Le Romantisme, le véritable, celui qui vit le jour sur l’autre bord du Rhin, a peu de parenté avec le mouvement littéraire qui s’épanouit dans nos frontières à partir de la fin du XVIIIème siècle et jusqu’au milieu du XIXème.
Guerne, qui si longtemps, si intensément scruta les œuvres des grands solitaires allemands – les Hölderlin, les Novalis et tous ceux qui suivirent : une poignée d’hommes ardents isolée parmi la lourde masse teutonne – discerna cependant, qui s’avançait en marge des écoles et des coteries, un Français de l’Ile-de-France à qui l’on pouvait, sans risquer d’y perdre son temps, emboîter le pas. C’était Nerval.
Issue des documents trouvés dans ses affaires après sa mort, en 1980, voici la prose que lui inspira le portrait de Gérard, réalisé par Nadar en 1854, et qu’il pouvait à tout moment regarder, adossé aux livres de sa bibliothèque, juste en face de la table sur laquelle il travaillait :
Les mains de Nerval
Les mains sont immobiles ; plus pensives que la pensée, veuves comme peut les laisser, abandonnées, un regard tellement empli de visions qu'il ne descend plus vers elles ; blanches et grandes, on les devine, belles aussi d'une force solide, mais tristes, relâchées dans une sorte de mouvement poignant de mélancolie, de total renoncement sous la puissance ravageuse de l'angoisse ; les genoux les supportent comme des étrangères et elles restent là, vaguement croisées, silencieuses et recueillies, vieilles habituées des prières muettes. Un cigare oublié entre le pouce et l'index, le bout encore humide, que le fumeur distrait aura laissé s'éteindre, semble pourtant dans sa sombre raideur être moins une «chose» que les doigts. On ne sait pas pourquoi, mais il évoque une chambre vide et ce silence particulier des objets, ce mutisme volontaire des choses, maintenant que celui qui les touchait n'est plus là, ne reviendra jamais. Dieu sait pourtant que ce sont les mains de quelqu'un, ces mains posées, qui se reposent, dirait-on avec une patience énorme, avec une confiance immense dans l'univers de l'éternité, comme si elles n'étaient déjà plus les mains de personne, bien que vivantes manifestement et longtemps employées, toujours utilisables. Des mains qui n'ont pas d'expression autre que la bonté ; des mains extraordinairement charitables, qu'on sent faites uniquement pour donner. De rudes mains compatissantes, sur lesquelles ont passé de terribles hivers, peut-être pas expertes mais dévouées comme on devine que le sont les sœurs hospitalières. Quelque chose de sacerdotal y retient la lumière, et la sincérité qui s'en dégage, exempte de toute onction, leur loyauté humaine et leur simple noblesse, les humbles marques de leur pauvreté ne laissent pas de faire songer aux terrestres fonctions du hiérophante d'Eleusis. Ce ne sont pas les mains d'un prêtre ; ce ne sont pas les mains d'un saint ; ce sont les douloureuses mains d'un homme qui est entré dans le mystère en se battant de toutes ses forces, et contre les fantômes et avec les esprits ; quelqu'un qui est allé si loin dans les apprentissages de la solitude, qu'il a pu, quelquefois, connaître les secrets de la plus haute vérité, éprouver l'harmonie absolue et mêler un instant les battements de sa vie temporelle à l'élan infini de l'existence universelle.
Armel Guerne, Au bout du Temps, Solaire, 1981