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« LA VIE N’EST PAS UN ETAT MAIS UN RISQUE »
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TRANSITION : LE PRINCE ET LE POETE
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« LA VIE EST INTERIEURE »
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LES COLLINES ETERNELLES
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TOUT EST DEVANT
Evoquer l’amitié d’Armel Guerne et de Mounir Hafez pourrait se limiter à retracer son histoire, l’histoire d’une amitié déjà exceptionnelle par sa durée, car commencée, à l’âge de l’adolescence, en 1926, au collège de Saint Germain en Laye (ils ont l’un et l’autre 15 ans), alors qu’Armel Guerne est séparé de sa mère : « Je rageais contre tout et contre moi, désolé, abruti. Hafez fut à ce moment-là et pour toujours maintenant, la moitié de moi-même, et la moitié sage… » (20 avril 1927). Une amitié qui ne s’est éteinte qu’avec la mort du premier (en 1980, Mounir Hafez est décédé en 1998).
Toutefois, il y a plus qu’une simple histoire, fût-elle exemplaire, quand nous savons que pour Armel Guerne il est question, durant toutes ces années, de « cette unique amitié où s’alimente [sa] vie… ». De son côté, Mounir Hafez parlera d’une « vie partagée » : « Peu de mots entre nous, écrit-il le 17 septembre 1968, peu de signes, au cours de cette longue marche mais, mystérieusement, une vie partagée ». Dès lors l’histoire de leur amitié prend des dimensions à la mesure de leur génie, et nous éclaire autant sur leurs vies respectives que sur leurs destinées spirituelles.
« Mystérieusement » ! L’amitié d’Armel Guerne et de Mounir Hafez nous apparaît ainsi tout entière dans ce mystère qui en est aussi le secret.
Quel est ce mystère ?
« LA VIE N’EST PAS UN ETAT MAIS UN RISQUE »
Il est mystère de l’homme, tout d’abord.
Ce qu’éprouvait Armel Guerne pour son ami était une immense admiration, au point qu’il faut penser que Mounir Hafez fut vraisemblablement le seul homme qu’il ait admiré (avec Bernanos, sans doute) : « Moi, je sais tout le bien que ça fait d’avoir toujours encore et toujours devant soi quelqu’un à admirer, - et quel remède aux désespoirs. Je ne t’ai jamais autant aimé. » (Dédicace à Mythologie de l’Homme).
Mais aussi, voici comment Mounir Hafez parle de l’homme : « Un humain (…). C’est une bataille à mort, il faut être très très fort, avoir un courage extraordinaire, un courage moral » (1). C’est, à n’en point douter, ce courage d’homme qu’il admirait chez son ami, qu’Armel Guerne manifesta dans toutes les circonstances de sa vie, et l’on devine combien il lui en fallut pour affronter son père, pour affronter l’occupant quelques années plus tard, et tous les coups durs de l’existence.
Et, essentiellement, ce courage pour affronter son temps et presque tous les hommes, ses contemporains, quand on a une vocation de poète à accomplir : « - Comment une vocation se confirmerait-elle, si elle n’était pas contrariée ? »
« La loi du contre est la loi fière de la vie. La loi du pour est celle d’une infaillible médiocrité »,(2) écrira Armel Guerne et, sous ce rapport, il existe entre Mounir Hafez et lui, une évidente communauté de destinée, de cette destinée qui est celle des poètes et des grands spirituels, vécue, toujours, dans la solitude, car, « les poètes vont seuls où tous les autres ne vont pas », le plus souvent douloureuse, tantôt indignée, au sens de Léon Bloy, tantôt apaisée, comme celle des Soufis.
Risquons le mot, une destinée « bafouée », au sens que lui donne Mounir Hafez : « Connaissez-vous le mot bafoué » ? Il faut apprendre ce mot par cœur, dans tout, dans ma vie, dans mon corps. Et dire : « Tiens ! » C’est tout ! « Et peut-être aller suivre l’enseignement d’un gourou vedantin, qui vous dira : « Vous êtes le Tout, vous ne souffrez pas ». Moi je vous dis : soyez bafoué dans votre existence humaine ; acceptez cela ! » (3)
Est-il nécessaire d’évoquer les événements où l’un comme l’autre furent « bafoués » ? La correspondance d’Armel Guerne (à Cioran, en particulier) en porte témoignage et cela suffit (4). En revanche, il nous revient de souligner la manière dont l’un et l’autre, l’un pour l’autre, y ont réagi. « Tu sais, écrit Mounir Hafez, le 20 janvier 1967, souvent, j’ai le sentiment qu’il suffit que l’un de nous deux « tienne ». Quand tu me dis « ça va, je tiens bon », je me dis : « bon, il tient, je peux lâcher ». C’est le cas depuis quelque temps » (20 janvier 1967). Comment ne pas penser à cette confidence d’Armel Guerne à sa mère, quarante ans plus tôt, en 1928 : « Je crois bien que nous avons été faits pour nous compléter l’un l’autre ; et quand il n’est plus là je perds l’équilibre parfait où je me trouve quand il est là » (6 février 1928) ?
TRANSITION : LE PRINCE ET LE POETE
« Cette unique amitié s’émerveille aujourd’hui que toi, tu ne méprises pas plus les hommes », écrit Armel Guerne dans sa dédicace à Mounir Hafez de Mythologie de l’homme (1945). Et il ajoute : « De moi, cela s’explique : je suis un paysan de l’âme ». Destinée à son ami, cette expression prend un relief particulier. Ne signifie-t-elle pas qu’Armel Guerne, « paysan de l’âme », tenait celui-ci pour un prince de l’esprit. Ce n’est pas seulement que Mounir Hafez appartenait à une famille princière (d’origine égyptienne), il était aussi soufi, et poète.
Prince et poète, donc, et Armel Guerne, tout « paysan de l’âme » qu’il se croyait être face à son ami, était prince aussi, prince parmi les poètes qu’il aimait, comme Nerval, au terme de son existence tragique, le sera parmi les Reines. (5)
« LA VIE EST INTERIEURE »
Le premier versant de ce mystère de leur amitié est donc mystère de l’homme, le second est mystère divin.
Il est tissé de ces fils invisibles qui ne sont pas ceux du destin, mais de la vocation, qui pour Armel Guerne comme pour Mounir Hafez, fut une même vocation, à l’Amour et à la gnose, à l’Absolu, et à laquelle ils communiaient.
Ce qui les unissait : leur admiration commune pour des morts et pour des vivants, devenus des amis, ou des frères, dans la communion de ceux qui partagent la même destinée spirituelle, qu’ils aient ou non quitté la manifestation terrestre. Et qui les unissait, non pas l’un à l’autre, mais chacun d’eux à sa famille d’esprits ? Nerval, Hölderlin, Novalis, Paracelse, Bernanos pour Armel Guerne, Jacob Boehme, Louis Massignon (6), Henry Corbin, pour Mounir Hafez.
« Mais il y a des familles d’esprits dont parle Novalis », écrira Armel Guerne dans une dédicace de Mythologie de l’Homme, à M. Kahnweiler. A côté de leur appartenance, chacun à sa propre famille d’esprits, ils appartenaient ensemble à cette unique lignée spirituelle, très rare, qui transcende toutes ces familles, à ce « petit nombre seulement / [qui] sait le mystère de l’amour, / Éprouve l’insatisfaction / Et la soif éternelle », selon les mots de Novalis (Chants VI).
Mounir Hafez écrira, dans une lettre à Armel Guerne, qu’« entre ceux qui marchent sur une même route, s’établit une sorte de camaraderie – extérieure – qui est la plus profonde. Car ce qui compte c’est le chemin suivi, pour eux. Je veux dire qu’ils se trouvent liés et proches, même s’ils s’ignorent » (27 octobre 1950). Ce compagnonnage aussi leur est commun, qui les reliait aux autres, à leurs semblables sur cette route.
Et quelle est cette route ?
C’est le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon le mot de Novalis, le chemin des pneumatologues, ou des théosophes, en l’occurrence des poètes et des soufis, en un mot, de ceux qui savent que « la vie est intérieure ». Armel Guerne le dira à la fin de sa préface à La nuit veille :
Toute vie est intérieure et près des sources vives :
Qui dit rêve, dit homme ; et qui dit homme dit Dieu. (7)
Cette route, pour Armel Guerne, c’est la Poésie elle-même.
Pour Mounir Hafez, il s’agit du Soufisme. Mais pour l’un et l’autre, il n’est jamais question que de l’expérience intérieure, « celle que l’on a soi-même de la vie, de sa vie ».
Qu’on se rappelle la singulière définition qu’Armel Guerne donne de l’écriture dans Rhapsodie des fins dernières : « L’écriture n’est qu’une écorce dont on fait une coupe divine ; restent Celui qui la remplit et celui qui a soif et qui la prend pour boire. Suppliant devant l’un et mendiant devant l’autre, le poète est entre les deux » (8). On sait aussi, comme l’enseignera Mounir Hafez, qu’« en arabe, dans le soufisme, le cœur s’appelle : le secret ».
Le cœur, la coupe, comme deux symboles de ce Graal, qui est un « trésor caché », c’est cela même que Mounir Hafez et Armel Guerne partageaient dans le secret du cœur, dans l’intime de leur amitié.
LES COLLINES ETERNELLES
Ta lettre, oui, ce sont des choses qui descendent plus profond que le cœur et qui, un jour,
par-dessus tout, doivent aider à mourir (Armel Guerne, 12 ou 13 mai 1954)
Cette amitié que nous évoquons aujourd’hui, à la mémoire d’Armel Guerne, a atteint son terme, maintenant que l’un et l’autre ont quitté ce monde. Il reste les collines qui nous entourent et qui forment la « signature » de ces collines éternelles auxquelles Armel Guerne aspirait et parmi lesquelles son âme veille : « Oui, on peut dire déjà que tu es fils de saint Jean et couronné de feu. Gloire à Dieu que tu sois seul sur ce seul chemin où nous tous sommes avec toi… », lui écrira Mounir Hafez, le 23 mai 1966, à propos de Testament de la perdition. (Armel Guerne travaillait alors aux Jours de l’Apocalypse).
Demeure également à l’évocation de Mounir Hafez la présence mystérieuse d’une prairie verdoyante où il savait être accueilli par le Maître invisible qui a guidé toute sa vie, de cette Ile verte, « continent inconnu, d’où tous les continents prennent leur réalité », qu’il a définitivement rejointe désormais.
Armel Guerne ne serait-il pas la figure vivante et terrestre de ce Maître de qui Mounir Hafez tenait sa science divine… qu’il a transmise, oralement, à ses disciples : « Je continuerai en tout cas à augurer que tu viendras un matin me chercher et que nous irons ensemble, chez toi, dans ton moulin, et que des oiseaux, autour de nous, chanteront » (20 janvier 1957) ?
Nous irions, à poursuivre cette évocation, de mystère en mystère, et tout nous serait encore devant.
TOUT EST DEVANT
Tout est devant, en effet, aujourd’hui, pour nous, pour Mounir Hafez et pour Armel Guerne, comme cela fut tout au long de cette « vie partagée » qui constitue l’histoire de leur amitié :
Je le dis pour l’avoir éprouvé souvent (combien de misérables fois n’a-t-on pas à reprendre le difficile apprentissage de sa mort ?) : plus que jamais à l’heure ultime et singulière de la fin, à la plus mince extrémité du temps, tout est devant pour le poète. Le souffle vient de là. (9)
- (1) Mounir Hafez, Entre tradition et pensée contemporaine, Les Deux Océans, Paris, 2005, p.118
- (2) Armel Guerne, Fragments, Solaire, 1985, n°58
- (3) Et il ajoute, non sans humour : « Que « bafoué » soit bon ! Voilà un instinct. Bafoué ! J’aime cela ! Vous me direz : « Mais c’est du masochisme, il faut aller voir le docteur Lacan… ! Cela me donne du plaisir, je vis de cela » Mounir Hafez, Entre tradition et pensée contemporaine, op. cit., p.118.
- (4) On rappellera seulement que les difficultés matérielles furent leur lot commun, ainsi que les traductions pas toujours choisies, mais qu’il faut honorer, pour vivre. (Sait-on que Mounir Hafez a traduit de l’anglais Les Mythes grecs de Robert Graves et qu’il collabora à la traduction d’Armel Guerne des Mille et une nuits ?) : « Le poète, je vous l’ai dit, n’a pas la vie facile dans ce monde et ses besoins, pour exister, n’ont rien d’épisodique ou de professionnel. Il est voué à l’essentiel. Donc à la pauvreté matérielle. », Armel Guerne, L’Âme insurgée, Phébus, 1977, p.9.
- (5) Allusion à un dessin de Gérard de Nerval, intitulé « Les poètes et les reines » et daté du mois de janvier 1855, publié dans l’Album Gérard de Nerval de La Pléiade, pp. 258-59
- (6) L’orientaliste Louis Massignon (1883-1962) dont il disait : « J'ai un infini respect pour tout ce qui touche Louis Massignon. Tous ceux qui ont été, de loin ou de près, effleurés par sa présence, sont mes frères » (28 juin 1988).
- (7) Armel Guerne, La nuit veille, DDB, 1954, p.19, inTexte, 2006, p. 25.
- (8) Armel Guerne, Rhapsodie des fins dernières, Phébus, 1977, p.12
- (9) Armel Guerne, Rhapsodie des fins dernières, 1977, p.11