inédit (1)
Je vous écris sous la menace écrasante de l’orage, avec un petit jour de rien qui porte tout le drame : un petit jour tout rétréci sur sa lueur luisante et assombrie. Le temps presse. Abrégeons.
Vos questions sont impertinentes ; mais non point, ce me semble, dans le sens où vous l’entendiez : sans pertinence aucune ; voilà ce que je veux dire. Sur un vaisseau qui fait naufrage, la panique vient de ce que tous les gens, et surtout les marins, ne parlent obstinément que la langue des navigations ; et nul ne parle la langue des naufrages. On retourne à sa longue habitude, à l’illusoire sûreté des chaînes du passé pour éviter l’imprévisible, pour se détourner encore un instant du vrai danger. L’autre langue, la seule actuelle : celle de celui qui ose voir, il faut à mesure l’inventer. Poésie. Le drame ne survient, n’est là que pour la découvrir. Vérité. Ne pas fermer les yeux pour mourir. L’œil des mourants est grand ouvert, afin de se vider de son regard ; et ce sont les vivants, pieusement, qui ferment les yeux des morts. L’habitude. L’autre langue, je vous le dis, doit s’inventer.
Les œuvres de l’esprit n’intéressent jamais les habitants du monde des matières ; et quand ils viennent à en parler, c’est toujours par l’effet d’un sinistre malentendu : les saints n’ont pas vécu dans la contemplation merveilleuse et terrible pour l’encouragement des bigotes. Ils n’ont pas fait, non plus, l’apprentissage épouvantable du doute et de la certitude pour le confort administratif ou grammatical du clergé. Un saint n’a jamais eu d’autre postérité que celle des saints. Le reste, c’est de la littérature ; et Dieu sait qu’il y en a !
Le vrai passé, – non pas celui des codes et des livres, mais celui de la vie – est tout aussi imprévisible, aussi mouvant, mystérieux, que l’avenir. Nous avons fabriqué l’Histoire pour y faciliter la promenade, qui ne se pratique que de ce côté-là. Allez donc proposer une promenade prophétique !... Et comptez la monnaie que vous laissera l’amateur.
Le prophète, j’y reviens, qui parle à l’heure du naufrage la langue du naufrage, autrement dit la seule qui ait les yeux tournés du bon côté, n’a pas plus d’auditeurs de son temps (et pour leur salut) que le poète, quand il est nécessaire, ne peut avoir de lecteurs. Question d’utilité ; affaire d’efficace. Les foules sont pour les vedettes, et le recours à la postérité est une recherche de cette célébrité-là, toute de simulacre. Rimbaud, quand il est lu par le public d’Aznavour, n’a qu’un public ; pas de lecteur. Voilà. Quelque chose qui touche au mystère du verbe, en quelque sorte.
On ne peut pas écrire pour aujourd’hui, si l’on sait ce que c’est qu’aujourd’hui et si l’on sait ce que c’est qu’écrire. Il faudrait être fou d’écrire pour demain, tout comme on serait fou d’écrire pour hier. Mais pour parler la langue du naufrage à l’heure du naufrage, il y a de somptueuses raisons. Je la parle, n’en connaissant pas d’autres ; et s’il faut la traduire, je dirai qu’il m’est à peu près évident, de dégradation en dégradation, que l’écriture a cessé d’être un moyen de communication. Méditer sur le verbe, secrètement, pour le salut de l’âme et l’honneur de l’esprit, est devenu, avec la fin des temps, d’une nécessité absolue. Quand tout le monde triche, il n’est ni beau, ni grand, ni héroïque d’être honnête : c’est seulement indispensable pour la sauvegarde de l’honnêteté.
Mais est-ce une réponse à votre enquête ? (2)