Ce n’est peut-être pas un hasard si Herman Melville a choisi pour son cachalot blanc le nom énigmatique de Moby Dick. En effet, il n’est pas inintéressant de savoir que dans l’argot de nos voisins d’Outre-Manche, la populace, la canaille se dit mob ; et que le mot dickens est utilisé pour désigner le Diable. Un vieil ami nous en fit un jour la remarque. Puis il ajouta d’un air entendu : « Moby Dick est un roman à clef ». Ce qui ne fut pas pour nous surprendre.
Le cétacé dont Melville nous parle n’est rien de moins que diabolique. Qui le contesterait ? Et par le fait même de sa blancheur, il évoque pleinement l’entité ténébreuse que ce monde a pour Père tant il est vrai, parfois, que le contraire renvoie à son contraire. Comme l’image qui, s’inversant dans un miroir, place à gauche la droite de celui qu’on regarde.
Tout au long de cette fantastique aventure, Moby Dick est assimilé au Léviathan. Dans la kabbale juive, Léviathan est l’un des quatre esprits qui président aux points cardinaux. Mais surtout : il gouverne les contrées maritimes de l’empire de Belzébuth.
Melville écrivit son livre en 1850. Cent plus tôt, on affrétait encore – pour la dernière fois – des navires qui partaient à la recherche du Paradis terrestre, reprenant en cela – pour la dernière fois – la fabuleuse quête de saint Brendan, ce moine irlandais du VIème siècle qui, avant d’accoster la Terre de Promission, célébra la Pâques sur le dos… d’une baleine ! Jasconius, en effet, s’était prêtée au déroulement de l’office le plus étrange qui fut jamais. Mais Jasconius était une sainte baleine quand Moby Dick, lui, n’incarne et pour l’éternité, dans les remous furieux de l’infinitude océane, que la rage superlative du Malin.
Or, si Moby Dick est une manifestation du Démon, son implacable adversaire – l’ombrageux capitaine du Péquod – d’où vient-il qu’il se nomme Achab ? Pure coïncidence ? Voire… Dans l’Ancien Testament, juges et prophètes se liguent contre le culte de Baal dont Achab, roi d’Israël, a introduit le rite homicide. Achab aussi est donc maudit. On assiste alors à l’horrifique combat de deux créatures dont l’origine ne fait aucun doute : l’enfer. Le « Royaume divisé contre lui-même » dont parlent l’Ecriture, il est peut-être là et comme dans l’Evangile, il se détruit. Une image des hommes. Une image du monde. Avec cet insolite équipage, embarqué sur le vaisseau de la vengeance et qui subit la noire obsession de l’inquiétant nautonier auquel il a lié son sort. A l’exception d’un seul : Ismahel.
Mais ici encore, le choix du nom n’est-il pas volontaire ? Orthographié Ismaël dans la Bible, ce personnage est le fils aîné d’Abraham, conçu par la servante de Sarah, Agar. Chassé avec sa mère dans le désert de Bersabée après la naissance d’Isaac, c’est de lui et de l’Egyptienne Pharax que naîtront les tribus arabes dont Mahomet se glorifiera de descendre. Il sera plus tard considéré comme le responsable du grand schisme qui divise les descendants d’Abraham.
Moby Dick, Achab, Ismahel : trois noms autour desquels s’enroule et s’articule et retentit ce roman formidable ; trois noms porteurs de la réprobation divine et qui donnent à cette œuvre si délibérément singulière une tonalité dont il faut se garder de mésestimer la portée. On peut alors s’interroger sur la signification d’une petite phrase que l’auteur glissa dans une lettre écrite à l’intention de son ami Nathaniel Hawthorne et sur laquelle, depuis, on a dit de tout. Et n’importe quoi : « J’ai écrit un livre malin. »
Nous laissons aux lecteurs le soin d’apprécier ce vocable à double sens que beaucoup ont entendu dans sa plus anodine acception mais qui pourrait bien en dissimuler une autre, plus subtile celle-là, et moins inoffensive. Et nous les renvoyons, s’ils ont le goût des jeux de mots, aux savantes polysémies d’un Villon, d’un Rabelais, d’un Béroalde de Verville, d’un Swift ou même, plus près de nous, d’un Gérard de Nerval. Et de bien d’autres magiciens de la langue, tous amateurs de l’Ars Punica.