« L’inverse de la catastrophe »
Laissez-vous dire une bonne fois, Messieurs mes contemporains, que ce n’est pas une sinécure d’être un artiste, un homme de vérité, dans l’époque que vous nous avez faite ! Et que ce n’était pas une vanité quand, il y a plus de dix ans, dans la série de ses Sacrifices, Masson tentait de redonner son caractère sacré et toute sa valeur au meurtre, qui allait être déshonoré si prodigieusement – et avec la complicité du monde – en Espagne d’abord, puis dans les camps de concentrations.
Que savons-nous d’André Masson ? Qu’il a été surréaliste, comme s’il était possible d’inscrire le Peintre dans un courant auquel il a participé, certes, mais à sa manière singulière, c’est-à-dire unique. On n’en parle pas moins de ses « années surréalistes », durant lesquelles justement il fit la connaissance d’Armel Guerne (1932), et pourtant : « On disait : Masson ? ah ! oui, un peintre surréaliste… un de ces révolutionnaires !... Vous savez bien : Picasso, Dali, Miro, etc. - C’est vite dit ! Seulement voilà : Masson n’est pas Picasso, ni Dali, ni Miro, ni aucun autre, ni aucune école. Il est André Masson. Je regrette d’avoir à le dire » (Armel Guerne). Nous savons aussi qu’il a illustré Georges Bataille, rencontré pendant ces mêmes années (1925), en particulier son Histoire de l’œil, en 1928 - Bataille prendra le pseudonyme de Lord Auch pour l’occasion et les gravures de Masson ne seront pas signées - et qu’une amitié sans faille le liera à celui qui l’entraînera avant-guerre dans l’aventure d’Acéphale, revue dont il composera la fameuse couverture. On parlera alors d’une influence expressionniste, sans raison, vraiment, comme s’il fallait à tout prix que l’œuvre du Peintre s’explique par des influences successives. Faut-il insister sur ce point ? « On ne saurait aller voir « du Masson », écrit Armel Guerne, comme on va voir périodiquement la peinture de tel ou tel, y constater une nouvelle « manière », prendre la date d’une nouvelle « période », ou contempler les suites et les prolongement de la précédente. » Il reste qu’en évoquant Georges Bataille, nous nous plaçons dans une plus grande proximité de son œuvre, et de sa vie dont nous tenons avec ces quelques lignes l’essentiel : « André Masson est né dans l’Ile de France, en 1896, à Balagny. Il étudie la peinture, d’abord à l’Académie Royale de Bruxelles, puis à l’École des Beaux-arts de Paris. Il prend part à la guerre comme soldat d’infanterie. « De cette épreuve, il revint très touché, physiquement et nerveusement ». « De l’immédiate après-guerre datent les premiers dessins et aquarelles érotiques de Masson, libre expression de cet amour de la vie qui… sous-tend toujours ses œuvres »1. On ne saurait mieux dire qu’André Masson n’est d’aucune école, et qu’il s’agit d’autre chose avec lui, même sous le rapport de l’érotisme, car on pourrait également tenter de rapporter son œuvre à des genres. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est de l’érotisme, on retiendra ces mots d’Armel Guerne : « Voici la Métamorphose des Amants, cette capitale de l’amour, où l’association de la volupté, de la religion et de la cruauté, tout l’épanouissement du sang, hurlent leur parenté intime, chantent leur tendance commune »2.
Que savons-nous encore d’André Masson ? Qu’il s’exila en 1940 aux États-Unis, puis, de retour en France à la Libération, qu’il s’installa à Aix-en-Provence -« le hasard voulu que ce fût sur la route du Thoronet que je trouvasse un endroit relativement stable pour m’y installer » - où, les matins d’octobre, « sur la vallée de l’Arc », il contemple les plus beaux paysages de Mou-ki ou de Che T’ao : « C’est que depuis longtemps, dira-t-il, j’étais attiré par les secrets moyens des peintres Song »3.
Que connaissons-nous, au final, d’André Masson ? Un dessin pour Les Disciples à Saïs de Novalis, traduit par Armel Guerne, et qui ne cesse de nous poursuivre. Dans une lettre à D.H. Kahnweiler (10 avril 1938), André Masson aura ces mots : « Guerne m’a envoyé une traduction qu’il vient de faire des Disciples à Saïs de Novalis. Je crois que je n’ai jamais rien lu qui me semble plus proche de mes pensées les plus profondes ». Faut-il poursuivre plus avant ? Là où il est question de la vie, de l’amour et de l’érotisme (de la cruauté aussi), dans l’œuvre d’André Masson, nous croisons Georges Bataille, le pur, l’étrange croisé de l’amour nu, et dès qu’il s’agit de cette autre quête de pureté, non moins inspirée, mais tournée vers les mondes invisibles, inaccessibles, qui fut celle du poète romantique allemand, nous sommes placés face à Novalis. Que faut-il en conclure ? Que Bataille et Novalis furent les deux amours d’admiration d’André Masson, et André Masson et Novalis, ceux d’Armel Guerne. Et que retiendrons-nous de ces convergences ? Novalis, André Masson, comme Mounir Hafez et sans doute Bernanos4, représentent dans le ciel d’Armel Guerne, ces étoiles solitaires qui n’ont cessé de l’orienter vers l’Absolu - le secret de sa destinée, ou mieux encore de sa vocation en Dieu qui fut celle d’un VOYANT : « Le pouvoir de projection des œuvres de Masson, dira-t-il, est véritablement extraordinaire et j’y reconnais bien cette volonté si souveraine et si profonde du véritable voyant, sur laquelle on se méprend toujours. La vision, en effet, ne cesse de grandir après que l’œil a quitté l’image, jusqu’à devenir en nous tout un univers vivant, la présence d’un monde dont les secrets semblent peu à peu s’ouvrir. »
De l’amitié d’André Masson et d’Armel Guerne, d’autres que nous pourront témoigner Nous évoquerons seulement cette confidence à Cioran : « Quand on est deux, on n’est plus fou ! » [Nietzsche]. C’est une parole-clé que m’avait dite un jour, il y a bien longtemps, André Masson. Le dedans des choses en fait presque la devise de mes armes »5. Il est question ici de cette solitude qui est, dans l’esprit d’Armel Guerne, la solitude du risque. C’est ainsi qu’il aura au sujet d’André Masson ces mots terribles : « Il y a parmi nous ceux qui assument à eux seuls l’essentiel de notre risque à tous : ces hommes que travaille, comme pour en faire des chefs-d’œuvre humains quand elle ne les achève pas d’un coup, cette inquiétude formidable contre laquelle ils combattent à mort avec les armes dérisoires et splendides d’une humanité en détresse et la force incroyable du génie »6. Mais, nous pourrions à l’infini, et sans aucune chance d’être entendu, sinon du « petit nombre / qui connaît le mystère de l’amour », multiplier les citations… Revenons à cette amitié. En 1945, André Masson illustre un conte de Pérégrine, l’épouse d’Armel Guerne : « Le Feu de misère ».
En 1948, à l’occasion d’une exposition à la galerie Louise Leiris, il écrit : « Ce qui frappe, avant tout dans cette exposition, ce qui la distingue immédiatement de ses semblables contemporaines, c’est l’ampleur : chaque œuvre s’y trouvant comme au bout d’une recherche et formulant sa conclusion particulière, technique et manières étant soumises à l’obéissance. C’est la hauteur de l’ambition et la richesse de ses moyens divers, l’humilité magistrale d’une somme dans l’effort et dans la volonté ». Obéissance, humilité, maîtres-mots pour Armel Guerne qui a su les déchiffrer dans l’œuvre d’André Masson, et dans la vie de celui qui signait : André (l’homme profondément bon)7, parce qu’elle fut la vie d’un homme vivant : « Chez Masson, dira encore Armel Guerne, qui parvient (en lui obéissant sans doute avec une plus complète religion) à se servir de la peinture au lieu de la servir, chez Masson la vie vit. Ni décrite, ni analysée, ni discutée : vivante » - et encore, mais sur ce thème, Armel Guerne est intarissable : « METAMORPHOSES : La vie devient toujours. L’homme le plus lucide sera le voyant ». Car, c’est à force d’obéissance et d’humilité que lui-même deviendra le voyant-Poète que nous connaissons, comme André Masson aura été le voyant-Peintre.
Cela suffit, pour les liens d’amitié tissés à Lyons-la-Forêt (Eure) - « Curieux, que vous me parliez de la forêt de Lyons, où j’avais loué une chaumière quand Masson y vivait »8. Relisons, pour conclure, ces mots qui nous éclairent sur ce 20e siècle passé, dont l’un et l’autre auront été les témoins les plus lucides, les plus vrais :
Si vous me dites Picasso, je vous réponds André Masson. Picasso ne serait que la géographie et Masson reste le géographe, le voyageur. Génie énorme de récapitulation d’un côté, génie de pénétration de l’autre. Produit supérieur de consommation artistique, d’une part ; œuvre d’errance et de conquête, donc de risque, d’échec ou de réussite, de l’autre. L’un qui étale l’aujourd’hui ; l’autre qui ouvre demain, s’étant battu dans l’aujourd'hui sous ses deux verticales : l’abyssale d’en bas et l’abyssale d’en haut. (Je dirai quelque jour où est l’innovation et quels sont en réalité ses rapports avec la lumière, les relations de l’homme nouveau.) Je suis pour lui de tout mon être, et je le suis bien trop passionnément, bien trop humainement, par conséquent beaucoup trop faiblement, pour ne pas l’être contre l’autre, l’ancien. Pas assez dilettante pour les confondre dans leur œuvre par une égale admiration. Car Picasso a surtout peint pour être vu, et Masson peint pour regarder, pour essayer de voir. L’un accumule, et l’autre avance. Tous deux indiscutablement dans la même authenticité inentamable ; mais l’une assise, et relative à la seule personne ; l’autre debout, et relative à ce que peut une œuvre : l’exploration de l’univers et la recherche du passage entre ce monde et tous les autres, l’exploitation de l’absolu du temps. Donc l’inverse de la catastrophe9.
HISTOIRE D’UN DESSIN
Les Disciples à Saïs de Novalis, dans une traduction d’Armel Guerne avec en frontispice le portrait de Novalis par A. Masson (dessin cliché), est achevé d’imprimer dans l’été 1939. Le contrat entre Armel Guerne et G.L.M. date du 30 juin 1939. De Saint-Anne d’Evenos (Var), A. Guerne écrit à G.L.M. le 11 août 1939 : « Vous lui feriez [à A. Masson] un grand plaisir, j’en suis sûr, et il en serait touché, si vous lui envoyiez dès maintenant un exemplaire : car il ne connaît pas le texte en entier et a grand hâte, je le sais, de le lire. » […] L’histoire de cette publication avait été fort mouvementée, le caractère entier et susceptible d’A. Guerne se heurtant aux lenteurs et aux silences de Levis Mano. Le dessin d’A. Masson date de 1938 ; année où la publication avait été prévue. Le mot de Guerne à Levis Mano nous confirme que la traduction de Guerne à Masson en 1938 était la première version, remaniée ou augmentée par la suite. Le livre comporte en outre une préface du traducteur.
- Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, J.-J. Pauvert, 1961. « L’érotisme grandiose d’André Masson, ajoute Bataille, a les plus grandes affinités avec celui de William Blake. Masson est d’une manière insistante admirateur de Sade. Sous le nom significatif de « terre érotique », en 1948, Masson donna à la Galerie Vendôme une exposition de dessins. Masson est certainement celui des peintres qui a le mieux exprimé les valeurs religieuses profondes et déchirantes de l’érotisme » retour
- Armel Guerne, « Magie et Métamorphoses, » in André Masson, édition Wolf, Rouen, 1940. L’article a été repris dans Armel Guerne, « Entre le Verbe et la Foudre », Charleville-Mézières, 2001 retour
- André Masson, « La brume dans la vallée de l’Arc », L’Arc, cahiers méditerranéens, Aix-en-Provence, 1990. retour
- « L’un est peintre, incroyant, classé homme de gauche. L’autre est écrivain, catholique et classé homme de droite, monarchiste. Deux frères. On débouche très vite sur le paradoxe et on aboutit au scandale dès qu’on quitte l’accessoire pour l’essentiel » Armel Guerne, « Encore la peinture », inédit, années 70. retour
- Armel Guerne, Lettre à Cioran, 13 décembre 1968. retour
- Armel Guerne, « Un âge héroïque de la peinture, André Masson », années 40, repris dans Armel Guerne, « Entre le Verbe et la Foudre », op. cit. retour
- André Masson, lettre à D.-H. Kanhweiler, mai 1929. retour
- Armel Guerne, Lettre à Cioran, 18 novembre 1965. retour
- Armel Guerne, « la Réponse », inédit, années 70. retour