le Japon. « Non. Il est trop tard. Le Japon n’existe plus. Je parle du Japon authentique. Aujourd’hui c’est Sarcelles. »
Plus tard, au hasard de lectures désordonnées, je découvris des fragments de son oeuvre.
Lui : « Il nous parle interdit à grands mots de silence
Et parfois, il se tait, le feu
Il nous chante immobile une danse sans pas »…
« Plus magnifiquement que tous, il vit sa mort » [1]
Le parler : « Toute parole est un anneau de fiançaille ou un pacte avec le démon ».
Évocable : « La vitesse immobile et furtive du réve »…
Puisque : « Car le temps qui nous est donné de vivre est toujours le dernier et le seul. »
Hommes : « Mais qui dira le mot dernier
Si le verbe est perdu, si l’image est souillée, si la nuque s ‘affaisse sous le bras tendu ? »
Avoir été : « Nous allions notre chemin ;  et le chemin nous allait. »
Des vers et de la prose qui est aussi poésie. C’est le chant toujours recommencé du visionnaire. Le monde nombriliste et pressé reste sourd à la musique des mots. La parole prophétique se perd dans le tohu-bohu. Mais le poète ne renonce pas au verbe.
La dernière fois que je rencontrai Armel Guerne, je me remémorais ce qu’il avait écrit sur l’éternel mystère. « Ma Mort. Je vous parlerai de ma mort. Elle est comme une ile perdue de la mer. Et sur elle, se lève, quand on approche, l’étendard blanc du matin. Distante. Au loin frangée de foudres noires. »
C’était en février 1979. Malade, il vivait au presbytère et ne quittait pratiquement plus son bureau. La silhouette fragile s’était cassée, le visage creusé. Mais le regard n’avait rien abandonné de sa lumière, la voix, plus ténue et saccadée, rien de se force. Le tabac lui était interdit. Il alluma une cigarette ironisant sur la médecine « qui ne vous laisse même pas mourir sérieusement votre propre mort ».
Ce jour-là, il parla du « génie angélique » de Novalis, d’Hölderlin « l‘archange du verbe flamboyant », « d’Armin Kleist », la seule vraie tête allemande ; d’Hoffman, de Melville et de Poe, ses pères et pairs en poésie, du romantisme « acte de voyance et furieuse aspiration... dont les mots-clés sont : magie, prophétie, annonciation, pressentiment, promesse ».
Du « nouveau romantisme » il dit ne percevoir « rien d’autre qu’une vague, incertaine nostalgie sentimentale, brumeusement mythologique, brumeusement écologique ». Il tailla en pièces ce courant en accord avec « la vie fantomatique que nous vivons aujourd’hui dans une société où il n’y a plus de place pour l’individu, où seule la fausse monnaie passe ».
Vendredi, à Tourtrès, où il a été inhumé dans l’intimité du village qui l’avait adopté et peut-être compris, un individu nous a quittés.
Mais n’est-ce pas lui qui a écrit: « Les poètes vont seuls où les autres ne vont pas. »

J.-F. Mézergues, Sud-Ouest, dimanche 12 octobre 1980

(1) Ces vers — et les suivants — sont extraits de « le Temps des signes », poèmes, Granit (publiés aussi chez Plon en 1957).
Parmi les autres oeuvres : « l’Âme insurgée », écrits sur le romantisme, (Phébus). « Danse des morts », (la Jeune Parque).  « Les Jours de l’Apocalypse », poèmes et prose, (Zodiaque).  « Rhapsodie des fins dernières », poèmes. (Phébus).
Il a en outre traduit Novalis, Hölderin, Rilke, Kleist, Grimm, Klee, Kandinski, Melville, Shakespeare, Virginia Woolf, R.L Stevenson, Churchill, Lao-Tseu, Kawabata, « Konjaku », le « Livre des MIlle et Une Nuits », etc.



 

Mort du poète Armel Guerne


   Armel Guerne, poète et traducteur des poètes, est mort il y a quelques jours. Mais sa disparition est restée secrète et discrète comme l’avait été sa vie.
   Né à Morges, en Suisse, mais d’origine bretonne, Armel Guerne vivait en France depuis son enfance, et depuis quinze ans dans un moulin à vent de la campagne aquitaine.
   S’il est surtout connu aujourd’hui pour son oeuvre de traducteur, nul doute que son nom ne demeure au bout du compte comme celui d’un poète — au sens le plus exigeant de la parole. Pour dire vrai, Armel Guerne ne faisait aucune différence entre ses « traductions » (Hölderlin, Novalis, Kleist, Grimm, Melville), commandées toutes par son amour de la langue française et le besoin d’en enrichir le patrimoine, et son œuvre  personnelle.
   A trente ans, Guerne rêvait de consacrer sa vie à traduire en français l’œuvre  monumentale de Paracelse. La guerre l’empêcha de mener à bien ce projet. Dès 1940 en effet, il s’engage corps et âme dans la Résistance active. Déporté, évadé du train qui le conduit en camp de concentration, c’est un corps souffrant que le poète traînera après lui trente-cinq années durant — ce qui ne l’empêchera pas de se consacrer, de toute l’ardeur de ses pauvres forces, à une tâche proprement titanesque.
   Ce sont bien sûr les traductions qui requièrent la majeure partie de son temps, et d’abord celles des romantiques d’Outre-Rhin.
    Il donne en même temps, traduit de l’américain, la plus scrupuleuse et la plus inspirée des versions françaises du Moby Dick de Melville (Club français du livre) ; de l’anglais ancien un admirable texte mystique du Moyen Age, Le Nuage d’inconnaissance (Seuil) ; du japonais l’exemplaire Pays de neige de Kawabata (Albin Michel).
   Commentateur véhément des écrivains qu’il aimait, il devait réunir en 1977 les différents textes qu’il avait consacrés au phénomène romantique (l’Âme insurgée, aux éditions Phébus). Mais c’est à son œuvre de poète qu’il réservera à coup sûr le meilleur de lui-même : Mythologie de l’homme (1945), Danse des morts (1946), La Nuit veille (1954), Le Temps des signes (1957), Testament de la perdition (1961). En 1977, i1 avait rassemblé en deux volumes l’ensemble de sa production poétique des dix dernières années, Le Jardin colérique et Rhapsodie des fins dernières (Phébus).

Le Figaro, mardi 21 octobre 1980

 



 

La mort du Poète

Armel Guerne est mort. Il était le traducteur inégalé de Novalis, de Rilke et d’Hölderlin.
Il était aussi un immense poète.
Maintenant les Français vont découvrir son œuvre.


IL repose dans le cimetière de Tourtrès auprès duquel il a vécu ses dernières années. Le cortège n’avait pas un long trajet à accomplir : c’était en face. Malade depuis huit ans, Armel Guerne connaissait le chemin. En familier, en voisin, il a changé de jardin.
Rarement poète aura vécu avec la mort d’aussi longues fiançailles. Rarement de telles fiançailles auront été aussi fécondes. Voici trois ans, Armel Guerne donnait à Jean-Pierre Sicre (Éditions Phébus) les quatre cents poèmes de cette agonie.
On avait rien vu d’aussi beau depuis Rimbaud (le souffle et le verbe inspiré), depuis Baudelaire (dont il possédait le génie métaphysique) ; depuis Verlaine (pour la douceur et la qualité de son rythme). Comme s’il avait dû résumer (et clore ? ) la poésie française, il en rassemblait les vertus les plus hautes dans une forme irréprochable.
Avec un alexandrin blanc, dans un français très lisible et ponctué, Armel Guerne nous y entretient de son amour des choses et des mots simples. La simplicité de l’essentiel. L’autre monde est dans celui-ci, nous dit-il. Il suffit de savoir regarder, et « l’infaillible éternité », notre « proche voisine » apparaît. Les grands mouvements imperceptibles des saisons et des heures nous parlent de Dieu. « Tout le visible est encre, à l’invisible main ».
Quand il a creusé la tombe du poète, le fossoyeur de Tourtrès a rencontré les fondations d’une chapelle du XIVème siècle. Sous les fleurs apportées par tous les villageois et les fermiers des environs (qui s’y connaissent en matière de seigneurerie), entre des pierres très anciennes, Armel Guerne dort.
Comment ne pas penser qu’il a rejoint, au-delà des fleurs et des pierres, le jardin inimaginable de l’éternité, l’adolescente éternité ?

Philippe Camby, Aurores, octobre 1980

 

Armel Guerne est mort le 9 octobre. Depuis qu’il était revenu de déportation, sa santé était minée. On s’étonne qu’il ait pu néanmoins mener à bien un travail titanesque de poète et de traducteur. Armel Guerne était en effet frère en poésie de Novalis, d’Hölderlin, de Kleist, dont il a donné en français des versions admirables. Son amour du romantisme allemand l’avait conduit à composer une anthologie qui fait date : les Romantiques allemands (Desclée de Brouwer) et il comptait donner l’intégralité des nouvelles de Kleist qu’a commencé à publier Phébus. Il traduisait également de l’américain (Moby Dick), de l’anglais ancien, du japonais (Pays de neige, de Kawabata).
C’est pourtant à son oeuvre de poète qu’il s’attachait en premier lieu, rassemblant en 1977 sa production des dix dernières années en deux volumes publiés par Phébus : Le Jardin colérique et Rhapsodie des fins dernières. On le disait déjà à l’agonie. À son dernier éditeur, Jean-Pierre Sicre, il écrivit néanmoins: « Il n’y a que la poésie qui puisse être, comme elle l’est, la fille unique de l’espérance. Tout y est avenir. Tout est toujours devant. »
Armel Guerne a été enterré dans le cimetière du petit village de Tourtrès, en Lot-et-Garonne. Depuis quinze ans il vivait, loin de tout, dans le silence d’un vaste paysage de la campagne aquitaine.

La Quinzaine littéraire, 1er novembre 1980

 

  Armel Guerne est mort le 9 octobre, à soixante-dix ans. Il vivait à l’écart, dans le Sud-Ouest, peu soucieux des milieux « littéraires » et de leur foire.
   ITINERAIRES (n° 220) avait présenté trois de ses livres : un essai sur le romantisme et deux recueils de poèmes. On le connaissait d’abord comme traducteur. Dans ce domaine, son oeuvre est considérable. L’allemand Novalis, Kleist, Rilke, Martin Buber ; l’anglais Melville, Shakespeare ;  le tchèque, le grec et le latin liturgiques : de toutes ces langues, il avait donné des transcriptions à la fois fidèles et justes de ton. Je lui suis reconnaissant, particulièrement, des Contes traduits de Grimm et de sa version du Nuage d’inconnaissance, oeuvre d’un mystique anglais du XIVe siècle, dont il voulait nous donner d’autres textes.
   Il écrivait à ce propos : « Nous espérons que la grâce nous sera donnée d’en entreprendre un jour la traduction, et nous l’accueillerons comme nous avons reçu celle-ci (la traduction du « Nuage ») ainsi qu’une providentielle et magnifique récompense, très imparfaitement méritée. Et puisque nous voici loin de toute littérature, qu’il me soit permis d’ajouter que c’est avec le sentiment sans cesse plus heureux d’infuser, à cette extrémité de la civilisation, un sang énormément plus jeune de quelque six siècles, dans une fraternité joyeuse, que j’ai accompli pour ma part cette tâche, et avec tout l’amour que peut y mettre l’ouvrier. »
   Longue citation mais qui fait connaître l’homme : son enthousiasme pour une œuvre belle et sainte, sa modestie, le dégoût du monde moderne et la conscience nette qu’il marque un déclin. Ce sont les mots de quelqu’un qui regarde vers l’invisible.
   Armel Guerne était un poète, c’est je crois ce qu’il faut surtout dire. Les poèmes qu’il a publiés composent une sorte de journal de bord mystique. Il y communique une expérience intérieure avec les mots les plus nus, les plus proches de la terre, les plus naturels. Le « chant », au sens facile, n’est pas recherché. Il doit naître de la réalité essentielle perçue à travers l’image. Le poète s’étonne de l’éclosion des feuilles, du vol des nuages, des couleurs des collines. Il est comme Adam au milieu du premier jardin. Il s’émerveille et correspond avec ce monde.
   On fait des poèmes avec des mots, disait Mallarmé, et c’est vrai. Mais vrai aussi qu’un poème est une illumination, le compte rendu d’un instant irremplaçable. Renouer avec la prose pour retrouver le langage commun, est aussi un besoin de la poésie (on l’a vu en France avec Péguy, avec Daumal, H. Thomas). Mais je m’égare. Pour Armel Guerne, l’important était de montrer les rapports de la création et de l’esprit qui l’anime. Tout est signe.
   Le mieux est de citer un de ces poèmes. On le trouvera ci-dessous.

G.    L., Itinéraires, Notes critiques, n° 248, décembre 1980

              Les grands oiseaux
       Déjà on les avait entendus, et ils passent
       Coulant d’étranges cris au-dessous de leur vol
       Les migrateurs qui semblent épuiser Ie vent
       Comme à l’appel d’une enivrante certitude,
       Élargissant soudain l’espace d’un élan
       Qui connaît à la fois, dessiné sur le ciel
       Et déposé sur nous comme uns ombre furtive,
       Leur voyage au présent, son passé ancestral
       Et l’avenir comme une cible de promesse
       Ou cet oeil d’un soleil invisible et puissant
       Qui aiguise et attend la pointe de leur flèche.
       Eux sont toujours de la race sacerdotale,
       Mais du temple sacré, nous ne savons plus rien.

              (Rhapsodie des fins dernières, éd. Phébus.)
 

 


Armel Guerne, poète et traducteur

« Une phrase — et quelquefois tout un poème — cerne de tout près et finit par enfermer pour toujours un silence pur et personnel, un silence vivant, agissant à travers tous les obstacles, infiniment significatif, infiniment confidentiel et prodigieusement silencieux quand il se dépose, enfin, sur le cœur de quelqu’un » (1).
Retrouver la langue du silence — la langue qui est silence, telle est, sans doute, la fin de la poésie. C’est à cette tâche, en tout cas, qu’Armel Guerne s’est employé sans relâche tout au long d’une vie qui s’est achevée en 1980 après d’interminables années de souffrances.
Né en 1911 à Morges, en Suisse, il s’était rapidement enraciné en France. Non seulement parce qu’il se savait des ancêtres bretons, mais parce que, pour lui, le français était la langue par excellence, celle qui, seule, par sa rigueur même, était capable de dire l’indicible — de dire Dieu.
Cependant, ce magnifique ouvrier de la langue française fut aussi un extraordinaire connaisseur de l’allemand et de l’anglais. Nous lui devons quelques-unes des meilleures — et peut-être des seules traductions vraiment satisfaisantes de Hölderlin, Novalis, Rilke ou Melville. C’est que, pour Armel Guerne, dont l’œuvre personnelle est scandaleusement méconnue, la traduction n’était pas un gagne-pain. Traduire, c’était toujours écrire, au sens plein du mot, c’était toujours faire œuvre de poésie. 
En nous faisant connaître un poète, la radio retrouve l’une de ses missions essentielles. Qu’elle ait, cette fois, confié cette tâche au poète qu’est Dominique Cagnard, nous assure qu' elle prend son rôle au sérieux.

André Alter, Télérama, n° 1723 du 22 au 28 janvier 1983, France Culture, cette semaine à 8 h 30

(1) La nuit veille
 

 

[John Vader Vader, Nous n'avons pas joué, l'effondrement du réseau Prosper, avant-propos, traduction, notes et annexes de Charles Le Brun, Lecoutre, éditions Le Capucin, 2002, 357 p.]
 
 Publié en Australie en 1977 dans sa version originale sous le titre The Prosper Double-Cross, ce livre d’investigation est basé sur des témoignages d’anciens agents du SOE ayant opéré en France occupée. Son auteur, John Vader, journaliste et ancien pilote de la RAF, a été à peu près passé sous silence en Angleterre au moment de la parution en librairie. Encore aujourd’hui certains vétérans du SOE appartenant au Special Forces Club l’ignorent toujours. Il est vrai que son contenu va à l’encontre de la thèse officielle expliquant la chute de ce réseau important qui couvrait, avec ses nombreux sous-réseaux, jusqu’au printemps 1943 une grande partie de la zone Nord. Sa principale source d’information repose en grande partie sur le témoignage d’Armel Guerne, dit Gaspard, qui fut le second du major Francis Suttill, chef du réseau Prosper, décédé en 1945 au camp de Sachsenhausen.
     On ne peut que féliciter cette jeune maison d’édition installée dans le Gers d’avoir voulu publier la traduction du livre de John Vader qui attendait dans un tiroir depuis plus de vingt-cinq ans. Ce choix éditorial n’est pas le fruit du hasard puisque les Éditions du Capucin ont déjà fait paraître trois œuvres d’Armel Guerne, poète et traducteur de romantiques allemands. Celles-ci ont été préfacées et annotées par Charles Le Brun à qui l’on doit aussi la traduction du livre de John Vader. Il ne s’est pas contenté d’être un traducteur fidèle. Il a voulu l’enrichir grâce à de très nombreuses notes de bas de page et plusieurs annexes. Réactualisé grâce à ses recherches personnelles, il est devenu un véritable ouvrage de référence pour les historiens s’intéressant à l’activité du SOE en France durant la Seconde Guerre mondiale. Ce travail est d’autant plus indispensable que les archives du SOE conservées au PRO et déclassées depuis 1998 ne permettent pas d’appréhender dans leurs infimes détails l’histoire de ces réseaux britanniques opérant en France. D’importantes zones d’ombre existent encore, multipliant les interprétations les plus fallacieuses ou les plus fantaisistes, et donnant de surcroît une part de mystère supplémentaire aux services secrets britanniques. Une très grande partie des archives a été détruite, et ce qui existe ne permet pas toujours de reconstituer la réalité des faits avec exactitude et d’une manière intégrale.
     La première partie du livre est inspirée du récit d’Armel Guerne retraçant son activité clandestine, son arrestation par les Allemands, son évasion de France et son itinéraire, via l’Espagne, vers Angleterre où il est interné par ordre du MI 5. Elle est précédée d’un aperçu sur la French Section du Special Operations Executive, d’un court chapitre sur les transmissions radio télégraphiques et les radio-jeux, de l’histoire proprement dite du réseau Prosper et de l’arrestation de Francis Suttill. La deuxième partie apporte une explication de l’effondrement du réseau Prosper.
     Le témoignage d’Armel Guerne, dont la sincérité ne peut pas être contestée, malgré les doutes qui pesèrent sur lui en 1944 de la part du SOE et du MI 5, l’impliquant dans des arrestations de résistants par la Gestapo, a valeur d’exemple. Lui-même croit avoir été manipulé, sacrifié ou abandonné par Londres. Il pense qu’avec Francis Suttill, l’opérateur radio Gilbert Norman et bien d’autres de ses compagnons de clandestinité, il s’est trouvé à l’interface d’une immense opération d’intoxication. D’où ses efforts après la Libération pour sortir de l’oubli et de la relégation. Les enquêtes menées trancheront en leur faveur et les laveront de tout soupçon. Les victimes des Allemands ou leurs familles leur reprocheront, au cours des instructions judiciaires menées en France après la guerre, d’avoir livré à la Gestapo des dépôts d’armes en contrepartie d’un accord conclu – qui se révélera par la suite comme étant un marché de dupes – entre Suttill, Archambaud et Kieffer. Leur but étant de sauver ce qui pouvait l’être, c’est-à-dire la vie de centaines d’agents qui avaient assuré la réception au sol des parachutages de containers d’armes et d’explosifs ainsi que leur stockage. Tout en prenant à leur charge des agents du SOE acheminés ou exfiltrés de nuit par Lysander ou Hudson. Par ricochet, le lecteur est entraîné immanquablement au cœur de l’affaire Déricourt, cet officier d’opérations aériennes agissant pour le compte du SOE dans la vallée de la Loire. Selon John Vader celui-ci aurait été un agent triple, travaillant aussi bien pour les Britanniques, les Russes et les Allemands. Pour Charles Le Brun, Déricourt aurait été tout simplement un agent double, sa duplicité avec l’agent Philby, du SIS, travaillant pour l’Union soviétique n’ayant pas été établie.
     John Vader et Charles Le Brun traitent de considérations qui débordent largement du cadre de l’activité du SOE. Contre-espionnage et intoxication par la manipulation d’opérateurs radios retournés par la Gestapo nous entraînent dans les méandres de cette guerre secrète qui suscitent toujours aujourd’hui des interrogations ou des doutes. Ces domaines ont la préférence des journalistes d’investigation, alors que les historiens du SOE qui privilégient l’étude des archives préfèrent en rester à la version officielle des événements. C’est pour cette raison que le livre de John Vader comble une lacune, comme l’a été celui de Robert Maloubier et de Jean Lartéguy consacré à Henri Déricourt. Personnage trouble mais sympathique que l’on retrouve dans l’ouvrage de John Vader. L’absence d’archives laisse la porte ouverte à toutes les interprétations possibles. Sans doute celles concernant l’effondrement du réseau Prosper ne seront-elles jamais déclassées, ou ont été détruites, ou tout simplement inexistantes parce que les entretiens hautement secrets qui se sont tenus au plus niveau n’ont jamais été consignés dans le moindre compte rendu. Cela pourrait expliquer le titre français du livre : Nous n’avons pas joué.
     Charles Le Brun confirme ou infirme certaines révélations de John Vader. Il s’interroge aussi sur le rôle précis de Sir Claude Dansey, bras droit de Menzies au SIS. Avec machiavélisme, a-t-il volontairement sacrifié le réseau Prosper pour tromper les Allemands en leur laissant supposer un proche débarquement dans le Pas-de-Calais, en accord avec Winston Churchill, et afin de détourner leur attention des côtes normandes ? Est-ce aussi dans le but de faire patienter Staline qui réclame l’ouverture d’un second front à l’ouest ? On peut légitiment s’interroger. Cependant dans l’ancienne zone occupée, en particulier dans nord-ouest de la France, l’Armée secrète est encore à l’état embryonnaire, sinon virtuelle, en 1942-1943. Elle n’est pas encore prête pour la lutte armée. Après les arrestations du général Delestraint et de Jean Moulin en juin 1943, l’Abwher et la Gestapo ne sont pas dupes quant aux possibilités réelles de la Résistance armée au printemps 1943. L’opération aurait-elle eu pour but de donner le change aux Soviétiques ? Ce ne sont pas les quelques centaines de containers largués par la RAF au profit du réseau Prosper qui peuvent réellement changer la donne stratégique. Ils ne peuvent pas inquiéter à court terme les Allemands dont le seul souci immédiat est d’étouffer dans l’œuf la Résistance. À cette date, les réseaux du BCRA en particulier celui du Bureau des opérations aériennes qui agit en zone Nord revendique très peu de parachutages d’armes à son actif. Faut-il plutôt considérer que le drame humain qui concerne des centaines d’agents du réseau Prosper est davantage à imputer au double jeu mené par Déricourt. Il ne serait que le résultat dramatique de sa trahison, en livrant aux Allemands les courriers dont il a la charge de faire acheminer à Londres par des opérations « pick-up » ? À ces faits, il faudrait ajouter les bévues perpétrées par les responsables de Londres, les imprudences commises par leurs agents, les dénonciations fournies par les indicateurs. Les services de police et de sécurité du Reich en France sont passés maître dans l’art de la manipulation. On peut finalement se demander, dans cette guerre d’intoxication que se livrent Britanniques et Allemands, lesquels sont dupés ?
     L’intérêt de ce livre, que nous avons beaucoup apprécié, est de nous faire entrevoir le rôle joué par d’autres services secrets anglais comme le Secret intelligence service, le W-Board, le LCS (London Controlling Section) et le XXe Committee fonctionnant sous le signe de l’intoxication et du double jeu. Mais il n’en reste pas moins que la personnalité très attachante d’Armel Guerne donne une très forte connotation humaine à cette histoire que vécurent dans leur chair et dans leur esprit tous ces combattants de l’ombre voués à l’oubli. Faisant œuvre de mémoire, ce récit passionnant à lire est finalement une interrogation sur la destinée de l’homme. Dans sa solitude, Armel Guerne puise à l’intérieur de lui-même la force et la vitalité qui lui permettent de survivre, ne sachant pas finalement qui, de l’ami ou de l’ennemi, est son véritable adversaire ou allié. Cela laisse forcément un goût d’amertume pour beaucoup d’entre eux et pour le lecteur une appréhension mitigée de l’Histoire qui n’explique pas tout finalement.

Patrick Veyret, Cairn.