Les Cahiers du Moulin

Les Cahiers du Moulin ont paru deux fois par an, d’octobre 2002 à octobre 2011.

N°1 - octobre 2002 - Présentation

Cahiers du Moulin n°1
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Editorial (Charles Le Brun)

Depuis trois mois je me suis réveillé à chaque aube dans la main de Dieu, vraiment […] heureux comme je ne l'ai jamais été peut-être ; je me suis refais un corps et une âme, en silence, dans l'effort et le calme serein, sans rien lire ni faire signe à aucun de ceux à qui, pourtant, je pensais beaucoup dans ma joie. […] Cet endroit est le plus merveilleux que j'ai jamais connu, et le moulin lui-même est en vérité un moulin de miracles, petits et grands.

Lettre d'A. Guerne à Pérégrine, 17 juillet 1961.

Le vieux moulin à vent que lui signala une amie, au tout début des années soixante allait devenir pour lui le lieu d'élection et donner naissance à quelques-unes de ses plus hautes méditations : Les Jours de l'Apocalypse, Rhapsodie des fins dernières, L'Âme insurgée. En découvrant à mon tour ce site, en juin 1970, la vieille Trilogie taoïste de l'ancienne Chine me vint aussitôt à l'esprit : le Ciel (Tien), la Terre (Ti) et l'Homme (Jen). Et je compris plus tard pourquoi, dans ce moulin, au point de jonction entre l'univers terrestre et le firmament, entre Ciel et Terre, l'homme véritable, l'homme attentif que fut Guerne avait retrouvé l'essence même de la prophétie. Cet endroit, à l'évidence, lui était destiné.

Vivre au Moulin (Isabelle Le Mercier)

Voir le muscari et le bouillon-blanc, la buse tournant en une ronde lente et retenue, la vieille poutre qui peu à peu disparaît, la figue écrasée dans son sucre, la perdrix rouge audacieuse le soleil enfin couché, la fragilité de l’horizon le matin…
Entendre la huppe signaler son bref séjour, la cloche qui répète les heures, le lérot si affairé la nuit, les bambous et leur frottement chuintant, les craquements des membrures dans le grand vent…

L’autorité d’une voix au timbre inoubliable m’a confié la tour fatiguée comme si c’était une évidence, en prenant soin de m’indiquer que sa valeur suprême était d’être ailleurs, là-haut et d’attendre toujours.
Les bras et les rires d’une famille m’ont rejointe. Mon amour a proposé une nouvelle audace de splendeur : que nous redonnions des ailes au moulin, en toute déraison, assurément.
Le goût et le savoir-faire des Compagnons ont choisi, taillé et assemblé six fûts de chênes des Pyrénées.

Lieu d’étroitesse et d’infini, qui n’est ni celui de l’oppression ni celui du vide, car il oblige à se situer en soi-même, enfin, tout simplement, doucement.

Ainsi en est-il. 

Les saisons - l'automne (Catherine Coustols)

Écoutez bien tous les deux : tout ce que vous avez vu n’est rien ; tout ce que vous avez aimé, désiré, admiré n’est rien : il FAUT venir ici et voir et se laisser prendre et masser par cette paix grandiose.

C’est en ces termes qu’Armel Guerne parle à Cioran et à sa compagne, Simone Boué, de cette région qu’il vient de découvrir et où il vient d’acheter un moulin qui « règne sur un paysage inouï, fraternel, qui ne finit qu’au bout du regard, de tous côtés. On peut, je vous jure, regarder le lever ou le coucher du soleil en lui tournant le dos. Et les couchants se prolongent des heures. »
Dans cette lettre datée de Tourtrès (Lot-et-Garonne), le 31 août 1961, Armel Guerne exprime son bonheur face à cette nature à tel point qu’il n’envisage pas de rentrer à Paris avant octobre, mais un accident de voiture va totalement modifier ses projets. Sa compagne, Ellen Guillemin, est très grièvement blessée et le retour dans la capitale est remis. Opérée, soignée à l’hôpital de Marmande Ellen Guillemin gardera jusqu’à la fin de sa vie des séquelles de l’accident qui détermineront et orienteront la vie du couple au moulin. Après une année de soins, il n’est plus question de retour à Paris, Guerne est sous l’emprise des lieux et de la nature environnante et ce n’est qu’en maugréant qu’il s’imposera quelques « visites furtives à Paris ». Une importante correspondance, suivie, nous offre des descriptions de cette région rythmées par les saisons et les humeurs de l’écrivain.

18 octobre 1962.

D’immenses vols de grues ont passé déjà, battant la nuit d’un froissement impressionnant et de cris de trompettes, qu’on eût dit échappés des étoiles. C’était beau dans tout son invisible grandiose, ce passage au seuil de la nuit, dans le soir prolongé comme pour un événement véritable. Les palombes s’en vont aussi. Et c’est un signe de froid, paraît-il, bien que mon romarin refleurisse comme à la Pentecôte et que toute la campagne reverdisse avec des allégresses de jeunesse sous les feuillages qui n’ont encore, ici et là, que quelques très légers éclats de jaune clair […] Une subtile brume reste avec la lumière et se nuance si suavement de bleu, qu’on croirait véritablement que les lointains viennent nous dire bonjour et couronner le moulin ou poser comme une auréole impossible sur l’église : le proche de l’infini. Quant au cyprès, si superbement noirs dans le grand jour, ils embrassent et ramassent sur eux la lumière, quand vient le soir, au point qu’ils paraissent phosphorescents, ou presque, dans le moment que tout s’éteint ailleurs. Voilà l’amitié des choses qui se serrent autour de nous et nous portent de jour en jour, comme si elles voulaient nous faire croire jusqu’au dernier moment que l’hiver est un mythe.

4 novembre 1969.

Ce qu’il y a de décourageant à notre époque, c’est l’instantanéité des faits à rejoindre et à dépasser le prophète le plus excessif.[…]Le miracle de cette fin des temps, c’est la ponctualité du sordide à rejoindre et à contrefaire sans le moindre délai tout ce que fait l’esprit.[…] De ma fenêtre, à l’instant, il m’a fallu voir un paysan, sur son tracteur, répandre un nuage brunâtre et épais sur sa terre labourée de frais ; le vent emporte péniblement cette masse empoisonnée jusque dans les bois proches ; l’opération terminée et l’homme parti avec ses machines, c’est comme une poussière de cendre maudite qui stagne avec le brouillard, marbrant le sol de tons pourris, gris, verts, bleus, indéfinissables. À vomir. La drogue est le signe des hommes. La drogue est le signe de la terre. […] Le masque, que votre souci d’hygiène réclame pour les gens des villes, les hommes de la campagne le portent déjà pour leurs travaux. Vous voyez.

Le mois d’octobre, ici, a été quelque chose d’incroyable, ensoleillé, lumineux, fleuri. Des tiges d’herbes complètement sèches portent leurs jeunes fleurs, tranquillement, comme si c’était le printemps quand les feuilles tombent. Je ne parle pas des rosiers, ils fleurissent tard, mais des pâquerettes, des centaurées, de toutes ces gamineries de l’herbe avant l’été, auxquelles on doit le parfum du foin. Or l’herbe est basse, sans parfum, couchée déjà pour l’hiver ; mais piquée de fleurs ici ou là.

Au Vieux Moulin, le 23 octobre 1971.

Mon cher Cioran. Je me demande en quel coin du monde on pourrait voir ce que nous avons contemplé hier, sous notre ciel immense : un coucher de soleil embrassant l’horizon total, à l’Orient comme à l’Occident, au Septentrion comme au Midi – et nous, là, au milieu, tournant autour du moulin pour tout regarder pendant une heure, dans un retentissement de bénédiction et de paix que je renonce à dire – et qui se prolonge encore ce matin. La lumière, depuis des jours est d’une légèreté incroyable ; il fait un temps merveilleux. Le mot qui viendrait se tourner dans la bouche, comme un vin, serait celui de gloire – s’il n’avait pas été souillé par ce qu’on nomme aussi de ce nom, et le sinistre usage qu’on en fait.

On ne saurait mieux parler de ce pays.

Extraits des Lettres de Guerne à Cioran. 1955-1978.
Ed. Le Capucin. Coll. Lettres d’hier et lettres d’aujourd’hui.
Lectoure.2001

 

N°2 - avril 2003 - Les Jours de l'Apocalypse

Cahiers du Moulin n°2
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Éditorial (Charles Le Brun)

Le premier Livre des Métamorphoses d'Ovide est en partie consacré au récit de la création de l'univers. Au second chapitre, on apprend que la durée des jours de la terre se divise en quatre périodes : l'Âge d'Or d'abord, celui de la vérité, de la justice, de la vertu, sans contrainte pour la race humaine ; puis l'Âge d'Argent, déjà soumis aux lois de la nature, aux morsures des saisons, aux décrets du temps ; vient ensuite vint l'Âge d'Airain, pourvoyeur d'armes, instigateur de guerres, assoiffé de sang mais loyal encore ; l'Âge de Fer enfin où le crime et le désordre règnent dans une impunité toujours plus élargie. Ce dernier âge, selon les données de l'ésotérisme, correspond à celui dans lequel entrèrent les hommes, il y a quelque six mille ans, et qui, selon les écrits de toutes les grandes traditions, doit s'achever vers l'an 2030.

Déjà, huit cents ans plus tôt, Hésiode en avait esquissé une fresque saisissante dans Les Travaux et les jours, faisant écho aux grandes prophéties de l'Inde ancienne relatives à l'Âge de Kali ou Âge sombre (1): le Kali-Yuga. La Bible, elle aussi, d'une manière à peine voilée, avait évoqué cette succession des temps dans le Songe de Nabuchodonosor : c'est l'histoire fameuse du Colosse aux pieds d'argile (2). Les anciennes populations d'Extrême-Orient, tout comme les Indiens d'Amérique du Nord ou ceux d'Amérique latine, connurent de même, en leur temps, cette division quaternaire que les limites de cet éditorial, malheureusement, ne nous permettent pas d'aborder en profondeur (3).

Si nous avons parlé des âges de l'humanité et plus particulièrement de l'Âge de Fer, c'est que ce dernier nous renvoie directement au thème de ce Cahier : l'aboutissement de l'histoire des hommes. Son terme. Autrement dit la « fin du monde », cette Apocalypse dont Armel Guerne aura été, tout au long de son existence et avec une insistance toujours plus pressante, l'un des porte-parole autorisés.

Son œuvre poétique, en effet, tout entière tournée vers le Grand Jour, n'enseigne pas autre chose. Au point qu'en ce qui le concerne, on peut risquer le mot de vocation (vocatus : appelé). Chez lui, la poésie n'est plus un ornement : elle est une arme. Celle des derniers combats. Parce que, comme il l'affirme, il n'est plus temps de perdre son temps à d'autres occupations comme c'est le cas de bien des auteurs, tous plus inutiles les uns que les autres et qui n'ont d'autre but que celui d'asseoir le néant de leur futile personne – les zombies, comme il les appelait.

Guerne, à l'évidence, ne partageait pas ce pain-là. Il s'appliquait à autre chose. Il n'est que de lire, pêle-mêle, les titres de ses livres : Mythologie de l'Homme ; Danse des mortsLe Temps des signes ; Testament de la perdition ; Les Jours de l'Apocalypse ; Rhapsodie des fins dernières. Ou encore : La Cathédrale des douleurs ; Au-dessous du niveau de l'enfer ; A Contre monde ; Temps coupable ; Au bout du temps.

L'ensemble est éloquent. Et situe l'homme. Un homme vrai. Sans manières. Sans duplicité. Sans pose. Eprouvé. Epuré. Comme un minerai débarrassé de ses scories et qui surgit, dans sa simplicité originelle, après être passé et repassé à la flamme du réverbère. Ceux qui l'ont connu le savent bien. Et ceux qui l'ont aimé mieux encore.
L'Apocalypse, comme il le répétait souvent, est commencée. Ses effets se sont déjà fait sentir dans des guerres dont l'ampleur dépasse l'imagination. Dans des sciences dont personne ne contrôle plus l'expansion. Dans la complexité toujours croissante des basses manœuvres politiques, économiques, financières et sociales. Dans le recul général de la vertu et des valeurs sur lesquelles reposait le passé tout entier ; valeurs qu'on s'applique minutieusement à éradiquer et qui ne seront plus remplacées si ce n'est par celle qui, partout, doit s'imposer dans les derniers jours du monde : l'argent – le Veau d'or – marqué, comme l'a écrit saint Jean, du signe de la Bête et de son chiffre.

  1. Notamment le Bhâgavata Purana, livre XII.retour
  2. Daniel II, 31 à 46.retour
  3. A ceux qui voudraient en apprendre plus, nous conseillons la lecture des ouvrages de René Guénon et de Gaston Georgel. Entre autres.retour

 

Factum est (Armel Guerne)

Ce texte, inédit à ce jour (11 janvier 2003), devait s'insérer dans Les Jours de l'Apocalypse (voir lettre au père Nesmy du 20 février 1967 : « Je comptais, de mon côté, supprimer purement et simplement la prose de III, "Factus est" […]. Personnellement, je n'aime pas cette prose (Factus est) qui a pris un ton moins ample que les autres et qui ne me paraît pas indispensable »). Au sujet de Factus est, voir aussi la lettre au même du 20 juin 1967. Guerne y rétablit l'orthographe véritable qui est Factum est, erreur corrigée de sa main dans le titre du tapuscrit, mais oubliée à la dernière ligne.

 

Il est peut-être là, ce singulier retard qui nous force à courir pour rattraper un temps que nous perdons de plus en plus, qui nous échappe dans sa hâte à se concrétiser, dans sa précipitation en fait, – l'avenir n'étant plus pour nous une chair historique depuis qu'il n'est plus vocation, appel – il est peut-être là, dans cette confusion atroce que nous avons faite entre la liberté et le salut ; dans cette parodie infernale du salut, à laquelle nous nous sommes livrés au nom de la liberté. Cette liberté qui a cessé, d'un coup, d'être la nôtre pour devenir celle des forces anonymes et brutales, depuis longtemps arc-boutées contre la faible digue de conscience qui nous en séparait : les légions pour lesquelles la réalité que nous avons réalisée représente le ciel ; et tous les vides que nous laissons en nous, au lieu d'y être, un paradis ! L'urgence même qui nous presse, sa vérité immense est que, dès à présent, elle pourrait s'être dépassée à force de se devancer, au point que plus jamais ici-bas elle ne sera rejointe. Tels des rats qui se multiplient étrangement avant une catastrophe qu'aucun ne prévoyait, mais dont la race seule, en dehors des individus, avait le sûr pressentiment : ainsi l'humanité, soudain, se multiplie désespérément dans ses progénitures et se met étrangement à surpeupler la terre qui ne lui donne plus assez à boire, ni assez à manger ; une terre qui s'épuise soudain par l'abus de ses nouvelles populations voraces et sans amour. Comme si la race, au niveau de sa viande, cherchait aveuglément à se sauver quand les individus, au niveau de leur cœur et dans l'abêtissement de leur esprit, n'ont cure de leur salut.

Or, tout est beaucoup plus urgent encore qu'il n'y paraît, parce que tout est fini où la réalité commence ; et le temps que nous y avons, ce présent que nous y recevons et que nous ne savons plus retenir, qui est déjà passé quand nous le regardons (obsédés par « l'actualité » qui nous tire obstinément du côté des « faits ») est véritablement un temps mort, accompli, inutilisable ailleurs que sur les inertes registres de l'histoire ou de l'information, laquelle ne nous arrive et ne nous renseigne jamais que par derrière, aussi rapide que soit la dépêche. Le temps vivant, le temps vrai, celui où s'accomplit la chimie spirituelle de toutes choses selon leur vérité entière, devance et commande la précipitation qui les solidifie et qui les cristallise au sein de notre épaisseur, qui les y fixe et les laisse fixées. La religion du « fait » (déjà fait quand il nous arrive, et qui n'a plus qu'à se défaire) c'est la religion de la mort ; et elle couvre la terre à présent. Quel est celui qui la dénonce dans son instinct ? Qui la renonce dans son cœur ?

Un peintre peut sans doute chercher à remonter dans la lumière vers les sources du feu, à la saisir dans sa réalité même, avant cette « réalité » qui naît de sa seule réfraction et qui ne mène à rien, ayant son commencement et sa fin au point d'impact de la Chute. Le musicien devrait aussi ausculter le silence et nous le rendre harmonieux, bienfaisant, dangereux, puissant comme il peut l'être, car les hommes l'ont empoisonné, tué dans leurs oreilles qui ne commencent « réellement » à entendre que le bruit, finissant d'écouter où il cesse. Le poète peut encore aujourd'hui (mais pour combien de temps, quand les langues se meurent ?) chercher à pénétrer l'intelligence du langage pour éveiller la sienne, entendre ce que dit le mystère du Verbe et de ses trois personnes dans sa vérité. Mais ces hommes qui sont seuls, on peut en être sûr, ne se réclameront pas de leur solitude aux yeux des autres, de tous les autres qui se réclament de leur nombre ! Ils auront néanmoins été tous trois chercher la réalité en passant par le ciel, voilà ce qu'il faut dire ; et chacun d'eux aura été, dans cette solitude, le seul présent au présent de son temps, parfaitement et douloureusement comblé dans son génie. Comprendre ou savoir : tout est là. L'artiste ne sait pas : il aime.

Le saint, lui, dans son parfait amour, cherche la loi à laquelle obéir ; il trouve la joie par-dessus toutes joies : la vie au vif. Par contre, le savant ne cherche que des lois auxquelles commander ; et tous s'en félicitent parce que dès qu'il les a trouvées, n'importe qui, à sa place, peut appuyer sur le bouton. Rien à dire à cela, sinon qu'il faut qu'une civilisation en arrive au terme de sa déchéance pour abandonner aussi délibérément la connaissance au profit des savoirs, infiniment plus démonstratifs puisqu'ils se traduisent aussitôt en savoir-faire, particulièrement savants dans les domaines fastueux de la mort, où nous pouvons déjà les voir d'une efficacité si grandiose qu'on n'ose même plus en envisager l'expérience. Naguère on s'en servait pour faire la guerre, hélas ! Demain on fera la guerre pour s'en servir. Est-ce assez simple ? Personne ne vit aujourd'hui sans multiplier en soi, autour de soi, devant et derrière, dessus et dessous, toute une foule cohérente de mensonges inavouables et de complicités inavouées, rien que pour parvenir à n'y pas penser. Tout ce travail énorme, cette besogne de tous les instants, alors qu'il serait si facile, au contraire, de penser justement à la chose exemplaire ! Ce n'est pas la réalité humaine : c'est la Face de Dieu qu'il est impossible à un vivant de contempler en face ! La réalité n'existe que pour cela, au contraire ; et quel que soit le nombre de ses masques, nous sommes là, nous, pour la dévisager. Celui qui la quitte des yeux est déjà mort ; et celui qui prétend s'en distraire est plus que mort : il est damné.

Ce monde noir, monstrueux, menaçant, ce possédé dans sa possession auquel il ne reste, visiblement, plus qu'une guerre ultime à faire, universelle enfin, et qui sera faite au nom de la paix pour le ravage des continents, dans une apothéose du mensonge qui deviendra la vérité par-dessus lui ; ce monde moderne qui a répandu le sang et le feu comme jamais les pires barbaries ne l'avaient fait, utilisant au surplus les rares intermittences pour oublier ses horreurs avec une froide promptitude qui glacerait même la mort : ce monde et son humanité, qui les maudira ? Ils sont là pour nous apprendre qui nous sommes et où nous en sommes. Bénis soient-ils ! Car ceux qui ont les yeux sur ce spectacle et qui en sont séduits, tant pis pour eux : ils iront avec ce qui leur ressemble. Reconnaître sa lâcheté est souvent d'un courage plus grand que le courage lui-même ; – mais quoi de plus facile ? L'âme la plus endormie se réveille merveilleusement aussitôt qu'on l'appelle ; et il n'y a personne au monde, quoi qu'il puisse dire ou faire, qui se plaise vraiment dans sa veulerie. On est mieux dans l'honnêteté.

Telle est la réalité humaine et telles sont les pentes de la grâce : c'est au-dedans de soi qu'on a le plus besoin, et donc véritablement envie de se dépasser ou de se rejoindre ; celui qui projette au-dehors et attend du dehors sa réussite ou son bonheur, surtout s'il y réussit, se prend à un simulacre dont il ne ressentira jamais, au fond de soi, que l'écœurante fadeur : une déception proprement diabolique parce qu'elle est inavouable, parce qu'il est toujours trop tard pour l'admettre et qu'il y a déjà beaucoup trop de choses habituelles auxquelles il faudrait renoncer. On ne peut plus. Et pourtant, oui, pourtant, de même que le mensonge engendre naturellement le mensonge et le multiplie à l'infini pour se soutenir, le plus timide, le plus hésitant premier mouvement de sincérité élargit surnaturellement l'ouverture à la vérité et mobilise derrière elle, avec elle et pour elle, toutes les forces et tous les héroïsmes d'une humanité retrouvée, inentamable dans son pouvoir et miraculeusement inentamée dans sa simplicité naturelle. Il n'est que d'essayer. C'est incroyable ce que le pas d'un homme peut changer et s'affermir, quand pourtant il croyait savoir si bien marcher auparavant, dès l'instant qu'il sait, non pas où aller, mais seulement qu'il s'était trompé de chemin. Mais attention ! il faut marcher : cela n'arrive pas aux gens qui se déplacent en voiture. L'automobile, par définition, ne s'arrête pas quand il faut ; si elle ne continue pas tout bonnement sa route pour garder la moyenne, le temps de freiner, elle est déjà trop loin. Ainsi les intellectuels, qui ne réfléchissent qu'en se faisant véhiculer leurs pensées ! L'expérience est un or qui n'a cours qu'à l'intérieur de la peau, où habitent de grands mystères, sous les arches de la méditation. Et ne venez pas dire que les machines nous trompent ! Il n'y a pas de mécanique capable de mentir ; il n'y a que nous, qui les servons dans notre idolâtrie et qui abdiquons devant elles, parce que ce sont elles qui nous servent le mieux à nous mentir à nous-mêmes. Tout est là. Ce n'est pas la manifestation d'une mauvaise conscience qui multiplie les « prodiges » de la technique, non ! c'est la recherche forcenée d'un mauvais alibi, qui ne nous convainc pourtant pas nous-mêmes ; qui ne peut donc convaincre notre juge que de notre culpabilité.

Il est quand même plus simple d'ouvrir les yeux sur le simple miracle de la vie que nous portons en nous, d'entrer dans son mystère, que de chercher à tout prix à le fuir dans l'émerveillement compliqué de sa sinistre parodie. L'homme a suffisamment et assez diversement vécu pour qu'on sache bien qu'il n'y a pas un atome dans la création, dont il puisse se dire le créateur. Quel que puisse être son génie, il n'est jamais l'inventeur que de ce qui est : celui qui va au-devant et qui découvre ce qu'il y avait là. Tout dépend donc de ce qu'il cherche ; et c'est pourquoi notre honte est si grande ! Et c'est pourquoi nous tenons tant à nous la camoufler. N'importe quoi vaut mieux, les espoirs imbéciles ou le désespoir plus imbécile encore, n'importe quoi, plutôt que l'aveu pur et simple de ce sentiment-là, parfaitement universel, et la reconnaissance vivifiante, rafraîchissante, véritable, de la faillite que nous sommes en train de parachever dans son désastre, quand Adam n'avait pu que la commencer, pour nous rendre enfin à ce que nous sommes essentiellement.

Avoir honte de cette honte-là, de nos jours, et refuser à cause d'elle l'évidence libératrice et son éblouissante approche, c'est aussi bête que d'avoir honte de sa mort, – s'il a jamais été permis à un humain d'être assez orgueilleux pour se faire ce sentiment-là ! s'il a jamais été possible à un orgueilleux de se mentir à ce point pour essayer d'échapper à sa peur.

La peur, mais oui, la peur, celle que nous mangeons avec notre pain de chaque jour ; la peur, qui est à présent dans nos chairs épaissies cet aiguillon de l'âme que la crainte de Dieu, il n'y a pas très longtemps, suffisait encore à aiguiser. « No pro mundo rogo ! » Ce n'est pas pour le monde que je prie, a annoncé le Verbe : et lorsque nous osons répéter avec Lui les paroles de Sa Parole en demandant à Dieu que Son règne arrive et que Sa volonté soit faite sur la terre, c'est à l'heure de l'Accomplissement que chacun de ceux qui se sont risqués à les dire, ces paroles absolues, doit répondre du sérieux de ses lèvres et du vrai de son cœur : quand il ne restera ni cendre ni poussière de cette malheureuse réalité terrestre dont nous faisons absurdement tant de cas, alors même que nous sommes déjà de taille nous-mêmes à en faire éclater la coquille !

L'heure divine dont il est tellement impossible de ne pas savoir qu'elle est venue sur nous, est à présent tellement proche, depuis le temps qu'elle avance avec le temps, tellement avancée, et son unique perspective est si formidablement ouverte où toutes autres sont fermées, qu'on devrait en fondre de joie, en se voyant, dans l'Oméga, les frères mêmes des saints apôtres de l'Alpha ! C'est dans le comble triomphal de la Rome païenne, en effet, au comble surévident de son impériale puissance, tout entouré de ses gendarmeries et recherché déjà par ses polices que, dans son nid de pauvreté, le Christ, par l'humble extrémité de la naissance humaine, a choisi d'apparaître pour tout changer. Pour tout sauver. Et maintenant, il ne nous reste plus beaucoup à attendre pour que le monde triomphal ait mis décidément le comble à son triomphe : tout va décidément assez vite pour cela. A peine a-t-on peut-être encore le temps de se demander sérieusement, en voyant cette fois avec les yeux de la raison que le temps ne va pas plus loin, si oui ou non notre foi en est une, ou si nous ne pensions pas doucettement que Dieu finirait bien par se contenter de ce que nous croyions croire, au lieu de croire absolument.

C'est le moment.

Le combat de la fin du monde est une bataille, comme la foi, qui réclame des hommes entiers. C'est aussi sur des hommes entiers que s'étend le règne de Dieu, entièrement, depuis toujours. Ceux qui veulent se retailler une image d'eux-mêmes plus conforme à leurs idées, très bien pour eux tant qu'ils peuvent s'y tenir ; mais après, ils vont quand même se rejoindre dans leurs rognures…

Et factum est. 

Genèse de l'ouvrage (Armel Guerne)

Ces quelques extraits de lettres adressées par Guerne au Père Claude Jean-Nesmy qui assurait la production du livre mettent en lumière le travail du poète qui considérait ces textes parmi les plus importants de sa création.

Une fois encore, j'en suis certain, les langues ont à parler sous le ciel où chantent les anges, quand sur la terre, déjà, presque personne ne les entend plus ; et la langue française plus que toute autre, assurément, non seulement parce qu'elle est la dernière héritière de la cascade de l'hébreu au grec, et du grec au latin, mais aussi, mais surtout parce qu'elle est déjà une langue morte un peu partout en France, et chez ceux qui l'écrivent en particulier. Feu la langue française, cette langue de feu ! - Un langage armé, une langue habitée, c'est le vrai moment : le dernier. Je voudrais aussi qu'il y ait quelques proses, que j'attends, dont une qui ferait la différence entre le mystère et l'énigme, expliquant pourquoi l'âme, tissée de crainte et d'épouvante et n'ayant son remède que dans l'amour, laisse l'intelligence s'affairer à déchiffrer et résoudre l'énigme parce qu'elle est incapable d'épouser le mystère. Je crois que sur l'Apocalypse, tout est dit dans l'Apocalypse, et notamment qu'il faut manger le petit livre ouvert, avaler toutes ses images telles quelles, sans prétendre les expliquer comme des symboles chargés et surchargés de significations, afin que leur vie toute crue agisse à notre insu sur et dans notre vie : cette vie qui est tout ensemble bien plus petite que ce que nous la voyons, et infiniment plus grande que ce que nous la croyons être. Sa douceur sur la langue et sa virulence dans l'estomac, j'ai déjà éprouvé qu'elles pouvaient l'être dans les deux sens : sucrée à prendre, amère à avoir et à digérer ; amère à connaître et douce à dire, à exprimer, à vivre en fonction de la Gloire, à porter comme un premier éclat de l'éternité. Ce qui fait la lâcheté des hommes, ce n'est pas la peur ; c'est la peur qu'ils ont d'avoir peur, par égoïsme et par orgueil. Je sens bien que les saints ont connu, vécu les pires épouvantes, mérité les meilleures consolations qui sont aussi les plus sûres et les plus actives consolidations.

Quant aux évidences de l'Aujourd'hui, elles sont si évidentes que mon seul embarras n'est que celui du choix : il y a tout à voir et à entendre dans ce que les autres – et surtout les grands de ce monde – ne voient pas, n'entendent point. Tout à dire, avec ce seul et même cri de l'enfant qui naît en quittant l'innocence et de l'agonisant qui meurt pour, peut-être, la retrouver : ce même faible soupir des enfants de Dieu, quand ils ont assez peur pour n'avoir plus à craindre d'avoir peur, ni à le redouter.

4 juin 1966

 

Je vous ai expédié – enfin ! – ce matin le manuscrit des Jours de l'Apocalypse (avec les photos) et je suis très anxieux, comme vous pouvez l'imaginer, de savoir ce que vous en pensez. […]D'un côté, je crois avoir écrit là ce que j'ai fait de meilleur ; mais de l'autre côté, cela me paraît tellement pâle à comparer avec les océans de feu sur lesquels je navigue depuis 6 mois…Je peux vous dire, en tout cas, que j'y ai mis toutes mes forces jusqu'à l'exténuement, ce qui m'a valu parfois de singuliers secours de grâce (sans parler d'un miraculeux enrichissement intérieur.)

[…] Et je me sens tout à coup très veuf depuis que je n'ai plus devant moi que des livres à ranger et des papiers à remettre en ordre. Je voudrais tellement, tellement que ce soit un bon travail ! Et que ce titre porte efficacement sa semence spirituelle ; qu'il ait une richesse, une somptuosité généreuses dans sa démarche publique ; que l'élan du langage ajoute de la vie à ce qu'il peut y avoir de statique ou de trop sage dans les images, par ailleurs étonnantes quand on "entre dedans" comme j'ai eu, moi, l'occasion de le faire si longuement, si silencieusement.

8 décembre 1966

 

 […] Je viens de passer six mois dans ce travail, absorbé nuit et jour, poussant l'effort à la limite de mes forces (le médecin que j'ai du faire venir, depuis, me soigne pour le surmenage et l'épuisement général) et tout au long de ces mois, de jour en jour, ma volonté et mon effort ne visaient que l'ouverture finale et le champ de gloire de cette 3e partie. Le reste, bien sûr, a été écrit, réécrit, coupé, recomposé, repris encore, serré, resserré, et mon cabinet de travail ressemble toujours à un champ de bataille, même à présent que la plupart des livres sont rangés, avec tous ses papiers épars, les ébauches et les versions successives mais tout cela convergeait sur ce seul point final : l'essentiel, qui est, finalement, ce dont on ne peut pas parler. Je me suis heurté, de toutes les manières, a un manifeste interdit qui me barrait déjà même les voies d'accès les plus éloignées, les plus indirectes. Passer outre eût été se précipiter dans la littérature, et vous savez sans doute que si j'ai une raison d'être sur terre, c'est bien pour refuser de tout mon être une déchéance et une infamie qui deviendraient criminelles à côté de saint Jean, dont chaque mot est à la fois un mystère et un sacrement. Si je suis à peu près certain d'avoir su véritablement, à la fin, OBEIR, c'est justement dans la mesure où j'ai tant essayé, échec après échec, refus après refus, de suivre encore mon propre mouvement, qui répondait comme le vôtre aux perspectives que nous voyons dans l'Apocalypse, dont les visions descendent toutes du trône divin et de la cour céleste sur la terre. Mais celle que nous vivons, nous, maintenant, sur la terre, s'incarnent temporellement et avec une précision absolue, à l'inverse absolu. D'où nous sommes - si nous le voyons - il ne nous est peut-être plus permis de parler relativement de Dieu, quand nous allons à Lui absolument, ni surtout d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle que nous sommes si près de connaître, mais dont nous ne savons rien tant que le premier ciel et la première terre n'ont pas disparu, et tant que la mer qui avait été, n'est plus. Le fait est, en tout cas, que le texte saint le marque avec une rare insistance quand il reprend, au chapitre XXI : "Et moi, Jean, je vis la sainte cité, la nouvelle Jérusalem" c'est-à-dire que c'est à lui que cette vision a été confiée pour nous la montrer, à nous, qui ne pouvons que la recevoir, et la recevoir de lui seul. Il me paraît qu'il y a de l'impiété et du mensonge à vouloir ou prétendre montrer quoi que ce soit à sa place, à notre tour, et hors de ses paroles, qui sont les seules sur lesquelles on puisse se fonder tant qu'on n'a pas la vision elle-même.

En outre, il me paraît impensable que quelqu'un puisse se permettre - quand il aura paru - de regarder ce volume des Jours de l'Apocalypse sans relire au moins à ce moment-là, soigneusement, les XXII chapitres du texte même. L'ouvrage dont peuvent se charger mes poèmes et mes proses n'est pas de parler de l'Apocalypse, mais des Jours de l'Apocalypse, avec la tâche suprême de faire valoir que ces jours-là sont les nôtres. N’est-ce pas ainsi que vous le voyez ? J'ajouterai que je n'écris évidemment pas pour vous, qui avez le bonheur d'être des serviteurs au service de Dieu, mais pour le monde, qui est positivement dans une telle capilotade spirituelle, et avec un langage si affaissé, qu'on ne peut guère s'autoriser à lui parler de Dieu, et de l'amour de Dieu, et de la gloire de Dieu, directement ou indirectement, que si l'on n'use plus que de langues de feu ; autrement, il retourne, quand il en a, à sa religion qui ne le rattache à rien, sinon à de vagues habitudes totalement désertes d'amour, vides d'expérience réelle et séparées de toute connaissance. On ne peut pas se fier à son intelligence, ni encore moins à son esprit ; mais je fais confiance à son âme : et c'est pourquoi je n'ai rien avancé qui ne soit venu d'une réelle expérience "en ce monde", "de ce monde", et qui le pousse autant que possible vers Dieu. Il n'y a pas un mot, dans les poèmes ou dans les proses, qui ne soit avant tout armé contre un mauvais emploi, un effet détourné ; et il me semble qu'une grande grâce m'a été donnée, tout au long, - une grâce de charité vivante - pour qu'il y ait une telle et si profonde tendresse par-dessous, d'autant plus constamment efficace quelle est plus constamment cachée, insaisissable et agissante, inexprimée et véridique. […]

Au surplus, maintenant, ce serait désamorcer de sa force vive chacun des poèmes et chaque ligne des proses, que d'essayer de peindre ou de suggérer ce qu'ils regardent avec une fixité et une intensité qui doit, qui devrait, en tout cas, y conduire chaque lecteur. Je suis convaincu que ce n'est pas, à l'heure qu'il est, un service à rendre aux hommes dans leur impuissance, que de leur mâcher plus ou moins une nourriture qu'ils doivent manger eux-mêmes : il faut leur apprendre leur faim.

Mais comme vous avez entièrement raison quant au fait indéniable de la lacune énorme ; et comme il faut une solution, alors que je m'avoue assez vraisemblablement incapable de la combler formellement, je vous propose de commencer le SENS DES IMAGES ET DES TEXTES, à la fin du volume, par l'aveu de cette lacune (reconnue expressément par le verset mis en exergue) et par la recommandation faite à tout lecteur de revenir d'abord au texte de l'Apocalypse, en notant pour lui que tout, en effet, est centré et part de la vision rayonnante du ciel, du trône divin, de la cour céleste, de la Ville-Dieu, l'histoire passant tout entière par le moment "éternel en soi" de la Mère revêtue du soleil, la Femme qui met au monde l'Enfant mâle, que le dragon voulait dévorer, et qui doit gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer.

Oh ! non, je ne refuse pas de remettre en travail ce travail, pour ce qui est de moi ; mais je suis presque sûr, parce que ces mois intenses de méditation m'ont appris tant de choses, que non seulement je ne serai pas capable de le faire, mais que probablement je ne pourrai que tout gâcher. Une seconde fois, au chapitre XXII, il est écrit : "C'est moi Jean qui ai entendu et qui ai vu toutes ces choses"(8) et plus loin, v. 11 : "Que celui qui commet l'injustice la commette encore : que celui qui est souillé se souille encore : que celui qui est juste se justifie encore : et que celui qui est saint se sanctifie encore. " Aucun de ceux-là n'a réellement besoin de rien d'autre que de la vision dont saint Jean nous donne l'image, ou alors seulement qu'on la lui rappelle, personnellement, comme je vous propose de le faire dans les premières lignes de la Note finale. Si je devais parler de l'Apocalypse, je pourrais écrire des pages et des pages, maintenant. Je n'ai pas non plus parlé des 2 témoins, ni du Silence dans le ciel, ni de la conversion des Juifs, ni de tant d'autres choses. Mais je crois entendre déjà les 200 millions de cavaliers fourbir chez Mao le harnachement de leurs montures avec leurs queues qui tuent et leurs gueules qui crachent le feu. Je n'ai rien dit du petit livre, qu'on doit "manger" comme il l'a été, et non pas expliquer, ou chercher à comprendre.[…] 

9 janvier 1967

 

 […] Personnellement, je n’aime pas cette prose (Factum est) qui a pris un ton moins ample que les autres et qui ne me paraît pas indispensable; de plus, je crois qu’une amputation massive est beaucoup plus saine à l’esprit qu’une série de changements qui sont, je vous l’ai dit, parfaitement légitimes à chaque fois, dans chaque cas particulier, mais qui, du fait que néanmoins ils portent sur l’ensemble, risquent de désaccorder tout l’orchestre secret des différents registres mis en œuvre au moins pour ébranler, sinon pour franchir à coup sûr, l’inertie spirituelle qui est la marque de ces temps de la fin: cette mollesse d’âme qui appelle sur elle, parce qu’elle est une faillite de l’amour, les extrêmes sévérités et les menaçantes rigueurs, réappuyées sur la voix rude des prophètes de l’Ancien Testament, que la voix du disciple Bien-Aimé vient mettre, au nom de Dieu, au terme du Testament d’Amour dont il avait écrit le plus doux évangile. Ce qui me frappe, en effet, c’est que l’Apocalypse est faite pour être lue à la fin, depuis ce point ultime des moments de la fin où nous pouvons terriblement nous deviner déjà, nous, maintenant. Placés nous-mêmes dans le temps à la place où Dieu l’a voulue dans les Écritures, c’est-à-dire les derniers, peut-être sommes-nous les premiers à pouvoir apprendre que cette prophétie, qui les reprend toutes dans son miroir, se déchiffre dans l’autre sens et n’est ouverte que sur l’éternité. Peut-être aussi sommes-nous les seuls, si près du Jugement, à pouvoir déjà presque comprendre pourquoi les grandes images libres de la Gloire sont si sévèrement gardées, devant et derrière, par des paroles assez dures et tranchantes qui ne permettent l’espérance qu’à ceux-là seuls qui ont, et qui vivent, l’héroïsme de la foi: ceux qui suivent encore un peu plus loin qu’eux-mêmes le grand élan d’amour dont ils sont les petits-enfants. L’image de la Gloire —parce qu’elle est absolument INIMAGINABLE— a bien pu être, comme elle l’est, mise sous tous les yeux; mais il est clair que ses gardes terribles la réservent aux seuls regards de ceux qui sont toujours capables de trembler de peur devant l’éternité. Elle est matériellement cachée à tous les autres, nos contemporains, qui se sentent au fond d’eux-mêmes des hommes assez grands pour ignorer la crainte.

Et c’est pourquoi le texte me semble avoir sa place nécessaire ou vers la fin, ou pour finir l'action sensible et polémique des paroles profanes, qui n'ont pour elles que d'être humainement actuelles et de viser les cœurs au niveau où ils sont.

20 février 1967

 

 […] Il faut que j’achève, à présent, le Nerval "à vif" que j'ai en train, avant de replonger dans cette Apocalypse qui, en se révélant toujours plus, déchire à mesure la vie qui la reçoit afin d'y faire entrer les certitudes bien plus grandes qu'elle y apporte. Ce n'est pas le texte, ce n'est pas le travail même qui m'ont tant exténué : c'est le contenu, ou si vous préférez, c'est le chemin spirituel qu'il m'a fallu courir ; et je dois rassembler mes forces afin d'y revenir. […]

Si fort que soit le médecin du corps, ce n'est pas lui qui saura me défatiguer du poids qu'on se met au cœur en contemplant ce qu'on peut voir de la fin des temps. Et il faut avoir le cœur lourd pour bien mourir, non ? […]

Au sujet du poème "666", je crois pouvoir vous dire que cette fin est strictement exacte, les progrès de la "complicité" incriminée s'étendant pesamment comme une boue dans un marécage, comme un poison dans un liquide. C'est une affaire d'eaux basses, et il serait dommage de donner une meilleure assise au souffle du poème, qui doit s'enfoncer. S'il est ce qu'il faut, celui qui le suit devrait prendre peur en soi-même, et prendre froid, en arrivant là. Une terreur salutaire ; un froid qui appelle la chaleur. Mais tout cela n'est peut-être qu'un rêve. Il y a ailleurs bien d'autres rythmes qui prennent des chemins sur lesquels je ne serais jamais allé tout seul. Après, tout ce que je puis dire, c'est que j'y suis allé, en effet. Le paysage étant plus important que le marcheur (qu'il marche bien ou mal) je ne vois pas où trouver une autorité suffisante pour le retoucher, le corriger éventuellement. Il faut d'abord lui obéir, et même mal, c'est encore plus sûr ! Simulacre et contrefaçon de la féminité, de la fécondité, l'antre béant qui s'ouvre avec 666 est un abîme gluant, poisseux comme le sang, grouillant comme lui, pluriel. L'idée du marécage, où personne au monde ne descendra jamais, puisqu'il monte vers nous, et que tout le monde connaît.

19 avril 1967

 

[…] Quel réconfort que ce livre accompli, assurément inépuisable comme l'Apocalypse elle-même. Jamais je n'ai ressenti aussi cruellement la sanction, le châtiment qui condamne un auteur à ne jamais pouvoir se lire comme le lecteur le lira, à ressentir ce premier choc ; mais au-delà, quand on entre dans les concordances, ah ! quelle musique ! Vous imaginez bien avec quelle curiosité, quelle avidité je l'ai ouvert, puis examiné, puis lu (du bout des yeux en ce qui regarde mes textes, puisque je les connais) les notes, les titres, etc. Depuis, je peux difficilement passer deux heures sans y revenir, le toucher, me caresser l'esprit et le cœur à sa vue, comme quelqu'un qui n'arrive pas à se convaincre de son bonheur. Ce n'est pas un livre, c'est une explosion, capable à la fois d'assourdir ceux qui croient écouter, d'aveugler ceux qui croient voir et de se faire entendre par les sourds, de glisser sa lumière sous les paupières des aveugles. Le langage qu'il faut, qui parle et qui se tait aux bons endroits, dont le silence monte… L'inconvénient des livres d'art, c'est qu'on les admire et puis c'est fini : on est quitte ; on les quitte. Mais celui-ci est d'une autre trempe, qui force et qui dédaigne en même temps l'admiration : on l'admire et tout commence ; on va au bout de l'admiration et c'est toujours sans être quitte, et il faut revenir, y revenir. Je suis certain, mon père, qu'on n'a pas vu depuis très longtemps en France un ouvrage aussi parfait, c'est-à-dire aussi irréprochable sur le plan de la réussite, et néanmoins puissant quant à la dynamique, et capable d'entreprendre un tel travail, de le poursuivre en fait avec une telle et si imparable efficacité qu'il ne vaut que par elle. Il ne reste pas sous les yeux mais devient acte aussitôt : action. De quoi aucun de nous ne saurait se vanter ; mais quelle fierté de savoir qu'on a pu être l'un de ceux qui y ont servi. Je n'ai pas souvent pleuré depuis que j'ai perdu l'enfance, mon père, mais je vous jure que des larmes de reconnaissance ma sont venues, ici, seul dans ma chambre de travail, en y pensant, devant l'irrécusable évidence de ce DON, de son utilité, de sa nécessité, dont l'extraordinaire grandeur est exactement mesurée sur le besoin des jours que nous vivons. Personnellement, j'en suis comblé au-delà de toute attente. Comblé à tous égards. Qui sait si la permission de Dieu ne va pas aller jusqu'à accompagner cette œuvre dans le monde et en faire un succès en dépit de sa qualité ?

6 août 1967

L'Apocalypse, une histoire vécue (Armel Guerne)

Nous avons dépassé le seuil de l’Apocalypse et, à mon avis, on se trompe lorsque l’on veut regarder ou lire l’Apocalypse comme une prophétie ; en réalité on devrait la lire et la comprendre comme une histoire vécue, déjà passée en partie, et au fond de laquelle nous sommes charnellement engagés. C’est ce qui se passe tous les jours. Elle est plus qu’à nos portes, elle est entrée dans notre vie, nous sommes en train de la vivre, absolument.

On néglige toutes les questions spirituelles pour s’occuper de choses tout à fait accessoires, extérieures, qui n’engagent pas le profond de l’existence, et, en fait, nous sommes engagés dans la fin du monde, tout le monde le sait, seulement tout le monde a peur d’y penser. Alors on pense à autre chose. Mais il est important de penser à une chose comme celle-là, à mon avis enfin, d’y réfléchir, de s’y préparer, d’essayer de sauver les valeurs.

Un poète, c’est quelqu’un qui essaie de mettre dans un monde devenu affreusement laid, horriblement égoïste, dur, méchant un peu de tendresse, un peu de beauté, et surtout dans un monde qui est totalement voué au mensonge, possédé par la loi du mensonge, un peu de vérité. Une vérité qui dure, qui commence au ras de la terre et qui va jusqu’au ciel, et qui reste.

Extrait d'un entretien radiophonique 

N°3 - octobre 2003 - Novalis

Cahiers du Moulin n°3
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Editorial (Charles Le Brun)

Ces quelques hommes et femmes auxquels l’Histoire a donné le nom de Romantiques allemands, furent parmi les derniers à dénoncer l’imminence du drame que les années à venir allaient connaître.

 

Dans le même temps que Novalis tentait de rassembler tout ce qui pourrait encore sauver les derniers vestiges de l’âme européenne, de l’autre côté de l’Atlantique, une race entière dont on avait volé la raison d’être en lui prenant sa terre disparaissait, anéantie, criant au ciel son désespoir et maudissant les artisans de son malheur. Les « Peaux-Rouges », car c’est d’eux qu’il s’agit, avaient dit par le truchement de leurs interprètes : « L’homme blanc détruit tout ce qu’il touche. » Chez eux, en effet, lorsqu’on les découvrit, rien n’existait qui fût profane quand chez nous – leurs « civilisateurs » – l’attention tout entière s’était déjà irréversiblement tournée vers cette philosophie du déshonneur qu’on allait habiller du nom d’utilitarisme et selon laquelle rien ne compte que le nombre, la quantité, la production et l’appropriation dans l’irrespect le plus total de la Nature et le mépris de ses lois – irréfragables jusqu’alors.

L’assourdissant concert de notre équivoque progrès ne nous laissera plus bientôt la moindre place pour la plus élémentaire MAIS indispensable prière, avalés que nous sommes par la horde enragée des démons ricanants de la publicité, de l’insolence, de l’impudeur, de l’impiété ; expulsés de nous-mêmes par le bruit et l’image du tout-puissant écran et distraits, jusqu’au vertige, par sa logorrhée fallacieuse.

Alors, on peut se demander sans sourire : que restera-t-il de nous, dans quelques décennies, si la hâte se hâte encore à tout vider de ce qui fit le fondement de nos pays ? Qui osera se dresser contre ce monde désorbité, impaisible et cruel sous la grimace humanitaire ? Les Romantiques l’ont fait, tentant de réveiller l’univers des esprits pour que l’Esprit survive ; que le sacré habite encore le cœur et la parole et le geste de l’homme. Mais aujourd’hui, quelle heure est-il au cadran de nos destinées ? Et qui, dans les fracas dérisoires de « l’actualité » désormais souveraine, l’entendra sonner ?

 

Le Chantre de la lumière cachée (Charles Le Brun)

 Je vous assure, mon cher Charles, qu'un jour, dans le plus grand besoin, quand vous aurez appris à entrer dans votre lecture et quand votre lecture pénétrera en vous, racinant en racines, vous trouverez ici une mine de volonté. C'est le plus grand trésor ; l'inépuisable poésie.

Votre ami.

Armel Guerne

 

C'est ainsi qu’Armel Guerne, au mois d’avril 1975, me dédicaçait sa traduction des Œuvres complètes de Novalis. Il savait à qui il parlait. Il savait de qui il parlait. Et il savait pourquoi. Moi seul l’ignorais encore. En m’incitant à lire ces pages, il me donnait une clef. De celles qui n’ouvrent que les bonnes portes. Au bon moment. Elle m’a servi depuis et d’autres sont venues qui n’eussent point fonctionné sans ce premier passage.

Car – et ses amis le savent bien – il n’était pas de ceux qui écrivent ou parlent pour ne rien dire. De l’auteur des Hymnes à la Nuit, il disait parfois qu’il l’avait aidé à « tenir » dans les geôles de la Gestapo. Ce qui laisse à penser que l’écriture peut devenir vivante lorsqu’elle cesse d’être uniquement littéraire et se met au service de l’esprit.

Parmi les poètes, Guerne attribuait à Novalis la première place, la plus haute, la plus noble, pour la simple raison que dans cette œuvre, la poésie cesse d’être un ornement pour atteindre à la vision métaphysique du monde. Ce que les professeurs n’enseignent point. Il avait reconnu en la personne du jeune Saxon le chantre inspiré d’une lumière cachée – la lumière de la nature – héritier direct des Bœhme et des Paracelse ; celui qui, de tout l’enthousiasme de sa brève existence, avait tenté de retrouver l’unité perdue d’une Europe vieillie, saturée de doutes et menacée dans son intégrité par les séductions trompeuses d’un progrès bientôt tout-puissant ; celui enfin qui notait dans ses carnets cette phrase étonnamment révélatrice : « Ne devrais-je pas remercier Dieu de ce qu’il m’a révélé de si bonne heure ma vocation d’éternité ? »

Plus que Rimbaud, le voleur de feu ; que Hölderlin, le forgeron du verbe ; ou que Nerval – son frère pourtant, mais étrangement retenu à l’orée du mystère, Novalis croyait à la restauration de l’âme. Cette restauration, il la nommait magnifiquement la « conversion à la nuit ». Nuit prophétique qui n’est pas le contraire du jour, qui abrite aussi ses constellations et dont les alchimistes ont toujours enseigné qu’il faut la déchiffrer si l’on veut parvenir, tout au bout du chemin, au Magistère.

Armel Guerne ne fut pas ignorant de ces choses. Loin de là. Et ce n’est pas gratuitement qu’il écrivait : « Tout le visible est encre à l’invisible main. »(1) De fait, les textes qu’il a laissés sont remplis de signes dont les disciples d’Hermès n’auront aucun mal à interpréter le sens. Mais les autres ? Les professionnels de l’écriture et de la critique, ces lourds pédants outrecuidants et péremptoires, imperméables aux bonds légers de la grâce et que Nietzsche appelait les Philistins de la pensée ? Tous ces hommes assis, accablés de savoirs et de doutes, prudents comme des renards, vaniteux comme des paons mais surtout, SURTOUT, triplement enfermés dans le sarcophage de l’érudition – ce monstre insatiable et glacé dont les viscères n’ont jamais amassé que la mort – tous ces hommes de cabinet, ces philologues, ces psychologues, maîtres en leurs disciplines si souvent discutables, si rarement discutées ? Eh bien ! ceux-là n’accèderont pas au Secret pour ne l’avoir jamais seulement pressenti, enfermés, verrouillés, cadenassés qu’ils sont dans les prisons de l’intelligence et de la raison ; pour ne s’être pas demandés si le cœur, par hasard, n’avait pas son mot à dire dans l’auscultation de la nature – cette porte ouverte sur ce qu’aucun langage ne peut saisir. La Nature : l’encre dont Dieu se sert pour parler aux hommes ; ce Liber mundi du lumineux Moyen-âge dont le grand Paracelse, tout comme Novalis, trois cents ans plus loin, s’était fait non seulement l’annonciateur mais aussi et surtout le révélateur.

Commentant les pages de ce Livre, le Prince des deux médecines, comme il se désignait soi-même, concluait : « Dieu les a écrites Lui-même, fabriquées, reliées et pendues aux chaînes de son atelier de reliure. En elle, ni fausseté, ni tromperie, ni erreur, ni séductions, ni défauts. Et si, néanmoins, quelque chose d’elles est rapporté sur le papier, c’est la Lumière de la Nature qui doit prodiguer l’instruction et non l’homme. »(2)

Avis aux cuistres solennels de l’Université et à ceux qui, derrière, dans l’ombre – dans les ténèbres devrait-on dire – à leur insu bien sûr, leur soufflent les contre-valeurs dont la majorité des locataires du globe, depuis tantôt deux siècles, a fait son pain quotidien. Pour sa perte. Car les cycles de l’humanité ont aussi leur fin avant que ne revienne l’Age d’Or. 

  1. (1) Armel Guerne : « L’invisible » (Le Jardin colérique, Phébus, Paris, 1977).
  2. (2) Quatre traités de Paracelse traduits de l’allemand par Horst Hombourg et Charles Le Brun, éditions Dervy, 1992.

Novalis l'admirable (Jean Moncelon)

 Tout est admirable dans la vie de Novalis.

Son nom, tout d’abord, Novalis, pseudonyme de Friedrich von Hardenberg, « nom quasi-parfait », selon l’expression de son principal traducteur en France, Armel Guerne, « nom merveilleux qui devient à lui seul, déjà, rien qu’à l’entendre, comme le signe clair et presque, dirons nous, la clef du grand mystère de cette âme latine dans son corps allemand et son verbe germain. » Mais aussi son visage, d’une beauté singulière, certes « de cette espèce qui ne plaît pas à la foule », mais dont Tieck dira qu’elle faisait de Novalis « la plus pure et la plus séduisante incarnation d'un esprit hautement immortel. » Admirables furent ses amours - Sophie, Julie -, ou mieux encore sa vocation à l’Amour qu’il réalisera de la manière qu’il avait pressentie, en 1797 : « L’amour peut, par le vouloir absolu, se muer en religion. C’est par la mort seulement que l’on devient digne de l’Etre suprême ». Et sa mort, justement, est admirable, comme en témoignera Friedrich Schlegel : « Il est certain qu’il n’a eu aucun pressentiment de sa mort, et il est à vrai dire à peine croyable de mourir d’une manière si douce et si belle. Pendant tout le temps que je l’ai vu, il a été d’une sérénité qui passe toute description, et quoique sa grande faiblesse l’empêchât beaucoup de parler lui-même, le dernier jour, il prit part à toutes choses de la manière la plus aimable, et il m’est précieux par dessus tout d’avoir encore pu le voir ».

Tout comme son œuvre est admirable, que ce soit ses essais, dont il faut retenir les incomparables Disciples à Saïs, ou encore Foi et Amour, que ce soit ses fragments philosophiques, inaugurés très tôt, par cette déclaration qui est tout un programme : « Le véritable acte philosophique est le meurtre de soi », ainsi que ses Fragments mathématiques – « La vie suprême est mathématique » - que ce soit son unique roman, inachevé, Henri d’Ofterdingen, et surtout ses Hymnes à la Nuit qui constituent l’un des sommets de la poésie occidentale.

Admirable, enfin, son expérience spirituelle, d’une rare intensité, et qui ne peut guère se comparer, en Occident du moins, qu’à celle d’un Dante, ce pèlerinage intérieur qui conduira Novalis, après la mort de Sophie, jusqu’à l’Orient de son âme : « C’est vers l’intérieur que va le chemin mystérieux », a-t-il écrit dans une formule célèbre. On pense ici à Armel Guerne évoquant « le chemin secret [qui], même s’il passe par Hemsterhuis, Jacob Boehme ou von Helmont, conduit finalement à Paracelse et de là, à l’intérieur de tout être ».

Novalis fut un poète, indubitablement, et même « le poète suprême », comme l’écrira Armel Guerne : « Non le plus grand. Le plus naturellement surnaturel de tous, le plus lucide ; non pas le plus éblouissant dans le visible de ses œuvres, mais le plus transparent, divinement, dans la substance de leur être ; donc le plus vrai ». « Poète omniscient », également, ce en quoi il fut aussi un théosophe qui accomplira sa vocation à l’amour, en très peu d’années, et portera à sa plénitude un destin lumineux, inscrit dans son nom, dont les étoiles ou les Orients se nomment Sophie, Julie-Mathilde et Christus.

Vocation, destin qu’il nous confie comme un viatique.

C’est ainsi que le premier enseignement de la vie de Novalis se trouve sans doute dans sa mort. Aucun autre destin que le sien n’illustre mieux qu’il faut mourir en ce monde une première fois, pour en sortir vivant. C’est même cela atteindre son Orient, une fois accomplie sa vocation, qui est fondamentalement vocation à l’Amour. Et le second enseignement de son existence est qu’il ne suffit pas de mourir en ce monde pour renaître à la Vie, mais qu’il faut aussi y avoir été transfiguré, en ayant traversé cet Orient majeur qui est l’Orient de l’âme, au terme d’une expérience qui est non moins fondamentalement expérience de la délivrance :

Chaque homme peut par sa moralité, provoquer son jour du Jugement. Le règne millénaire est et se perpétue toujours parmi nous. Les meilleurs d’entre nous, qui déjà du temps de leur vie ont atteint au monde spirituel, ne meurent qu’en apparence ; ils se laissent seulement mourir en apparence.

Il ajoute :

Celui qui ne parvient point ici à la perfection, y parvient peut-être au-delà – ou il lui faut commencer une nouvelle fois une carrière terrestre.Ne se pourrait-il pas qu’il y eût aussi une mort au-delà, dont le « résultat » serait la naissance terrestre

(fragment 65 des Etudes de Freiberg, 1798-99)

Portrait de Novalis (Armel Guerne)

 Qu’aurait-il exprimé, ce regard, s’il avait
Rencontré autre chose et non ce qu’il regarde ?
On ne peut rien imaginer que ce qu’il voit :
Ce moment immuable de l’éternité
Qui le comble de joie et l’emplit de fierté
Comme coule une lave en brûlant son chemin
Sur la pente apaisée et noble du volcan
Où pourtant l’incendie oublié fume encore
Comme un rêve pesant. Un monde qui regarde
Un monde, et qui lui parle, et qui est son ami.

Armel Guerne*

*Dans Rhapsodie des fins dernières, Phébus, Paris, 1977
Poème paru pour la première fois dans la revue Chaman, n° 5-6, Saint-Girons, 1er et 2e semestre 1976 (page 44).

N°4 - avril 2004 - Gérard de Nerval

Cahiers du Moulin n°4
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Editorial (Charles Le Brun) + Les mains de Nerval (Armel Guerne)

Le Romantisme, le véritable, celui qui vit le jour sur l’autre bord du Rhin, a peu de parenté avec le mouvement littéraire qui s’épanouit dans nos frontières à partir de la fin du XVIIIème siècle et jusqu’au milieu du XIXème.
Guerne, qui si longtemps, si intensément scruta les œuvres des grands solitaires allemands – les Hölderlin, les Novalis et tous ceux qui suivirent : une poignée d’hommes ardents isolée parmi la lourde masse teutonne – discerna cependant, qui s’avançait en marge des écoles et des coteries, un Français de l’Ile-de-France à qui l’on pouvait, sans risquer d’y perdre son temps, emboîter le pas. C’était Nerval.

Issue des documents trouvés dans ses affaires après sa mort, en 1980, voici la prose que lui inspira le portrait de Gérard, réalisé par Nadar en 1854, et qu’il pouvait à tout moment regarder, adossé aux livres de sa bibliothèque, juste en face de la table sur laquelle il travaillait :

 Les mains de Nerval

Les mains sont immobiles ; plus pensives que la pensée, veuves comme peut les laisser, abandonnées, un regard tellement empli de visions qu'il ne descend plus vers elles ; blanches et grandes, on les devine, belles aussi d'une force solide, mais tristes, relâchées dans une sorte de mouvement poignant de mélancolie, de total renoncement sous la puissance ravageuse de l'angoisse ; les genoux les supportent comme des étrangères et elles restent là, vaguement croisées, silencieuses et recueillies, vieilles habituées des prières muettes. Un cigare oublié entre le pouce et l'index, le bout encore humide, que le fumeur distrait aura laissé s'éteindre, semble pourtant dans sa sombre raideur être moins une «chose» que les doigts. On ne sait pas pourquoi, mais il évoque une chambre vide et ce silence particulier des objets, ce mutisme volontaire des choses, maintenant que celui qui les touchait n'est plus là, ne reviendra jamais. Dieu sait pourtant que ce sont les mains de quelqu'un, ces mains posées, qui se reposent, dirait-on avec une patience énorme, avec une confiance immense dans l'univers de l'éternité, comme si elles n'étaient déjà plus les mains de personne, bien que vivantes manifestement et longtemps employées, toujours utilisables. Des mains qui n'ont pas d'expression autre que la bonté ; des mains extraordinairement charitables, qu'on sent faites uniquement pour donner. De rudes mains compatissantes, sur lesquelles ont passé de terribles hivers, peut-être pas expertes mais dévouées comme on devine que le sont les sœurs hospitalières. Quelque chose de sacerdotal y retient la lumière, et la sincérité qui s'en dégage, exempte de toute onction, leur loyauté humaine et leur simple noblesse, les humbles marques de leur pauvreté ne laissent pas de faire songer aux terrestres fonctions du hiérophante d'Eleusis. Ce ne sont pas les mains d'un prêtre ; ce ne sont pas les mains d'un saint ; ce sont les douloureuses mains d'un homme qui est entré dans le mystère en se battant de toutes ses forces, et contre les fantômes et avec les esprits ; quelqu'un qui est allé si loin dans les apprentissages de la solitude, qu'il a pu, quelquefois, connaître les secrets de la plus haute vérité, éprouver l'harmonie absolue et mêler un instant les battements de sa vie temporelle à l'élan infini de l'existence universelle.

Armel Guerne, Au bout du Temps, Solaire, 1981 

Gérard de Nerval ou la maladie de Dieu (Charles Le Brun)

C’est sous une autre lumière que celle choisie par Armel Guerne que nous nous proposons ici de présenter Gérard de Nerval ; une vision peu connue, pour ne pas dire inconnue, qui nous fut inspirée par un vieil ami (1) – mort aujourd’hui – dont la recherche, très personnelle, ne fut pas sans nous surprendre au premier abord. Toutefois, à la réflexion, elle nous parut porteuse d’une vision que Nerval s’était plu à dissimuler derrière un langage voilé. L’auteur des Filles du feu, en effet, maniait le calembour, l’amphigouri, le chronogramme et bien d’autres acrobaties verbales. Or, derrière ces jeux de mots, se cachait une réalité plus grave, inaperçue des spécialistes, et qu’on nous permettra de brosser à grands traits.

Nerval n’a jamais écrit que sur Dieu et sur l’âme. « Ma maladie » confie-t-il dans une de ses lettres à Madame Alexandre Dumas, « c’est ce que les docteurs appellent une théomania. » Sylvie, Aurélia, Les Nuits d’octobre, La Main enchantée, Le Voyage en Orient et bien d’autres textes au réalisme charmant, abondent en indications que l’auteur, sans y paraître, avec ce doigté propre aux praticiens de la polysémie, glisse silencieusement sous les mots, tel le contre-chant discret d’une mélodie.

Dieu et l’âme. Tout son secret est là et il ne sert à rien de chercher ailleurs le sens de cette œuvre singulière où l’érudition, presque insaisissable sous le style aérien qui l’enrobe, s’avère confondante. Le « doux Gérard » avait tout lu ; en outre, il était passé maître dans la manipulation de l’allégorie – un mot dont l’étymologie est sans mystère : « Je parle autrement qu’il n’y paraît. » Et c’est bien de cela qu’il s’agit.

Si l’aménité de Nerval fut bien réelle – et l’expression du « doux Gérard » a couru sous la plume de tous ses biographes – la teneur de ses livres, elle, sous le masque anodin de l’anecdote ou du pittoresque, se révèle d’une gravité dont bien peu on réalisé la présence.

C’est vers les néo-platoniciens et les gnostiques qu’il faut se diriger si l’on souhaite trouver un fil conducteur. Des gnostiques, Nerval a tout le vocabulaire : l’étranger, le voyage, la patrie, l’exil, la captivité. Et l’on pourrait citer beaucoup d’autres termes ou expressions qu’aucun spécialiste ne nous refuserait. Qui étaient les gnostiques ? A quel moment apparurent-ils ? On les trouve dans les milieux du christianisme primitif, à une époque où la doctrine chrétienne, encore toute récente, cherchait ses contours et établissait ses dogmes. Ils proclamaient, avec quelques variantes, que le vrai Dieu est caché, séparé du monde, « étranger » ; que le créateur, le « démiurge », assimilé au Yahvé de l’Ancien Testament, est mauvais ; que le monde, son œuvre, s’est perverti ; que l’âme des hommes est prisonnière du corps déchu, le « sépulcre » ; que cette âme captive erre de corps en corps, selon la croyance pythagoricienne en la métempsycose, attendant d’être délivrée par la connaissance, la « gnose », de la chaîne fatidique des renaissances ; que depuis l’origine, deux êtres s’affrontent, engendrant l’irrémédiable dualité entre le bien et le mal.

A l’évidence, la plupart de ces thèmes dominent dans les ouvrages et la correspondance de Nerval. Quelques-uns, parmi eux, nous servirons d’exemples.

La Réincarnation.

Les Nuits d’octobre, chapitre XVII :
« Des corridors. – Des corridors sans fin ! Des escaliers – des escaliers où l’on monte, où l’on descend, où l’on remonte, et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d’immenses arches de pont… à travers des charpentes inextricables ! Monter, descendre, ou parcourir des corridors, – et cela pendant plusieurs éternités… Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes fautes ? »

Aurélia, chapitre V :
« Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devrais retourner dans la vie. »

Aurélia, deuxième partie, chapitre VI :
« Je me vis ainsi amené à me demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. »

L’Âne d’or, chapitre I :
« Je me suis vu enfant, homme, femme tour à tour, mourant comme les autres, par hasard ou par destinée ; mon âme a parcouru toute l’échelle humaine, j’ai été roi, empereur, cacique, artiste, bourgeois, soldat, Grec, Indien, Américain, Français même. Il y a six heures, je suis mort en Chine. »

Bien entendu, nous ne pouvons souscrire à cette croyance en la réincarnation. Il y a là une erreur doctrinale signalée et explicitée par René Guénon dans plusieurs de ses ouvrages (2). Nerval y est tombé. Ce ne fut pas son seul faux pas. Mais sa quête solitaire et combien poignante demeure une des plus attachantes tentatives pour rejoindre l’aventure des pèlerins de l’Absolu.

Le divin Soleil.

A propos d’Aurélia, on a beaucoup parlé de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Ce sont du reste les propres termes par lesquels débute le troisième chapitre de ce livre étonnant. Mais il n’y a pas plus de songe dans ces pages que dans le Songe de Scipion, Le Songe de Poliphyle ou le Songe d’une nuit d’été. Le lecteur averti saura y déceler les prouesses de la langue double afin de suivre le poète dans l’intimité de sa pensée.

On remarquera que partout, dans son œuvre, le soleil est présent ; au point qu’on ne peut pas ne pas s’en étonner. Voici un tout petit échantillon prélevé dans Aurélia encore :

« …jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière. »
« J’eus assez de force pour me relever et m’élançai jusqu’au milieu du jardin, me croyant frappé à mort, mais voulant, avant de mourir, jeter un dernier regard au soleil couchant. »
« J’allais me promener toute la nuit sur la colline de Montmartre et y voir le lever du soleil. »
« Les compagnons qui m’entouraient me semblaient endormis et pareils aux spectres du Tartare, jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors, je saluais cet astre par une prière, et ma vie réelle commençait. »

Et cette phrase enfin, dans Sylvie, révélatrice des tendances pythagoriciennes de son auteur :

« Je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. – Dieu, c’est le soleil, me dit-il. »

L’Oiseau.

Un autre thème fournira matière à un autre exemple : celui de l’âme, symbolisée par l’oiseau, l’être aérien par excellence et dont l’évocation est abondamment présente dans la littérature gnostique :

« A la fin du repas, on vit s’envoler du fond de la vaste corbeille, un cygne sauvage jusque là captif (3) sous les fleurs. » (Sylvie.)
« A la Grand’Pinte, quand le vent – fait grimacer l’enseigne en fer-blanc (4), – alors qu’il gèle, – dans la cuisine on voit briller – toujours un tronc d’arbre ; – flamme éternelle, – où rôtissent en chapelets, – oisons, canards, dindons, poulets, – au tournebroche ! – Et puis le soleil jaune d’or, – sur les casseroles encor, – darde et s’accroche. » (Les Nuits d’octobre, "Le Rôtisseur".)
« Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne (5). » (Aurélia.)
« Il s’arrête une heure à la porte d’un marchand d’oiseaux, cherchant à comprendre leur langage… » (Les Nuits d’octobre, "Mon ami".)

En fait, la représentation de l’âme par l’oiseau n’est pas seulement gnostique. On en trouve des exemples dans les écrits de l’Antiquité comme en témoigne ce passage de l’Odyssée : « Je vis Héraclès […] autour de lui, les morts faisaient vacarme comme des oiseaux. » Ailleurs, c’est la chauve-souris, ainsi qu’on la découvre dans l’extraordinaire Mélancolie d’Albert Dürer, gravure emplie d’énigmes que bien peu de ses admirateurs soupçonnent. Pour Gérard de Nerval, le fait est flagrant : le thème de l’oiseau revient sans cesse et avec une telle insistance qu’on se demande comment il n’a pas provoqué un examen plus approfondi de la part de ses biographes. Nous avons cité le cygne et quelques volatiles domestiques, mais ailleurs c’est le canari, le serin, le rossignol, la huppe ou le perroquet, « l’oiseau qui parle ». L’aventure de l’âme a toujours fasciné les hommes et déjà, loin dans le temps, les Métamorphoses d’Apulée ou l’Odyssée (6) d’Homère, que nous venons de citer, en avaient exposé les diverses péripéties.

« Je suis l’autre. »

« Je suis l’autre » a écrit le poète en 1854, au bas d’un de ses portraits. Il voulait signifier par là que cette lithographie n’était qu’une apparence de lui-même. « Bosquets embaumés de Paphos » lit-on ailleurs, « vous ne valez pas ces retraites où l’on respire à pleins poumons l’air vivifiant de la patrie. » L’autre, c’est justement l’âme qui a quitté la patrie céleste et qui soupire, dans sa prison de chair, après sa délivrance. On comprend que cette obsession l’ait conduit à la mort et l’on ne s’étonne pas de cette phrase amère : « En vérité, le monde où nous vivons est un tripot et un mauvais lieu et je suis honteux en songeant que Dieu m’y voit.(7) » Et l’on perçoit en même temps, qui se distance peu à peu du « conteur délicieux », du « doux rêveur » des trop aveugles critiques, un être inconnu dont la vie s’inscrit dans l’acte final qui eut lieu, cette nuit de janvier, dans l’impasse de la Vielle Lanterne. La vraie réponse aux gestes d’une existence n’est jamais derrière, mais devant. C’est le suicide de Gérard qui explique tout son parcours. Toute sa quête.

Mais que de pièges il aura tendu à ses futurs commentateurs ! Jenny Colon, que tous lui ont donné pour maîtresse, n’est qu’un leurre ; comme la Laure de Pétrarque ou la Béatrice de Dante. Le vrai prénom de l’actrice était Marguerite, mot d’origine grecque qui signifie « perle ». Or la perle, depuis l’Evangile de Thomas, était le nom secret de l’âme… Dans Sylvie, comme dans Aurélia, c’est l’oncle cette fois qui nous abuse. A nouveau, c’est à la langue hellénique qu’il faut demander conseil. Et l’on découvre que l’oncle et le divin ont la même graphie : Théion. Le « Grand Frisé », l’amoureux de Sylvie au visage rond, n’est autre qu’une charmante allégorie du soleil, tout comme l’était, en d’autres temps, messire Gauvain « dont la force croissait jusqu’à midi et régressait ensuite » (8).

Exhaustive, la liste serait vertigineuse ; nous devrons donc nous contenter de ces quelques indices. Du reste, il vaut mieux laisser aux chercheurs l’émotion de cette chasse intellectuelle. Il convenait néanmoins d’indiquer certains repères qui, nous en sommes convaincu, n’outrepassent pas les limites raisonnables de l’interprétation.

Le LVX hermétique.

Dans le portrait de Gérard de Nerval gravé par Eugène Gervais, le bras droit du modèle présente la forme d’un L ; le gauche, replié, évoque celle d’un V ; la redingote enfin, fermée en son centre par un seul bouton, celle d’un X (9). L’ensemble compose le mot latin LVX : la Lumière. C’est le LVX hermétique qui, depuis l’Antiquité, symbolise la Lumière, la Vérité ; comme les ténèbres figurent l’erreur (10). L’index de la main gauche, en outre, légèrement posé sur la bouche, annonce qu’il faut se taire. On reconnaît ici le signe d’Harpocrate, dieu du silence que les initiés grecs empruntèrent à l’Egypte.

Dans la chapelle des Médicis, à Florence, on peut admirer la statue de Laurent le Magnifique due au ciseau de Michelange. Or la position du célèbre Florentin est à peu près semblable à celle de Gérard. Seul le X diffère, marqué ici par les jambes croisées du personnage. On peut ajouter que les genoux sont apparents, découvrant la rotule. Or rotula, en latin, a le sens de « petite roue » ; et la roue, chez les pythagoriciens, était l’emblème du soleil. Chez tous les peintres initiés, tels Watteau, Greuze, Bosch et beaucoup d’autres, on découvre ces genoux découverts ou autres signes qui invitent l’observateur à la vigilance (11).

Le LVX hermétique fut aussi l’apanage des Illuminés, los Alumbrados. Chaque religion, quelle qu’elle soit, a toujours prétendu détenir la Lumière, c’est-à-dire la Vérité. Et lorsque l’hérésie s’est appropriée ce symbole, sa manière d’en faire état, par crainte des persécutions, se devait d’emprunter des chemins moins visibles. L’Académie de Florence enseignait la doctrine pythagoricienne. Après la mort de Jules II, ce pape libéral, elle dut fermer ses portes sous la pression du Saint-Office. Quant à Nerval, l’Inconsolé(12) , il reprit à son compte les grands thèmes de l’hérésie gnostique dont le catharisme, à partir du Xème siècle, fut l’une des résurgences.

La Marche à l’Etoile.

En conclusion, nous citerons ce passage d’une beauté tragique qu’est la « marche à l’Etoile », épisode inclus dans la première partie d’Aurélia et qui illustre parfaitement la pensée de son auteur. Comme toujours, les termes choisis sont éloquents : l’Etoile pour la Lumière ; la marche pour les pérégrinations de l’âme ; l’autre existence pour le souvenir de la patrie d’origine ; les habits terrestres enfin pour le corps déchu dont l’âme libérée se débarrasse.
« Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence et qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et les dispersais autour de moi. » 

  1. Le docteur Roger Mazelier, auteur de Gérard de Nerval et l’humour divin, éditions Les Trois R, 1995. On peut se procurer ce livre chez Bernard Allieu, B.P. 212, 78051 Saint-Quentin-en-Yvelines.retour
  2. Notamment dans L’Erreur spirite (Editions traditionnelles, 1981) et L’Homme et son devenir selon le Vêdantâ (Editions traditionnelles, 1981).retour
  3. C’est nous qui soulignons. La corbeille figure le corps dont l’âme est en train de s’échapper.retour
  4. Lire « l’Enfer ». L’enfer qui, pour les Parfaits Cathares – dernières figures du gnosticisme – résidait dans le monde historique.retour
  5. Allusion au "langage des oiseaux". On trouve dans le Coran, que Nerval connaissait bien, ce passage : « Ô hommes, nous avons été instruit du langage des oiseaux et comblé de toutes choses. » Il faut se souvenir aussi de Siegfried qui, vainqueur du Dragon, entend la langue des oiseaux. Or celui qui la comprend, comprend semblablement celle des âmes – et des anges.retour
  6. Porphyre, dans L’Antre des Nymphes, dévoile l’allégorie dissimulée derrière les aventures d’Ulysse.retour
  7. Paradoxe et vérité.retour
  8. Le Chevalier au Lion, Chrétien de Troyes, Gallimard 1966.retour
  9. Cette « pose », évidemment, ne fut pas le fruit du hasard : Nerval en avait averti le dessinateur.retour
  10. Au premier degré tout au moins car la nuit, en métaphysique, comme la couleur noire en alchimie, peuvent évoquer un tout autre aspect de la quête spirituelle, bénéfique celui-là.retour
  11. Un bel exemple, riche en symboles, est l’Enfant prodigue de Jérôme Bosch qu’on peut admirer au musée Boymans-van Beuningen de Rotterdam. Une intéressante exégèse en est faite dans le livre du docteur Mazelier cité à la note 1.retour
  12. El Desdichado : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le prince d’Aquitaine à la tour abolie… ». Allusion au Consolamentum des Cathares. Cette expression revient à plusieurs reprises dans son œuvre.retour

 

Gérard de Nerval (Armel Guerne)

 Regarder dans tes yeux, rencontrer ton regard
Le peut-on ? quand on sent comme il passe à travers
Tout ce qu'on croit savoir pour s'adresser là-bas
Droit à notre âme et lui ouvrir, derrière nous,
Des horizons qu'elle connaît depuis toujours…
Dedans, autour, dessinant sous ton front lunaire
Le paysage douloureux de la tristesse,
Ton visage gonflé des larmes non pleurées
Se laboure et s'apaise en sillons ineffables.
Que de saisons ! Que de combats ! Que de misères
Dans le silence des splendeurs d'outre-parole !
En bas, sur les genoux, tes mains abandonnées
Qui conversent sans toi — pâles et pathétiques
Sur le cigare éteint — se font à tout jamais
La confidence éblouissante de ta foi.
O toi, le douloureux jusqu'à la transparence,
Triomphant des caillots obscurs de la folie
Et des ténèbres de la vie en te jetant,
Bras en avant et cœur ouvert, dans ta mort blanche !
Assassin de ta faute, enfant de l'innocence,
Enchanteur triomphant du désenchantement

Armel Guerne*

* Dans Rhapsodie des fins dernières, Phébus, Paris, 1977

Nerval vers l'Orient (Jean Moncelon)

Gérard de Nerval doit son destin tragique à sa vocation à l’amour : qui ne sut pas s’accomplir, - et « l’amoureux initié du blanc secret de l’amour », comme l’appelait Armel Guerne (1), dut se résigner à la mort pour entrer finalement dans le mystère de l’amour auquel il avait aspiré sa vie entière, dont il avait reçu l’initiation, sans un maître, hélas, qui l’eût guidé, en le devançant, sur le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon les mots du poète romantique allemand Novalis. Pas de maître, en effet, pour Nerval, qui l’eût accompagné dans sa marche vers l’Orient, pas même un angeféminin, et personne pour lui montrer la voie où sa vocation devait s’exalter. Personne pour lui découvrir le sens de son initiation à l’amour, et rien pour lui indiquer le pôle de sa destinée, rien ni personne, sinon, toutefois, une étoile singulière, apparue dans la nuit obscure de sa déréliction : « Où vas-tu ? me dit-il. Vers l’Orient ! Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une Etoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée » (2)

Mais cette étoile était l’Etoile du malheur.

Elle était le double de l’autre étoile, cette Etoile d’Orient, dont Nerval n’ignorait pas qu’elle lui désignait l’orient métaphysique, ce Monde de l’Ame, cet entre-deux entre le Ciel et la terre, au sein duquel surviennent les visions, et dont Nerval, comme les initiés de toutes les traditions ésotériques d’Orient et d’Occident, ont eu la perception : « Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde et des mondes », écrit-il dans sesMémorables.

C’est ainsi, cependant, à l’aube du 26 janvier 1855, lorsque Nerval fut retrouvé mort, à Paris, pendu à une grille de fer, et que l’Etoile du malheur eut basculé derrière l’horizon, qu’une autre étoile, l’étoile familière, se leva à l’orient de son âme pour l’accueillir, dans le monde tant désiré de la Nuit.

Or, cette étoile était une femme : Sophie.

C’est elle, la « grande amie » des Mémorables qui l’accompagne un instant avant de franchir le seuil de la mort : « Je reconnus les traits divins de *** », écrit le poète, dans Aurélia, mais sur le manuscrit, il a biffé le nom de Sophie. C’est d’ailleurs pourquoi il est vain de vouloir identifier qui en est le modèle : l'archiduchesse Sophie, Sophie Dawes, la baronne Adrien de Fauchères ou une cousine.

Celle qui l’accueille sur le seuil de la Nuit, à l’aube du 26 janvier 1855, c’est Sophia, la « Vierge de beauté », selon le mot de Jacob Boehme, qui est « à la ressemblance de la Sainte Trinité », comme la jeune fille aimée – Adrienne, Jenny Colon – est à la ressemblance de l’âme de Nerval.

Comme le remarque excellemment Armel Guerne : « Aucune femme aimée, aussi douce que fût sa ressemblance, n’a consenti que morte à se confondre absolument avec l’image de la femme, sa seule image et la même toujours, royale et sainte libératrice. L’amour ; le deuil. La sagesse deux fois perdue derrière son pur miroir, et trois fois retrouvée » (3).

Deux jeunes femmes se sont partagées le cœur de Nerval : Adrienne et Jenny Colon, tandis que deux étoiles brillaient dans le ciel de sa destinée. Mais seule l’étoile familière, l’étoile de l’éternelle Sagesse, Sophia, portait les traits de la jeune fille à la ressemblance de son âme : Adrienne. Quant à l’Etoile du Malheur, le poète lui donnera le nom de Pandora, qui était « ni homme ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble » (4).

Adrienne était une jeune fille du Valois, à l'origine du premier émoi amoureux du poète. Après qu'elle eut chanté, au cours d'une ronde enfantine, il tressa pour elle en couronne deux branches de laurier qu'il déposa sur sa tête : « Elle ressemblait à la Béatrice de Dante, qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures. » Cependant, lorsque Nerval s'éprend de l'actrice Jenny Colon, la ressemblance avec Adrienne, devenue religieuse, lui paraît si étonnante qu'il en vient à imaginer que la comédienne était la « réincarnation » d'Adrienne. Ainsi écrit-il dans Sylvie : « Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice !... et si c'était la même ! - Il y a de quoi devenir fou ! c'est un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... » (5). Or, c'était la même...

Tout le drame de Nerval est d'en avoir douté. « Si c'était la même ! », - cela aurait signifié en effet que les deux visages d'Adrienne et de Jenny Colon étaient la manifestation d'un seul et unique visage : celui de Sophie (Sophia).

Jusqu’au bout, d’ailleurs il en douta. Ainsi rapporte-t-il dans Aurélia : « J’ai fait un rêve bien doux : j’ai revu celle que j’avais aimée, transfigurée et radieuse ». Mais le manuscrit introduit cette variante singulière : « J’ai revu celles que j’avais aimées, transfigurées et radieuses » : Adrienne, Jenny Colon, et peut-être Sylvie.

Soutenu par l’enseignement d’un véritable maître spirituel, Nerval eût compris que si un premier visage de beauté, celui d’Adrienne, avait fait naître en lui l’émotion amoureuse, c’était sa ressemblance avec le second, celui de Jenny Colon, qui devait provoquer l’illumination, lui permettant ainsi d’identifier le visage dont l’un et l’autre étaient les théophanies : le visage d’Adrienne-Sophie, Sophia.

Durant les derniers mois de son existence, Nerval eut l’intuition, de plus en plus pressante, que tout se résoudrait dans sa propre mort, au moment même d’en franchir le seuil, quand l’Etoile du malheur aurait cessé de briller sur sa destinée et que lui apparaîtrait celle qu’il avait aimée durant son adolescence, Adrienne, mais « transfigurée et radieuse », Adrienne-Sophie. Un autre poète, dont le lumineux destin inspira à Armel Guerne quelques-unes de ses plus belles pages : Novalis (6), et qui aura accompli dans sa plénitude la même vocation à l’amour que Nerval, avait écrit dans une note du commencement de l’été 1797 :

« L’union conclue aussi pour la mort, ce sont des noces qui nous donnent une compagne pour la Nuit. Dans la mort est l’amour le plus doux ; la mort est pour qui aime une nuit nuptiale : un secret de mystères très doux. »

  1. Nerval, le discret, le secourable, le généreux Nerval, l’amoureux initié du blanc secret de l’amour, celui qui se savait appelé à recevoir la clef du sanctuaire d’une grande sagesse », Armel Guerne, L’Ame insurgéePhébus, 1977, p.211.retour
  2. Nerval, AuréliaLibrairie José Corti, Paris, 1986, pp.79-80.retour
  3. Armel Guerne, L’Ame insurgée, op.cit, p.188.retour
  4. Ce n'est pas sans raison que Nerval choisira comme exergue de Pandora (1854) cette citation du Faust de Goethe : « Deux âmes, hélas ! se partageaient mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre : l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux. »retour
  5. Nerval, Sylvie, Librairie José Corti, Paris, 1986, p.19.retour
  6. Cf. « Les Cahiers du Moulin », n°3, octobre 2003.retour

 

N°5 - octobre 2004 - Les Romantiques allemands

Cahiers du Moulin n°5
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Editorial (Charles Le Brun)

Avec la réédition des Romantiques allemands, l’occasion se présente, une fois de plus, de souligner les éminentes qualités de traducteur d’Armel Guerne.

Traduire une œuvre, s’il s’agit d’une œuvre véritable, n’est pas une entreprise à la portée de tous. Aucun diplôme, a priori, n’y autorise quiconque. Pour traduire, en effet, il faut un don. Outre des affinités profondes, une similitude de vue, un même niveau spirituel – sinon intellectuel, outre des aspirations secrètes en résonance sympathique, une connaissance magistrale de tout le registre de son propre idiome, il faut ce quelque chose qui ne s’apprend nulle part et qui fait qu’on entre de plain-pied dans la pensée d’un autre.

Le « démontage » d’une langue et son « remontage » dans une structure étrangère dont la vocation est forcément différente n’est pas qu’une simple opération de l’intelligence. L’intelligence n’est, ne sera jamais qu’un serviteur ; ou si l’on veut, un outil. A elle seule, elle ne peut répondre aux exigences spirituelles nécessaire à la traduction. Et c’est là qu’intervient le don.

Car s’il faut un don pour écrire – pour écrire bien s’entend – il en faut un pour traduire. Chaque langue possède son génie propre. Son souffle particulier. Ses rythmes spécifiques. Ses formes incantatoires. Sa couleur. Ses lignes mélodiques. Mais toutes ont leur origine dans le Verbe. C’est pourquoi la traduction est avant tout un acte spirituel.

Et c’est ainsi que l’entendait Guerne.

Bien des textes, évidemment, n’ont nul besoin de semblables dispositions. Ces textes-là sont multitude. Mais lorsqu’il s’agit d’une production capitale, nécessaire à une époque, indispensable à son rétablissement, alors survient celui qui devait venir pour lui donner une autre vie, dans un autre vocabulaire. Dans le temps qui convient aussi. Un temps secret qui n’obéit pas aux mêmes lois que celui des horloges : un temps vivant à l’intérieur duquel s’opèrent les choses divines et que n’entendent pas les hommes distraits. Ce temps – est-il besoin de le préciser ? – n’est jamais le fruit du hasard.

Guerne le savait bien. Ecrire, traduire, c’était pour lui une seule et même mission. Un ministère. Comme celui d’un prêtre. Pour la plus grande gloire de l’esprit. Sachant bien toutefois, en ce qui le concernait, que son labeur demeurerait clandestin ; que la masse des hommes y resterait sourde. Mais il n’importe ! « On a le droit de désespérer d’un temps, écrivait-il, si l’Espérance est plus forte. » Or les travaux de l’esprit n’ont jamais été réalisés que sous l’invisible pression de l’Espérance. Celle pour laquelle le monde est en marche. Malgré tout !

À propos de la traduction (Armel Guerne - entretiens radiophoniques)

 

J’ai connu des écrivains obtus et même bêtes. Les traducteurs, en revanche, que j’ai pu approcher étaient plus intelligents et plus intéressants que les auteurs qu’ils traduisaient. C’est qu’il faut plus de réflexion pour traduire que pour « créer ».

 

Cioran, Tares
La Délirante n° 8, été 1982

 

Entretien du 3 juin 1975

 Faut-il être écrivain pour être traducteur ?

On ne peut pas être traducteur sans être écrivain, tout au moins quand on fait des traductions de grandes œuvres. Parce que l'essentiel du problème et la solution de ce problème se passent uniquement dans le patrimoine de la langue dans laquelle on publie cette traduction. Dans le patrimoine original, c'est-à-dire dans la langue de l'auteur, les problèmes et les rapports de l'individu avec le génie de sa langue sont résolus. Le texte est là. Il est fixé. On a tout le temps qu'il faut pour l'examiner. Par contre, les exigences du génie de la langue dans laquelle on va proposer cette œuvre, les équivalences à trouver, la qualité sonore, harmonique, les images, la rigueur du sens, enfin les mille ressources qu'on peut mettre au service d'une œuvre sont à découvrir et à pratiquer à l'intérieur de la langue qu'on écrit. Autrement dit, on ne peut pas traduire si l'on n'est pas d'abord un écrivain. Et l'on ne peut, bien entendu, pas traduire un poète, si l'on n'est pas avant tout, un poète ; et je dirais : un poète égal en ambition sinon en dimension à celui avec lequel on se trouve en affinité.

Mais il n'y a pas que la poésie, il y aussi l'essai, le roman.

Tout dépend de ce que vous appelez un roman. S'il s'agit d'une œuvre, si le roman a été le mode d'expression d'une entreprise de l'esprit, il est évident qu'il faut être, à son tour, un grand écrivain pour transmettre ce roman. Est-ce que vous appelez Moby Dick un roman ?

Un roman d'une certaine ambition, je dirais même un poème lyrique.

Bien ! Par conséquent il faut être un poète lyrique pour écrire en français Moby Dick. De plus, il faut être aussi un marin, parce qu'il y a cette particularité que la langue anglaise, qui est la langue d'une île, est une langue à l'intérieur de laquelle le langage marin est tout à fait identique au langage de tous les jours, alors que notre français est une langue assez étrange à l'intérieur de laquelle il y a une quantité de langages particuliers. Le langage de la mer, en particulier, en est un. Mais le langage de la marine, le langage des métiers, les argots de toutes les catégories sociales ou de tous les niveaux d'occupation, les argots techniques… On dit une langue : il y a cent langues ou cent langages à l'intérieur d'une langue, et, bien entendu, un auteur à l'origine utilise certains de ces langages et il faut les transposer, et par conséquent être familiarisé avec ces différents langages ce qui rend le métier de traducteur infiniment plus difficile, exigeant beaucoup plus de technique et d'amour que la profession d'auteur qui n'est rien du tout puisqu'à comprendre ce qu'on voit, n'importe qui est l'auteur de n'importe quoi aujourd'hui.

La traduction de l'allemand, des Romantiques, de Novalis doit poser des problèmes différents.

Bien entendu ! Seulement toute la question, ici, dans ce problème est la même d'ailleurs que dans bien des domaines, il s'agit, au fond, des questions que l'on se pose : quels sont les problèmes à résoudre ?

Donc, si au départ on n'est pas un écrivain éprouvé, un homme qui connaît à fond son métier, on ne se pose pas les bonnes questions. Je connais des traducteurs qui croient être arrivés au comble des combles lorsqu'ils se posent une question de vocabulaire : comment va-t-on traduire telle formule britannique ou germanique dans notre langue française. Bien entendu, il faut résoudre ces problèmes, il est indispensable de les résoudre et, autant que possible, d'une façon heureuse. Mais c'est à partir du moment où tous ces problèmes sont résolus que se pose le problème de l'écriture de la traduction, c'est-à-dire que c'est une création triple.

Pour moi, c'est très simple. Pourvu que l'œuvre ait une qualité suffisante, un génie, qui fait qu'elle se rapproche du génie de sa langue et qu'elle a un esprit en soi, le texte que nous avons permet au futur traducteur de remonter à l'intérieur de l'esprit, du cœur ou de l'âme de l'auteur jusqu'au moment où, concevant les choses, il a choisi, sans savoir pourquoi la plupart du temps, tel mot plutôt que tel autre pour exprimer telle ou telle image, notion, idée, etc. Se remettant dans cette position, on redescend à son tour à l'intérieur du génie ou du patrimoine proprement français, et à son tour on trouve le mot, l'image, la chose au niveau qui convient de manière à la faire retentir et à faire en sorte qu'elle provoque ce qu'elle a provoqué dans la langue originale sur la sensibilité du lecteur.

Vous considérez qu'on ne peut pas être écrivain sans faire de traduction.

Oui, ça c'est la grande accusation que j'ai à porter contre les auteurs contemporains, d'abord à cause de mes amis Romantiques, car il est incroyable, quand on regarde comment ont vécu tous ces gens parmi lesquels il y avait une quantité énorme de professeurs d'Université, de Faculté, etc., d'histoire, d'archéologie, de philosophie… et tous ces gens étaient Romantiques. Il y a eu une science romantique, une philosophie romantique, une religion romantique, or ils ont tous travaillé à traduire en allemand les grandes œuvres du patrimoine de l'Humanité ; les uns et les autres, ils ont fait des traductions qui sont des chefs-d'œuvre. Autrement dit, leur patrimoine ayant besoin de s'enrichir, ils ne réagissaient pas vis-à-vis de lui avec cet égoïsme et cette indifférence catastrophique chez les petits garçons qu'on appelle les auteurs français contemporains, qui sont vraiment de tout petits garçons qui ne peuvent pas quitter leur nombril. Or, si ces gens étaient vraiment, comme on doit l'être lorsqu'on prend la peine d'écrire, au service de l'esprit, il n'est pas pensable, qu'ayant mis au point de par leur humeur, leur goût ou leurs tendances et leurs habiletés personnelles une technique et un domaine, ils ne trouvent pas, dans un domaine analogue d'un pays voisin, une œuvre qui enrichirait notre patrimoine. Autrement dit, s'ils étaient écrivains et s'ils étaient des auteurs au service de l'esprit, il est certain que la majorité d'entre eux aurait essayé de transmettre, de traduire, c'est-à-dire de faire respirer des choses qui sont enfermées à l'intérieur des parois de leur langue initiale.

Extrait d’un entretien radiophonique 
avec Pierre Jeancard 
enregistré le 3 juin 1975

Entretien du 17 juillet 1972

Voyez-vous, il y a cette race que l'on appelle "les professeurs", qui règne partout maintenant, les maisons d'édition, chez les critiques littéraires, dans les journaux, etc., qui sont de très braves gens, généralement très cultivés, qui ont passé leur vie à apprendre une langue que l'on qualifie d'étrangère, l'allemand par exemple, mais qui n'ont jamais eu l'occasion d'apprendre le français qui est une langue admirable, une langue qui est en train de fiche le camp, qui est probablement une langue morte à l'heure qu'il est, mais qu'il y a encore quelques êtres avec lesquels je vis encore, qui la pratiquent, qui y participent, qui savent ce qu'elle est. Et cette mesure spirituelle, merveilleuse avec ses e muets, avec ses scansions, avec ses exigences raisonnables est un instrument tel que la traduction, finalement, quand on a affaire à des poètes de dimension universelle comme Hölderlin ou Novalis, est un bénéfice pour eux.

Je pense que de pouvoir, d'arriver une fois —on n'arrive pas souvent, on arrive quelquefois— à traduire, en français, un poème allemand d'Hölderlin ou un texte de Novalis, s'il est bien traduit, a beaucoup plus de vertu à l'intérieur de la langue française qu'il n'en a à l'intérieur de la langue originale. Vous savez, l'allemand est une drôle de langue, avec le verbe à la fin de la phrase, qui appelle le soleil "la soleil", la lune "le lune", qui inverse les choses et qui a un cheminement, disons, paradoxal. Enfin, c'est un cas unique dans l'ensemble des langues européennes et à repasser sous le contrôle et dix fois, mille fois plus exigeant de la langue française, le cheminement spirituel de ces génies, quand, par hasard, on réussit l'exploit, c'est leur faire gagner quelque chose que leur langue ne leur permettait plus d'atteindre.

Quelquefois, je dis bien, parce qu'on perd beaucoup, on gagne un peu, ça dépend des endroits, ça dépend des moments, et puis ça dépend aussi des lecteurs. Il faudrait qu'il y en eût ! Et la question est de savoir s'il y en a. Là aussi, je suis un peu amer de penser que ce pays, lorsque j'étais dans la clandestinité et que je me cachais de maison en maison, la nuit, le jour, pour faire des opérations de temps en temps, je me suis trouvé chez des femmes qui fabriquaient des paniers d'osier, je me suis trouvé chez des gardes-barrière, des cheminots, je me suis trouvé chez des gens d'une simplicité totale. Dans aucune de ces maisons, en France, perdues dans le fond des campagnes, je ne me suis trouvé privé de lecture. Il y avait toujours quelque chose que je pouvais lire, soit au grenier, soit à la cave, soit dans une malle, etc.

Mais aujourd'hui, dans les appartements des français moyens ou supérieurs, des cadres comme on dit, et des cadres à l'intérieur desquels on cherche où est le portrait —quelle drôle d'idée d'appeler des chefs des cadres ! Enfin, bon, c'est la mode, n'en parlons plus !— mais si ces cadres à l'intérieur on ne trouve pas de visage, à l'intérieur de l'appartement, pas de livre. Les enfants lisent des bandes dessinées ou regardent la télévision et ça s'arrête là. C'est dommage pour le peuple qui a été l'un des plus cultivés de la Terre d'en être arrivé à ce point là. Remarquez que moi personnellement je ne suis pas surpris ; j'ai toujours supposé que la civilisation moderne serait beaucoup plus dommageable pour un peuple aussi évolué que le Français, qui savait manger, qui savait aimer, qui savait goûter que pour d'autres peuples qui ne savaient rien parce qu'ils s'adaptent mieux —nous nous adaptons très mal— mais il faudrait de temps en temps y veiller, non ?

Extrait d’un entretien radiophonique 
à Bordeaux-Aquitaine, 
enregistré au Moulin de Tourtrès 
le 17 juillet 1972 à 20 h 15

 

Un chant fidèle (Jean-Pierre Sicre)

Poète ardent et secret que l’on est enfin en train de redécouvrir, Armel Guerne fut aussi le traducteur insurpassable de Melville et des Romantiques allemands (Hölderlin, Novalis, Kleist), en tout cas l’un des « passeurs » exemplaires de son siècle, dans le sillage de son maître Albert Béguin.

 

Tous ceux dont le coeur bat à l’unisson des poètes et des conteurs de l’Allemagne romantique (et de Schumann, leur frère en musique) considèrent ce fort volume – presque une stèle – comme une sorte de bible : non seulement la meilleure introduction possible aux mystères du Romantisme allemand, mais le plus riche et le plus exigeant florilège qui ait jamais, en notre langue, rendu compte de ce haut moment de l’esprit.

Car Guerne ne s’est pas contenté de reproduire à bon compte quelques traductions héritées du XIXe siècle sans en vérifier ni l’exactitude ni l’altitude littéraire – comme cela s’était quasi toujours pratiqué jusqu’à lui. S’il reprend ici telles versions dues à des traducteurs élus – et d’abord celles, sublimes, qu’aura laissées Albert Béguin –, il n’hésite pas à proposer les siennes chaque fois que cela s’impose.

Le résultat : près d’un millier de pages où le geste de traduire n’apparaît jamais comme un effort, mais plutôt comme un chant fidèle, à l’unisson du texte original.

Publié en 1963 (1) dans la fameuse « Bibliothèque européenne » des Éditions Desclée De Brouwer, ce monument n’avait jamais été réédité depuis – lors même que la critique de l’époque avait clamé haut son émerveillement .

Hölderlin, Jean-Paul, Tieck, Novalis, les frères Schlegel, Brentano, Arnim, Chamisso, Hoffmann, La Motte-Fouqué, Kleist – soit les plus grands – sont bien sûr ici sur le devant de la scène, représentés chacun par un ou plusieurs de leurs textes majeurs. Mais l’on découvrira aussi quelques-uns de leurs compagnons injustement oubliés – Wackenroder, Contessa, Bettina Brentano von Arnim, et la touchante Caroline von Günderode (la suicidée des bords du Rhin) –, lesquels furent eux aussi caressés par l’aile de l’ange. Sans oublier le cortège des romantiques dits tardifs, où brillent encore quelques inoubliables : Eichendorff, Büchner, Grabbe, Mörike…

On peut faire confiance à Armel Guerne, merveilleux écrivain, pour présenter avec ferveur ce petit monde où il ne se reconnaissait que des frères – et quelques soeurs. Ses notices, brèves mais ciselées, dont la feinte simplicité est un régal, sont elles-mêmes presque des poèmes. Mais c’est dans la langue qu’il prête ici à ses « amis » d’hier et d’avant-hier qu’il est grand. A ceux qui s’émerveillaient du résultat, il répondait, entre orgueil et modestie : « Il faut seulement beaucoup d’amour pour traduire bien, et des affinités qu’on ne commande pas. »

Le signataire de ces lignes, qui découvrit les Romantiques allemands par ce livre au moment de sa sortie, à l’heure où il fréquentait paresseusement l’université en se demandant à travers quelle contrée il allait bien pouvoir tailler sa route, ne peut pas ne pas se rappeler que cette lecture aura été pour lui, sinon de celles qui orientent une existence, en tout cas la haute confirmation de quelques affinités justement, qui allaient l’aider à se choisir pour la vie de ces compagnons de route sur lesquels on sait qu’on pourra durablement compter.

Soucieux de laisser encore s’opérer le miracle, il a voulu n’intervenir qu’au minimum sur ce corpus de près d’un demi-siècle d’âge ; conscient surtout que Guerne l’avait conçu, très précisément, pour qu’il gardât longtemps une violente actualité (ce dernier rappelait volontiers que son aventure de résistant pendant la guerre n’était pas séparable de l’amour qu’il portait à tous les « insurgés de l’âme » ici rassemblés, qui selon lui avaient été les premiers à témoigner contre telles noires épaisseurs du génie allemand). Tout juste il s’est borné à corriger quelques orthographes de noms propres, que Guerne sur le tard regrettait d’avoir francisés, ainsi que certains points de bibliographie.

Tant d’années ayant passé, il imagine la curiosité de ceux qui ont vingt ans aujourd’hui et qui pour la première fois ouvriront ce livre. Et il envie d’avance leur surprise et leur plaisir.

  1. La première édition a été publiée en 1956. Une nouvelle édition, augmentée d'un Sommaire biographique et bibliographique du Romantisme allemand ainsi que d'un Sommaire chronologique du Romantisme allemand, parue en 1963 sert de référence.retour

 

Femmes romantiques allemandes (Jean Moncelon)

Armel Guerne avertit que nous risquerions de nous méprendre au sujet du romantisme allemand, si nous ne prêtions pas une attention suffisante aux femmes, célèbres ou inconnues, qui ont accompagné son essor à Iéna, Berlin et Dresde : « Leur cœur et leur chaleur imprègnent magiquement le Romantisme d'une féminité souveraine ». Or, qui sont réellement ces femmes romantiques allemandes à propos desquelles le poète Novalis, mort en 1801, avait eu, lui, cette réflexion – inspirée sans doute par sa très jeune fiancée, Sophie von Kühn : « On dirait qu’elles sont par nature ce que nous sommes par art, et que leur art est notre naturel. Elles sont des actrices nées, des artistes nées » ? (1)

Parmi les écrivains qui composent son anthologie du Romantisme allemand (2), Armel Guerne en retint principalement deux : Bettina Brentano et Karoline von Günderode. De la première, il traduisit, entre autres, une longue lettre adressée à la mère de Goethe à propos de la mort tragique de la seconde, qui était son amie et sa confidente : « Elle me lisait ses poésies et se réjouissait de mon approbation. (…) Nous lisions Werther et nous discutions beaucoup sur le suicide ». Karoline von Günderode, qui s’est donnée la mort en 1806, par dépit amoureux, à l’âge de 26 ans, avait pour devise : « Beaucoup apprendre, beaucoup comprendre par l’esprit, et mourir jeune ! Je ne peux pas voir la jeunesse m’abandonner ». Ce qui mettait au désespoir sa jeune amie qui lui répondit un jour : « Vis, jeune Günderode, ta jeunesse, c'est la jeunesse du jour, l'heure de minuit la fortifie (…). N'abandonne pas les tiens, ni moi avec eux. Aie foi dans ton génie, afin qu'il grandisse en toi et règne sur ton coeur et ton âme. Et pourquoi désespèrerais-tu?... Comment peux-tu pleurer ta jeunesse? Je ne peux pas supporter tes divagations sur la vie et la mort... ».

Karoline von Günderode poursuivait un rêve intérieur d’une singulière beauté : « Il te faut redescendre, disait-elle à Bettina Brentano, dans le jardin enchanté de ton imagination, ou plutôt de la vérité, qui se reflète dans l’imagination. Le génie se sert de l’imagination pour rendre sensible par la forme ce qui est divin et ce que l’esprit de l’homme ne saurait comprendre à l’état idéal. Oui, tu n’auras d’autres plaisirs dans ta vie que ceux que se promettent les enfants par l’idée de grottes enchantées et de fontaines profondes »

Cependant, s’agissait-il pour elle d’autre rêve que celui de cet «heureux pays des rêves », « où les morts parlent aux vivants, où une lumière terrestre brille encore pour eux, sous le voile du linceul » ? C’est du moins l’hypothèse que retint Armel Guerne pour nous décrire son geste, « cette mort théâtrale, mais émouvante, et sans doute longtemps caressée à l'avance » : « La chevelure défaite et le sein poignardé, elle gît, blanche et belle, sur la berge verte du Rhin; et le linceul dont elle s'est secrètement enveloppée, c'est le grand souffle mystérieux qui accompagne les fleuves puissants et mâles…»

De Bettina Brentano (1785-1859), Armel Guerne écrira : « La délicieuse Bettina n'est pas l'exquis bonbon qu'on croit, ni seulement la bacchante qu'on a dite : on peut lire avec gravité les lettres que lui écrit Beethoven. Il le sait : elle avait le rare héroïsme du sentiment de la grandeur. » Elle fit un mariage d’amour avec l’écrivain Achim von Arnim. En plus de sa Correspondance de Goethe avec une enfant, elle imagina un monument à la gloire du grand homme – représentant le maître de Weimar en dieu antique - plus Jupiter qu’Apollon - et elle-même sous les apparences d’un génie ailé se blottissant à ses pieds : « Bien souvent au cours des années passées, j’ai cherché l’énigme de ma vie et je me suis demandé pourquoi j’étais en ce monde. Eh bien, ce monument est l’énigme de ma vie… »

Cette mise en scène grandiose que Bettina Brentano imagina à propos de Goethe, ainsi que le destin tragique de Karoline von Günderode ne doivent pas occulter cependant deux autres grandes figures féminines du romantisme allemand : ces deux Etoiles orientales, c’est-à-dire de l’Orient métaphysique, que furent Sophie (von Kühn) et Diotima (Suzette Gontard).
Sophie von Kühn était la fiancée du poète Novalis. « La muse de Novalis, écrit Heine, était une petite fille mince et pâle avec des yeux bleus tristes et des boucles dorées ». Elle mourut le 19 mars 1797, deux jours après son quinzième anniversaire, des suites d’une maladie incurable qu’elle endura avec une patience qui fit l’admiration de tous ceux qui assistèrent à son agonie : Novalis, Friedrich Schlegel et Goethe lui-même. Avant que la mort ne les sépare, Novalis avait remarqué : « Ma discipline préférée s'appelle au fond comme ma fiancée : elle s'appelle Sophie ».

Les fiançailles de Novalis et de Sophie, interrompues par la mort, dureront moins de trois ans. A peine plus long sera le temps pour Suzette Gontard et Hölderlin de célébrer leur amour jusqu’à ce que leur brutale séparation, le 25 septembre 1798, entraîne le poète dans la détresse et, bientôt, la folie qui sera sienne jusqu’au terme de son existence. Suzette Gontard est Diotima. Peu avant sa propre mort, en 1802, elle avait écrit à Hölderlin : « La vie est si courte et j’ai si froid, et parce qu’elle est si courte, faut-il en jouer ainsi ? Dis-moi, où nous retrouverons-nous, chère âme, où trouverai-je le repos ? Tout ce que je ferai contre mon amour me donne l’impression de me perdre, de me détruire. Quel art difficile que l’amour ! »
« Il faudrait tout un chapitre, et capital, pour parler des femmes dans le Romantisme, les amoureuses et les amies, dont la soudaine et gracieuse et multiple présence - qu'elles eussent ou non écrit, voire laissé seulement un souvenir de leur passage - est un signe majeur de ce temps allemand… »

Tel était le vœu d’Armel Guerne.

Pour le réaliser, il n’en faudrait pas moins, à côté de ces deux « actrices nées, artistes nées » que furent Karoline von Günderode et Bettina Brentano, faire la part belle à celles dont la rencontre décideront un jour de la vocation à l’amour de Novalis et de Hölderlin. En effet, si ce que nous savons des femmes romantiques allemandes ne se limite pas à la mort, à la séparation d’avec le bien-aimé, au suicide, - on pense à la poétesse Luise Hensel, par exemple, - il reste que Sophie et Diotima continuent, elles, de briller dans le ciel du romantisme allemand, avec cette autre Etoile d’Orient que Nerval poursuivit jusqu’à sa propre mort tragique : Sophie, Diotima, Aurélia, formant la constellation de ces femmes qui éclairent le Ciel au-delà du ciel, la vraie patrie de ces poètes divinement inspirés, que furent Novalis, Hölderlin et Nerval.

  1. Fragment « Clarisse », traduction Armel Guerne, in Novalis, Œuvres complètesGallimard, 1975, tome II, p.144.retour
  2. Les Romantiques allemands, Desclée de Brouwer, 1963, Phébus, 2004. Toutes les citations d’Armel Guerne sont extraites de ce volume.retour

N°6 - avril 2005 - Moby Dick d'Herman Melville

Cahiers du Moulin n°6
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Editorial (Charles Le Brun)

Ce n’est peut-être pas un hasard si Herman Melville a choisi pour son cachalot blanc le nom énigmatique de Moby Dick. En effet, il n’est pas inintéressant de savoir que dans l’argot de nos voisins d’Outre-Manche, la populace, la canaille se dit mob ; et que le mot dickens est utilisé pour désigner le Diable. Un vieil ami nous en fit un jour la remarque. Puis il ajouta d’un air entendu : « Moby Dick est un roman à clef ». Ce qui ne fut pas pour nous surprendre.

 

Le cétacé dont Melville nous parle n’est rien de moins que diabolique. Qui le contesterait ? Et par le fait même de sa blancheur, il évoque pleinement l’entité ténébreuse que ce monde a pour Père tant il est vrai, parfois, que le contraire renvoie à son contraire. Comme l’image qui, s’inversant dans un miroir, place à gauche la droite de celui qu’on regarde.

Tout au long de cette fantastique aventure, Moby Dick est assimilé au Léviathan. Dans la kabbale juive, Léviathan est l’un des quatre esprits qui président aux points cardinaux. Mais surtout : il gouverne les contrées maritimes de l’empire de Belzébuth.

Melville écrivit son livre en 1850. Cent plus tôt, on affrétait encore – pour la dernière fois – des navires qui partaient à la recherche du Paradis terrestre, reprenant en cela – pour la dernière fois – la fabuleuse quête de saint Brendan, ce moine irlandais du VIème siècle qui, avant d’accoster la Terre de Promission, célébra la Pâques sur le dos… d’une baleine ! Jasconius, en effet, s’était prêtée au déroulement de l’office le plus étrange qui fut jamais. Mais Jasconius était une sainte baleine quand Moby Dick, lui, n’incarne et pour l’éternité, dans les remous furieux de l’infinitude océane, que la rage superlative du Malin.

Or, si Moby Dick est une manifestation du Démon, son implacable adversaire – l’ombrageux capitaine du Péquod – d’où vient-il qu’il se nomme Achab ? Pure coïncidence ? Voire… Dans l’Ancien Testament, juges et prophètes se liguent contre le culte de Baal dont Achab, roi d’Israël, a introduit le rite homicide. Achab aussi est donc maudit. On assiste alors à l’horrifique combat de deux créatures dont l’origine ne fait aucun doute : l’enfer. Le « Royaume divisé contre lui-même » dont parlent l’Ecriture, il est peut-être là et comme dans l’Evangile, il se détruit. Une image des hommes. Une image du monde. Avec cet insolite équipage, embarqué sur le vaisseau de la vengeance et qui subit la noire obsession de l’inquiétant nautonier auquel il a lié son sort. A l’exception d’un seul : Ismahel.

Mais ici encore, le choix du nom n’est-il pas volontaire ? Orthographié Ismaël dans la Bible, ce personnage est le fils aîné d’Abraham, conçu par la servante de Sarah, Agar. Chassé avec sa mère dans le désert de Bersabée après la naissance d’Isaac, c’est de lui et de l’Egyptienne Pharax que naîtront les tribus arabes dont Mahomet se glorifiera de descendre. Il sera plus tard considéré comme le responsable du grand schisme qui divise les descendants d’Abraham.

Moby Dick, Achab, Ismahel : trois noms autour desquels s’enroule et s’articule et retentit ce roman formidable ; trois noms porteurs de la réprobation divine et qui donnent à cette œuvre si délibérément singulière une tonalité dont il faut se garder de mésestimer la portée. On peut alors s’interroger sur la signification d’une petite phrase que l’auteur glissa dans une lettre écrite à l’intention de son ami Nathaniel Hawthorne et sur laquelle, depuis, on a dit de tout. Et n’importe quoi : « J’ai écrit un livre malin. »

Nous laissons aux lecteurs le soin d’apprécier ce vocable à double sens que beaucoup ont entendu dans sa plus anodine acception mais qui pourrait bien en dissimuler une autre, plus subtile celle-là, et moins inoffensive. Et nous les renvoyons, s’ils ont le goût des jeux de mots, aux savantes polysémies d’un Villon, d’un Rabelais, d’un Béroalde de Verville, d’un Swift ou même, plus près de nous, d’un Gérard de Nerval. Et de bien d’autres magiciens de la langue, tous amateurs de l’Ars Punica.

 

Orgueil et humilité du traducteur (Jean-Pierre Sicre)

extraits de la Note de l'éditeur (1)

Armel Guerne, écrivain et poète de son état, avait sa conception à lui de la traduction. A ses yeux le mot «traduction» paraissait d’ailleurs bien timide pour rendre compte de cet acte de violence qui consiste à donner à un texte, dans une langue d’emprunt, une nouvelle patrie. Cette transplantation radicale, il en était conscient, ne va pas sans grands risques. Il regrettait que le français eût évacué l’idée centrale de «passage» que le latin logeait dans le verbe tradere. La plupart des traducteurs, à l’entendre, se révélaient justement incapables d’atteindre l’autre rive, s’accommodant d’un entre-deux qui finissait souvent en naufrage. Le texte final n’est plus le texte étranger qui l’a nourri, soit ; il n’est pas devenu pour cela un « texte français », mais quelque entité flottante qui n’a pas su s’inventer de nouvelles racines. Il tenait fort à ce que ses éditeurs eussent soin de distinguer son travail de cet ersatz peureux à quoi se réduit si souvent l’acte de traduire. Sur la page de titre des livres qu’il venait d’accueillir en sa langue, il souhaitait que l’on mît simplement ces mots, tout d’orgueilleuse modestie : « Texte français par Armel Guerne ». Le soldat qu’il était resté tout au fond depuis l’époque de la Résistance demeurait convaincu que la traduction exige au bout du compte autant d’orgueil que le métier des armes. Dans l’un et l’autre cas, de quoi s’agit-il au juste? D’un défi à relever, d’un adversaire à affronter, d’un combat à l’issue douteuse, que l’on se doit de mener pied à pied.

Poète, Guerne était mieux qu’aucun autre conscient du fossé qui sépare les langues, et singulièrement le français de l’allemand et de l’anglais – les deux idiomes sur lesquels il aura le plus travaillé. Platonicien, sur ce point en tout cas, il n’ignorait pas que la traduction est un exercice impossible : le mot est une entité unique, magique si l’on veut, qu’on ne saurait se contenter de transposer sous la forme d’un autre mot réputé analogue – mais qui n’est pas lui. Il ne cessait d’y revenir : « Si seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu’il en est des mots comme des formules mathématiques : elles forment un monde à part, ne jouent qu’entre elles seulement, n’expriment rien d’autre que leur nature merveilleuse, et c’est pourquoi justement elles sont si expressives (…) C’est par leur liberté, uniquement, qu’elles sont des membres de la nature, et c’est par leur libre mouvement que s’exprime l’âme du monde, faisant d’elles une mesure délicate et un dessin des choses. Ainsi en est-il du langage. Qui possède, avec un sentiment raffiné, sa mesure, son doigté, son esprit musical, qui se laisse émouvoir intimement par son action délicate et laisse aller sa langue ou sa main sous son autorité, celui-là est prophète. (2)»[...]

Dès lors faut-il à la fois beaucoup d’orgueil et beaucoup d’humilité pour accepter de jouer un rôle qui s’assimile tantôt à celui du traître, tantôt à celui du devin ridiculisé. Il y faut surtout la conviction que le jeu, si risqué soit-il, en vaut la chandelle. Qu’un texte, surtout s’il s’agit d’un texte soulevé par le souffle poétique, coure grand danger de perdre beaucoup, voire de tout perdre en passant d’une langue à l’autre, voilà qui aurait de quoi radoucir l’ardeur des plus téméraires. A moins que dans certains cas la perte, à force de ténacité et parfois de grâce, ne soit contrebalancée par une manière de gain. [...]

Guerne était de ceux pour qui la véritable trahison, à l’heure de traduire, ne provient pas tant de la plus ou moins bonne compréhension que le traducteur a de la langue de l’Autre (les quelques contresens de Baudelaire ne le gênaient qu’à demi, dans la mesure où ils n’altèrent pas l’exactitude de sa vision de l’oeuvre de Poe) que d’une démission devant les exigences du français lui-même.

Surtout l’horripilaient ces théories à la mode depuis le mitan de son siècle et qui, au nom du juste principe d’intraduisibilité du verbe repris à son compte par Heidegger, commande au traducteur de s’effacer de son mieux derrière le texte traduit. Il voyait là un subterfuge qui, pour n’être pas nécessairement conscient, n’en était pas moins à ses yeux de l’ordre de la forfaiture : comme on se sent inférieur à sa tâche, on s’emploie à la minimiser, à la rabaisser, ce qui permet de ne courir qu’un minimum de risques. [...] Un mot à mot fidèle, fût-il tant bien que mal arrangé pour les besoins de la lecture, n’est pas un texte, tout au plus une mise à plat du texte original, lequel, dressé en sa langue de toute l’altitude de sa singularité, se doit pareillement en français de tenir debout. Novalis ou Melville auraient-ils supporté qu’au nom d’un myope respect de la syntaxe allemande ou anglaise l’on proposât de leurs oeuvres des versions péniblement déchiffrées, ânonnées, et pour tout dire vautrées dans une littéralité à peu près insignifiante !

La véritable humilité pour lui n’était pas là ; elle résidait dans la patience têtue qui persiste envers et contre toute raison à affronter l’obstacle : jusqu’à ce que la grâce enfin consente à faire signe. Il avait buté tout un mois de temps sur la première phrase de Moby Dick, laquelle pourtant ne comportait que trois mots apparemment bien anodins : «Call me Ishmael». C’est le narrateur qui parle, et ces trois mots lui suffisent pour faire du lecteur le complice d’une incroyable aventure. [...] Encore fallait-il accepter d’y perdre un mois. Et d’en perdre davantage encore par la suite, à se familiariser avec le vocabulaire des anciens lexiques de marine : dans tous les pays, les gens de mer se sont créé un langage à eux, qu’ignorent en général les dictionnaires. Les différents traducteurs de Moby Dick ne s’en étaient pas souciés outre mesure. Guerne, qui tenait par-dessus tout à ce que le roman de Melville demeurât en français une oeuvre de plein vent, avait cherché (en explorant à la fois les ressources d’une rareté bibliographique qu’il avait dénichée – un vieux lexique de la marine américaine – et celles des meilleurs dictionnaires spécialisés publiés chez nous au XIXe siècle) à rendre pour l’occasion toute la saveur saline du texte original par le truchement de tournures que n’eussent pas désavouées Surcouf ou Garneray (que Melville appelle Garnery !). Un travail d’autant plus nécessaire, insistait-il, que l’anglais, qui est la langue d’une île, a été finalement assez peu déformé à l’usage par la gent marine – ce qui n’est pas du tout le cas du français. Le résultat : un Moby Dick qui, en notre langue, refuse les afféteries rhétoriques qu’abominait Melville ainsi que toute sorte d’affadissement langagier, au profit d’un verbe puissamment iodé, qui fait bon accueil aux fragrances de saumure et de goudron.

Guerne s’étonnait que l’on s’étonnât de ces scrupules. Ils étaient nécessaires à son plaisir, ils donnaient du goût à l’apparente ingratitude de sa tâche. Les meilleurs traducteurs admiraient en général son travail (au premier rang desquels l’excellent François-Xavier Jaujard, qui assurait ne pouvoir lire Moby Dicken français que sous la plume de Guerne) ; d’autres ne manquaient pas de lui faire grief d’aborder le métier de cette façon : en écrivain. « On ne peut pas être traducteur, répliquait-il, si l’on ne se sent pas tout au fond écrivain (…) et il faut au moins se sentir un peu poète pour traduire une oeuvre de la carrure de Moby Dick. (3) » Son vieil ami Cioran, qu’il avait converti à ses vues, [et lui] comme bien l’on se doute, vomissaient la tiédeur et les pisse-froid abonnés à toutes les prudences. « Ou alors faut-il admettre, feignait de s’étonner Guerne, que ces gens se satisfont du monde comme il est, comme il va, que la médiocrité ne les déçoit pas, qu’elle ne les fait pas crever d’ennui ! » Car c’était bien la frustration d’avoir à vivre dans l’inadmissible imperfection du réel qui l’avait rendu traducteur, comme elle l’avait rendu poète. Il n’y avait pour lui aucune différence, aucun écart à établir entre ses oeuvres personnelles et ses «traductions», toutes commandées par le même amour de la langue, et par un besoin forcené d’exorciser l’enfermement à quoi nous condamne la mondanité ordinaire. A ceux qui venaient le visiter à Tourtrès, dans la « solitude » de sa colline balayée par les quatre vents, il rappelait, en bon ermite, que la solitude justement avait fui ces parages désertés pour se réfugier dans la foule bavarde du siècle. Traduire, écrire, et si possible loin de cette foule, était pour lui le meilleur moyen d’échapper à la captivité. « C’est d’être seul qu’on devient fou. Je ne parle point ici de la solitude que rendent nécessaire les vraies passions, où l’on s’enfonce pour les suivre en s’éloignant du monde épais; non, je veux parler de ces parois de la détresse entre lesquelles, prisonnier, on ne peut plus appeler ni attendre de secours de personne. L’homme est fait pour la communion; où qu’il soit et si aventuré qu’il soit, il a besoin de se sentir des frères, des devanciers peut-être, en tout cas des aînés quelque part, ou des cadets, peu importe : il lui faut se savoir des compagnons ou des maîtres, d’autres coeurs que le sien qui l’autorisent, par leur exemple, à se trouver où il se cherche, à être où il est, ce qu’il est, assuré de n’être pas le seul. (4)»

Melville aura été pour lui l’un de ces aînés, de ces compagnons élus avec qui il est bon de partager le pain des solitaires. Il ne supportait pas qu’un créateur donne tout à sa création; et ne rendait grâce à Gide, qu’il n’aimait guère, que pour un geste : celui d’avoir traduit Conrad. Un écrivain n’est pas au monde pour le seul bénéfice de son oeuvre, ajoutait-il, il ne peut se cantonner éternellement sur sa rive : s’il n’a pas su, quand il le fallait, affréter la nacelle du passeur, il se sera donné beaucoup de mal pour ne récolter qu’un peu de vent. On n’a rien à dire si l’on n’a rien d’autre à offrir que soi.

  1. (1) Herman Melville, Moby Dick, traduction d'Armel Guerne, Phébus, 2005.
  2. (2) Fragments, éditions Solaire-Fédérop, 1985.
  3. (3) Se reporter aux causeries radiophoniques où il aborde le sujet (Les Cahiers du Moulin, n° 5)
  4. (4) Fragments, op. cit.

 

A propos de Melville (Jean Moncelon)

Lassitudes, horizons, mondes et univers, terres et cieux :
humanités prodigieuses…

Armel Guerne

Celui qu’Armel Guerne désigna comme un « aventurier de l’esprit » fut d’abord un aventurier terrestre.

Que ses années d’apprentissage avec les Baleiniers, de 1841 à 1844, aient inspiré Moby Dick à Melville ne fait de doute pour personne, et c’est même ce qui permet d’affirmer que cette œuvre littéraire est un remarquable document sur la vie quotidienne de ces marins d’exception, au dix-neuvième siècle.

Toutefois, pour en appréhender toute la richesse, il semble nécessaire d’avoir soi-même partagé leur existence hors du commun, ou du moins, les derniers Baleiniers français ayant cessé leurs activités vers la fin des années 30 (1), connu quelque expérience qui s’en rapproche. On sait à quelle captivité Armel Guerne faisait allusion, en remarquant dans sa Préface : « Ceux qui ont, de nos jours, vécu dans la promiscuité des condamnés de droits communs et des mouchards, dans les camps ou dans les prisons, peuvent imaginer ce que devait être la vie à bord de ces bagnes flottants qu’étaient les baleiniers… » (2). Il devrait en être ainsi pour chaque lecteur de Melville.

S’il n’en est pas ainsi, d’ailleurs, Moby Dick risque de passer pour un roman à destination de ces seuls aventuriers des mers qu’une sorte de vocation mystérieuse distinguait des autres marins, et naturellement des yachtmen. C’est pourquoi, à la réflexion, on n’hésite pas à souscrire à cette réflexion de Melville lui-même : « Plus je plonge profond dans ce sujet baleinier, plus je pousse avant mes recherches à l’approche des sources authentiques et plus aussi je me sens impressionné par sa haute noblesse et son antiquité vénérable. » D’une certaine manière, le lecteur de Moby Dick se sentira toujours exclu de cette sorte de fraternité mystérieuse à laquelle se rattachent les Baleiniers.

Reste l’aventure elle-même, l’aventure au long cours, puisque c’est aussi ce dont il s’agit avec Moby Dick. Notons, cependant, que cette œuvre ne saurait passer pour un récit de voyage, et même, comme le remarque aussi Armel Guerne, « on ferait mieux de ne pas trop prendre Herman Melville pour un voyageur ». Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins qu’il faut un long apprentissage de marin pour en apprécier tous les épisodes. Mais, pour qui n’est pas marin ? On s’accordera à dire qu’aucun être humain n’est totalement étranger à la mer, sinon à l’état de veille, du moins dans ses rêves, et, d’autre part, que la lecture du Navigatio de saint Brendan sera d’un précieux secours avant d’entamer la lecture de Moby Dick, car les compagnons du moine irlandais n’étaient pas eux-mêmes des marins et surtout parce que les baleines ne sont pas absentes du célèbre récit. (3)

C’est essentiellement de baleines qu’il est question, en effet, dans Moby Dick. Or, « la baleine n’est pas un poisson », et avant d’être l’animal légendaire du roman de Melville, ou le « monstre marin » qui terrorisait saint Brendan et ses compagnons, elle est un animal aux « douces mœurs » et curieux des hommes et de leurs embarcations, se signalant à eux par son souffle : « Elle souffle ! », voilà le cri des baleiniers à travers les âges. Les vigies apercevant les cétacés du haut des mats criaient ainsi bien avant l’époque de Moby Dick et, aujourd’hui encore, le même cri descend du nid-de-pie des vapeurs de chasse : « Là, là, elle souffle ! »

Mais, s’agissant des baleines, il faut accepter une nouvelle fois le fait que le lecteur de Melville n’est pas forcément un Baleinier. Lorsque cette indispensable familiarité avec les baleines lui fait défaut, et avant même d’aborder les chapitres qui leur sont consacrés dans Moby Dick (cf. le chapitre CIII : « Dimensions et mesures du squelette du cachalot »), il devra consulter en priorité, les Œuvres du comte de Lacépède, précisément au volume qui traite des Cétacés, publié à Paris, en 1830. Il pourra tirer ensuite un grand profit de la lecture de Georges Blond : La grande aventure des baleines. (4)

Quant à Moby Dick, le cachalot blanc, il n’est pas né de la seule imagination de Melville. Son existence est rapportée par nombre de ces légendes « ayant cours sur les navires au pavillon étoilé » et que les Baleiniers de toutes les nationalités se transmettaient au long des voyages et des escales. Ainsi, « l’histoire du cachalot blanc contemporain du déluge, au corps lardé de harpons que personne ne pouvait capturer et qui avait détruit des centaines de pirogues en tuant leurs équipages, est tout au long dans les récits américains et Melville en a fait le sujet de son livre célèbre Moby Dick » (5). On pourrait dire cependant que seul Melville a relevé que dans cette légende, ce ne sont ni la cruauté, ni la taille de l’animal qui sont véritablement exceptionnelles, c’est sa blancheur : « Ce qui m’épouvantait par-dessus toutes choses, oui, c’était la blancheur du cachalot », dira d’ailleurs Ismahel. C’est alors le chapitre XLII de Moby Dick qui détient la clef de tout le roman. « Pourquoi le nom de la Mer Blanche exerce-t-il sur l’imagination un charme sublime et spectral ? » A cette interrogation, répond la réflexion du journaliste polonais Mariusz Wilk : « La mer Blanche peut encore être rose, vermillon ou dorée, ou bien jouer de toute la gamme des couleurs, mais seul celui qui a vu sa blancheur au-delà du cercle polaire peut comprendre les gens qui ne veulent plus en revenir. Ce n’est pas un hasard si dans leurs comptes rendus revient souvent le thème de l’au-delà ; il suffit de rappeler les propos énigmatiques de Melville, dans Moby Dick, sur l’effet de la mer Blanche sur l’âme humaine, au-delà de la mort. Enigmatiques, car rien ne prouve que Melville soit venu ici de son vivant ». (6)

C’est ainsi au sein de cette blancheur, comme d’un au-delà terrestre, que s’achève l’aventure des hommes et, pourrait-on dire, aussi celle des baleines. Mais, nul autre qu’Armel Guerne ne pouvait mieux associer le « duel à mort » que se livrent les hommes et les baleines à la propre aventure du poète, condamné à affronter la vie, et parfois ses contemporains, dans un combat sans merci : « La vie, comme l’œuvre, d’un authentique poète (…) est quelque chose sans loisir, un combat de tous les instants, un inimaginable duel à mort, sans repos de nuit, sans répit de jour. » Assurément, ce « duel à mort », malgré sa cruautéblanche et noire, reste l’aventure la plus haute qu’il soit donné de vivre à ceux qui, parmi les hommes, en sont vraiment dignes : les poètes et les Baleiniers.

Et Melville fut l’un et l’autre.

  1.  Cf. Louis Lacroix, Les Derniers Baleiniers Français, Nantes, 1938. Armel Guerne possédait dans sa bibliothèque cet ouvrage magistral.retour
  2.  « Herman Melville, ou l’art transversal » (Préface au Moby Dick de Melville), in L’âme insurgée, écrits sur le RomantismePhébus, 1977.retour
  3.  Le Voyage du Brendan, de Tim Severin, constitue un autre moyen de se familiariser avec l’univers marin et les baleines.retour
  4.  Publié chez Amiot-Dumont, en 1953.retour
  5.  D’après Louis Lacroix, op.cit., « il a existé au moins une baleine blanche, celle capturée par le capitaine Audien D. West du trois-mâts Platina, en 1903 ».retour
  6.  Mariusz Wilk, Le Journal d’un loup, Les éditions noir sur blanc, 1999.retour

 

Armel Guerne, un classique (Claude Lafaye)

Je fais mon chemin seul et c'est le seul chemin,

Cette sente hantée, âpre et secrète

Parmi les ombres blanches de l'obscurité...

 

J'avais dix-sept ou dix-huit ans quand, traînant sous les galeries du théâtre de l'Odéon à l'époque où l'on y trouvait encore des livres que nous pouvions parcourir, goûter, avant de les acheter, je trouvais un ouvrage intitulé Mythologie de l'homme . L'auteur : Armel Guerne. Le titre et le nom, double séduction. Instinctive. J'ouvre avec précaution et je lis la première phrase :

Et les rêveurs, où en sont-ils, ces hommes de précision ?

J'emportais le livre après avoir donné toutes les pièces qui me restaient !... Le jour même, dans les jardins du Luxembourg tout proche, je lisais d'une traite cette méditation sur l'époque moderne qui me laissa ébloui.

Oui, ébloui est le terme propre. Les phrases se succédaient, s'insinuaient dans l'esprit et le cœur, comme une odeur tenace, inoubliable. Quelques années plus tard c'était un autre livre du même auteur, Danse des morts . Et, à la lecture, la même sensation de plénitude.

Ces jours-ci (1) ayant réussi à retrouver l'auteur qui habite dans le sud-ouest de la France un vieux moulin qu'il a restauré, je reçois Le Testament de la perdition publié en 1961 chez Desclée de Brouwer, recueil de poèmes, que je m'en veux de ne pas avoir découvert à la sortie. Mais le silence s'est fait sur un homme qui se refuse au jeu des compromis de la publicité actuelle.

Oui, tous les textes de ce recueil sont des poèmes, y compris ceux écrits en prose. La poésie n'est pas une question de forme mais d'élan (L. P. Fargue : "la poésie, c'est le point où la prose décolle"). Et l'élan, la manière de s'arracher au sol, à la platitude, de ce livre authentifie cette définition.

J'ai tort d'ailleurs, de cantonner à ce dernier l'appellation de poème. Les autres sont aussi de grands poèmes au rythme un peu différent — je pense au premier qui date de la fin de la guerre et dont le rapprochement avec les "Tragiques" d'Agrippa d'Aubigné n'est pas inconvenant.

Ce qui me frappe chez Armel Guerne — le peu, pour l'instant que j'en connais : trois ouvrages — c'est précisément ce souffle, cette respiration à la fois large et contenue, cette facilité à situer au-dessus des pensées et des formes habituelles, courantes, rampantes. Chaque texte est un cri, une longue modulation qui suit la terre comme un nuage.

Mais le nuage est fait de l'humidité de la terre.

Dans une lettre récente , il me cite "Georges Bernanos et son rire de vivant". Certes, une parenté existe entre les deux auteurs. Mais beaucoup plus, il me semble, avec Novalis dont il vient de terminer la traduction (2). Bernanos avait un style, une manière de polémiste, de combattant de première ligne. Bernanos partait à l'assaut, l'épée haute, la lance en avant, le couteau entre les dents, bardé de fer et de cuir sur un cheval d'Apocalypse. Ce n'est pas le cas d'Armel Guerne — comme Novalis qui survole le champ de bataille. Ce n'est pas à l'homme individuel qu'il s'attaque, mais à la masse. La vision qu'il a du mal est plus globale. Si l'on joue au jeu des contemporains guerriers, il serait plutôt Guynemer l'aviateur (il doit en avoir le regard, du moins je l'imagine). Il se bat à partir des hauteurs et pour l'atteindre il faut d'abord monter à lui. Ce qui n'exclut ni la force, ni le courage, ni la certitude du bon droit.

Seulement voilà, notre monde moderne est peu fait pour ce genre d'individu. On rit du premier, on ignore le second. Le premier est mort, donc il n'est plus dangereux et on peut lui tresser des couronnes respectueuses sans crainte de le voir vous en coiffer dans un geste de rage. Mais le second, lui, vit. Alors le plus simple est de le laisser planer dans ses hauteurs, de prétexter l'éclat du soleil pour ne pas l'apercevoir et d'attendre tranquillement sa mort physique pour se rappeler son existence.

Triste monde…

J'aimerais, j'aimerais beaucoup, que ces textes d'un écrivain de race deviennent des textes connus, appris par des lecteurs en puissance. Si nous n'avons plus, ici, le courage d'aller à des écrivains qui sont capables de nous sortir de la médiocrité, que du moins dans un pays où l'on respecte encore la langue française, Armel Guerne trouve dès maintenant la place qu'il aura dans quelques années partout ailleurs : celle d'un classique.

  1. Ce texte a été écrit en 1970.retour
  2. Novalis, Œuvres complètes, édition établie, traduite et présentée par Armel Guerne, 2vol., Gallimard "Du monde entier", Tome I : Romans - Poésies - Essais. Tome II : Les Fragments.retour

N°7 - octobre 2005 - Spécial 25 ans : Visages d'Armel Guerne

Cahiers du Moulin n°7
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Editorial (Charles Le Brun)

Pour celui qui se met à l’heure, – l’heure vraie, celle du temps secret qui n’est pas le temps ordinaire – une marche invisible commence. Le pas qu’il prend devient alors le sien. Son pas. Sa mesure. Les jours, les mois, les ans qu’il a passés pour en arriver là : il peut les oublier. Son nom s’inscrit désormais sur les feuillets du livre de vie. Il ne s’effacera plus.

 

Aucun homme, dans ses commencements, ne pourrait s’avancer seul au-devant de soi-même qu’il n’ait au préalable trouvé des devanciers, des amis, des frères d’hier ou d’aujourd’hui, vivants ou morts, mais semblables à lui et qui l’encouragent à être ce qu’il est.

Pour bien des lecteurs qu’on ne sait pas, Guerne aura été ce révélateur. Le passeur silencieux qui conduit jusqu’à l’autre rive ceux qu’habite le risque et qui fréquentent les sentiers de l’imprudence – et de la liberté. La main qu’il tend est généreuse certes, amicale, fraternelle aussi ; mais rude assez pour écarter les imposteurs. Ce qu’il dit s’accommode d’un espace différent, se loge dans un temps que ne scande aucun mécanisme. Le temps intérieur, pourrait-on dire. L’heure vraie. Encore. Encore et toujours. La seule. Comme un temps dans le temps qui répond à d’autres décrets ; dont les galops se précipitent ou s’alentissent selon leurs propres lois et qui n’obéissent pas au découpage inerte des horloges. Ni à celui des sens. Un temps libre, échappé du nombre, non chiffré, établi dans l’intemporel.

Car si le bruissement des horloges donne le temps vulgaire, si la pulsation d’un cœur donne le temps charnel, il existe un écoulement plus subtil que ne dispense aucun chronomètre, qu’aucune machine humaine ne saurait apprécier, qu’aucun organe n’enregistre, rythmé seulement par les signes, – toujours lisibles – dont le monde des apparences n’est que la partie visible et que chacun, pour son propre compte, connaît ou ne connaît pas, ou reconnaît, ou méconnaît selon l’acuité ou la labilité de son jugement. De son intuition.

 

Grandir. Trouver son nom. Trouver son temps. Sa mesure. Attiser le feu intérieur pour mieux incendier les jours et se lever, neuf, pour des conquêtes dont on ne sait rien encore mais qui font signe, plus loin, dans l’épaisseur des lendemains. Toute l’obsession de la jeunesse est là, de la vraie jeunesse qui véritablement n’a pas d’âge et pour laquelle Guerne a continuellement parlé ; vers laquelle il a tendu les fils de sa poésie. De la Poésie : cette arme précise, acérée, tranchante comme une lame d’épée. Faite pour les combats, pour ouvrir les carcans, crever les faux-semblants, défier les lois de plomb de l’habitude. Pour vivre enfin. Et entamer l’ascension la plus difficile : celle de sa destinée.

Lorsqu’un langage est juste, – et celui de Guerne l’était éminemment – il atteint son but. Toujours. Si quelqu’un parle, si sa parole est véridique, un autre, forcément, l’entendra. Aujourd’hui. Plus tard. Un jour. Un jour qui sera son jour. Car si tout peut se perdre, la Vérité, elle, ne se perd pas. Comme la Pierre des Philosophes, elle est inaltérable. A l’école de Paracelse, Guerne avait eu tout le loisir de l’apprécier. Et d’en faire la ligne médiane de son itinéraire.

Réponse à une enquête (Armel Guerne)

inédit (1)

Je vous écris sous la menace écrasante de l’orage, avec un petit jour de rien qui porte tout le drame : un petit jour tout rétréci sur sa lueur luisante et assombrie. Le temps presse. Abrégeons.

 

Vos questions sont impertinentes ; mais non point, ce me semble, dans le sens où vous l’entendiez : sans pertinence aucune ; voilà ce que je veux dire. Sur un vaisseau qui fait naufrage, la panique vient de ce que tous les gens, et surtout les marins, ne parlent obstinément que la langue des navigations ; et nul ne parle la langue des naufrages. On retourne à sa longue habitude, à l’illusoire sûreté des chaînes du passé pour éviter l’imprévisible, pour se détourner encore un instant du vrai danger. L’autre langue, la seule actuelle : celle de celui qui ose voir, il faut à mesure l’inventer. Poésie. Le drame ne survient, n’est là que pour la découvrir. Vérité. Ne pas fermer les yeux pour mourir. L’œil des mourants est grand ouvert, afin de se vider de son regard ; et ce sont les vivants, pieusement, qui ferment les yeux des morts. L’habitude. L’autre langue, je vous le dis, doit s’inventer.

Les œuvres de l’esprit n’intéressent jamais les habitants du monde des matières ; et quand ils viennent à en parler, c’est toujours par l’effet d’un sinistre malentendu : les saints n’ont pas vécu dans la contemplation merveilleuse et terrible pour l’encouragement des bigotes. Ils n’ont pas fait, non plus, l’apprentissage épouvantable du doute et de la certitude pour le confort administratif ou grammatical du clergé. Un saint n’a jamais eu d’autre postérité que celle des saints. Le reste, c’est de la littérature ; et Dieu sait qu’il y en a !

Le vrai passé, – non pas celui des codes et des livres, mais celui de la vie – est tout aussi imprévisible, aussi mouvant, mystérieux, que l’avenir. Nous avons fabriqué l’Histoire pour y faciliter la promenade, qui ne se pratique que de ce côté-là. Allez donc proposer une promenade prophétique !... Et comptez la monnaie que vous laissera l’amateur.

Le prophète, j’y reviens, qui parle à l’heure du naufrage la langue du naufrage, autrement dit la seule qui ait les yeux tournés du bon côté, n’a pas plus d’auditeurs de son temps (et pour leur salut) que le poète, quand il est nécessaire, ne peut avoir de lecteurs. Question d’utilité ; affaire d’efficace. Les foules sont pour les vedettes, et le recours à la postérité est une recherche de cette célébrité-là, toute de simulacre. Rimbaud, quand il est lu par le public d’Aznavour, n’a qu’un public ; pas de lecteur. Voilà. Quelque chose qui touche au mystère du verbe, en quelque sorte.

On ne peut pas écrire pour aujourd’hui, si l’on sait ce que c’est qu’aujourd’hui et si l’on sait ce que c’est qu’écrire. Il faudrait être fou d’écrire pour demain, tout comme on serait fou d’écrire pour hier. Mais pour parler la langue du naufrage à l’heure du naufrage, il y a de somptueuses raisons. Je la parle, n’en connaissant pas d’autres ; et s’il faut la traduire, je dirai qu’il m’est à peu près évident, de dégradation en dégradation, que l’écriture a cessé d’être un moyen de communication. Méditer sur le verbe, secrètement, pour le salut de l’âme et l’honneur de l’esprit, est devenu, avec la fin des temps, d’une nécessité absolue. Quand tout le monde triche, il n’est ni beau, ni grand, ni héroïque d’être honnête : c’est seulement indispensable pour la sauvegarde de l’honnêteté.

Mais est-ce une réponse à votre enquête ? (2)

 

  1. (1) Le titre est d'Armel Guerne.
  2. (2) Nous ignorons à qui s'adressait cette lettre ni s'il s'agissait réellement d'une lettre. Pas de date. Pas de nom.

Grimm, histoire d'une traduction (Catherine Coustols)

 Traduire aura été mon Purgatoire, vraiment.

C’est en ces termes qu’Armel Guerne parle de ses travaux de traductions dans une lettre du 24 avril 1965 adressée au père Dom Claude Jean-Nesmy Ce sentiment durera. Une correspondance houleuse entre Henri Parisot, chargé du service étranger chez Flammarion et de la collection « L’Âge d’Or » et Armel Guerne en témoigne, ainsi que ses lettres à Cioran et Dom Claude.

Dans sa lettre du 30 novembre 1964 Parisot, qui correspond avec Guerne depuis 1945, informe Guerne qu’il envisage la traduction des « Contes populaires allemands (complets) des frères Grimm »

À Cioran le 6 déc. 1964

[…] J’aurai peut-être aussi (pour distraire Mme Guillemin) les contes des Grimm « complets » à faire. La retombée en enfance ! Déjà… […]

 Ce projet est à nouveau évoqué le 17 mai :

… pour ce qui est de Grimm, depuis ma dernière lettre, le projet semble devoir refaire surface, quelqu’un ayant fait remarquer à Monsieur Flammarion que le texte pourrait être réutilisé par la suite dans la collection Garnier-Flammarion de classiques de poche. L’édition allemande complète, que je possède à présent, comporte 750 pages de contes et 80 pages de notes (dont la traduction serait facultative).

À Cioran, le 6 juillet 1965

[…] Que ferez-vous cet été ?

Pour moi la chose est confirmée : Grimm sera mon prochain bagne. Je viens de toucher mes droits d’auteur 1964 : 58,60. Oui.

On a acheté onze Testament de la perdition, trente-neuf La Nuit veille et trois Romantiques allemands. Mais la presse est unanime : il n’y a plus de poètes maudits. Alors…traduisons. (Et vive la pétanque !) De cœur à vous.

À Cioran le 30 juillet 1965

[…] Je n’ai pas encore commencé à Grimm…acer. Cela viendra. […]

À Cioran le 5 octobre 1965

[…] Je regarde passer les palombes… Cela met un peu d’air dans le prussien des Grimm. Et la traduction serait bonne si le siècle avait cent ans de moins ! […]

Le 25 novembre le premier volume est traduit. Flammarion attend la traduction complète pour décider d’une édition en deux ou trois volumes

Mon cher Mongol Extérieur, le 16 janvier 1966

Je ne voulais pas lever le nez des Contes de Grimm avant d’en avoir fini avec le deuxième volume. Ce soir, dans la neige d’hiver qui fond, c’est la fête mouillée de ce terminus. Encore un, et basta ! […]

 

Le 3 février 66 H. Parisot accuse réception de la seconde tranche et propose pour le titre général : Grimm (ou bien : X… et X… Grimm) / CONTES / Première traduction intégrale / par / Armel Guerne / Collection « L’Âge d’Or » / Flammarion.

À Cioran, le 20 février 1966

[…] Grimm à finir pour le 1er avril, il faut que je pédale. […]

6 avril 1966 Parisot s’enquête du tome III des Contes.

le 3 mai 1966.

Mon cher Guerne,

Je suis très ennuyé de devoir vous communiquer le « verdict » de Pierre B…, directeur littéraire des Éditions Garnier, qui a examiné quatre de vos traductions des Contes de Grimm. M. B… estime que vous avez pris avec le texte original des libertés qui ne se justifient pas toujours. Il vous reproche d’avoir « mignardisé » le texte comme s’il s’agissait d’une traduction destinée aux enfants, alors que justement celle-ci s’adresse aux adultes. Par exemple il vous reproche d’avoir traduit Hansel et Gretel par Petit-Jeannot et Petite-Margot, c’est-à-dire d’avoir traduit deux noms par deux surnoms discutables. Il vous reproche d’avoir en quelque sorte commenté le texte de Grimm en introduisant dans votre version des passages et des explications qui ne figurent pas dans le texte allemand. Bref, il vous reproche de n’avoir pas toujours serré le texte d’assez près. Parmi les exemples qu’il m’a donnés, certains m’ont paru contestables et je ne me suis pas fait faute de les contester. D’autres m’ont, je l’avoue, désarmé dans la mesure où je devais me fier au sens indiqué par Pierre B… et dont votre version semblait s’éloigner sans raison précise. Mais le mieux à faire, me semble-t-il, est de vous renvoyer le tome premier (duplicata) de votre traduction avec les feuillets sur lesquels Pierre B… a consigné des critiques. Après examen de celles-ci, ayez l’obligeance de me faire savoir si vous jugez bon d’en tenir compte et de revoir toute votre traduction en fonction de ces critiques, qu’il a proposé d’étendre à tous les autres contes si nous le désirons (mais combien de temps y passerait-il ?) Bien entendu, si vous consentiez à cette révision, outre que votre texte ne pourrait qu’y gagner, cela permettrait de le réimprimer dans la collection Garnier-Flammarion et, partant, pour vous, d’en tirer un profit supplémentaire non négligeable, les volumes Garnier-Flammarion atteignant généralement des tirages incroyables. Sinon, non seulement l’ouvrage ne sera pas repris dans la collection Garnier, mais encore nous risquons fort de perdre la subvention qui avait été plus ou moins promise par la Caisse des Lettres pour les prochains volumes de L’Âge d’Or, les gens de cette caisse étant, paraît-il, plus pointilleux encore que Pierre B… en fait d’exactitude.

Voulez-vous me faire savoir dès que possible ce que vous aurez décidé ? Sans perdre de vue le fait que votre traduction risque d’être la seule complète en librairie pour un laps de temps considérable. […]

Paris, le 6 mai 1966.

Mon cher Guerne,

Il me semble que vous me répondez prématurément – puisque vous n’avez pas encore reçu les critiques de Pierre B… – et à côté de la question, car je ne songe pas à vous mettre en accusation ni à vous donner des leçons de traduction. Simplement, comme je vous l’ai dit, Pierre B… m’a cité plusieurs passages dont la version proposée par lui paraissait plus simple ou plus plausible que celle proposée par vous. Vous sachant capable de trouver toujours la meilleure solution à n’importe quel problème de traduction, j’ai pensé qu’en l’occurrence vous aviez dû travailler un peu vite, le texte de Grimm vous paraissant littérairement sans grande valeur et le tarif actuel du travail de traduction ne permettant peut-être pas de lui consacrer tout le temps souhaitable. J’espérais donc – et j’espère encore envers et contre tout – qu’après avoir pris connaissance des remarques de Pierre B…, vous prendriez ou prendrez la peine de relire votre texte d’un œil critique et de l’améliorer partout où c’est possible, toute traduction (surtout si récemment écrite) étant perfectible, comme vous le dites si justement.[…]

le 23-5-66.

Mon cher Guerne,

Accablé de besognes diverses, je n’ai pas encore eu le temps de regarder de près les critiques que l’on vous a faites, ni vos réponses à ces critiques. Toutefois, je me souviens au moins d’un exemple dans lequel vous ne semblez pas avoir raison. Il s’agit d’un mot allemand que vous avez traduit « chattière » [sic], alors qu’il s’agirait de la partie inférieure d’une de ces portes en deux parties comme on en voit souvent dans les fermes. Il est bien évident qu’un enfant qui sort en passant par ce bas de porte est un enfant normal, alors que celui qui sort par une chattière est un Lilliputien, ce qui change complètement le sens du conte.

Baudelaire a fait une traduction excellente de Poe malgré les contresens qu’il y a introduits. N’empêche qu’il est bien dommage que quelque pédant de l’époque ne lui ait pas donné une leçon d’anglais sur son manuscrit des Histoires extraordinaires. Si ce pédant avait pu intervenir, et si Baudelaire avait bien voulu tenir compte de ses suggestions, nous aurions sans doute une traduction parfaite de Poe, au lieu d’un excellent à-peu-près. Voilà pourquoi je ne comprends pas que vous refusiez de mettre à profit ne serait-ce qu’une faible part des critiques que l’on vous a faites. […]

le 31 mai 66.

Mon cher Guerne,

Vous vous trompez en croyant que je n’ai pas pris connaissance de ce que vous m’avez écrit. Mais cela ne changeait rien au fait que la moitié inférieure d’une porte en deux parties ne saurait s’appeler une chatière et que vous avez trop le sens du mot propre pour soutenir le contraire de bonne foi, fût-ce en tirant à vous au maximum la mauvaise définition du Larousse illustré. Je vois mal, par ailleurs, ce que ma comparaison de votre travail avec celui de Baudelaire pourrait avoir d’offensant pour vous, à moins de supposer que l’amour-propre excessif que je vous ai toujours connu ne soit en train de prendre avec l’âge des proportions démesurées.

Ceci dit, j’ai dû soumettre votre réponse à notre Direction qui, devant votre position, m’invite à vous demander :
1°) Si vous êtes bien d’accord, comme semblait l’indiquer une de vos précédentes lettres, pour que l’on fasse revoir et corriger votre traduction par un germaniste qualifié ?

2°) Si dans ce cas vous admettez que le nom du correcteur figure à côté du vôtre dans une formule du genre : Texte français par Armel Guerne, avec la collaboration de Untel ; ou si, au contraire, vous préférez que votre nom disparaisse tout à fait du « générique » de l’ouvrage remanié ?

On me prie par ailleurs de vous faire remarquer que votre contrat prévoit la fourniture, par vos soins, des textes publicitaires que j’ai eu la courtoisie – jugée excessive – de ne vous demander qu’après règlement du dernier à-valoir prévu et que maintenant vous prétendez me refuser en indiquant la raison la plus absurde qui soit, à savoir que les termes –si mesurés, pourtant – de ma dernière lettre vous auraient dégoûté des Contes de Grimm ! Fidèlement H.P.

À Dom Claude. Le 4 juin 1966

L’acharnement avec lequel s’est mise à me persécuter l’imbécillité hargneuse d’un médiocre ou la médiocrité rageuse d’un imbécile, depuis l’instant que je m’étais débarrassé des Contes de Grimm en les lui envoyant, […]

Paris, le 23-6-66

Mon cher Guerne,

J’ai bien reçu les deux petits textes publicitaires pour les Contes de Grimm. Merci.

En ce qui concerne votre traduction, notre Direction littéraire a décidé, puisque vous ne souhaitez pas la revoir vous-même, de la soumettre à un germaniste pour qu’il en vérifie la fidélité et pour qu’il propose des variantes pour les passages dont vous auriez éventuellement faussé le sens. Selon l’importance et la qualité de son intervention [,] son nom serait soit associé au vôtre, soit passé sous silence (à supposer, bien entendu, que vous ne désavouiez pas ses corrections). Il n’a pas dépendu de moi que soit prise une autre décision.

À Cioran , le 15 juillet 1966

[…] J’ai subi des persécutions inouïes et des tracasseries sans nom depuis que je croyais en avoir fini avec ces Contes des frères Grimm ; lettre sur lettre- à quoi il faut toujours répondre, sans parler des rages qu’il faut épuiser en soi, jusqu’à en perdre le sommeil (Dieu ! que la nuit est donc propice aux déchaînements des plus folles fureurs) après ces assauts imbéciles. J’en suis à m’opposer, maintenant, à ce que mon texte soit « revu » par un « germaniste ».

À Dom Claude. Le 16 juillet 1966

[…] En outre, je m’étais avancé si profondément au cœur de ces Jours de l’Apocalypse, j’étais si bien à l’écoute qu’un déchaînement diabolique s’est acharné sur moi sous la forme de persécutions enragées, tracasseries incroyables, critiques imbéciles, offenses diverses, etc. de la part de l’éditeur pour lequel j’avais achevé ma traductions des Contes de Grimm et qui remet sans cesse tout en question. Il m’a fallu tout envoyer promener brutalement, à la fin, pour essayer de reconquérir, sinon ma sérénité intérieure, du moins l’espace et la tranquillité où la loger si elle doit m’être rendue. Une certaine bassesse me laisse sans défense, et j’ai beau savoir que c’est le Diable qui est là-dessous : j’ai eu des nuits entières secoués par de folles colères.[…]

Le 13 septembre 1966

Mon cher Guerne,

Sauf opposition imprévue de la Direction, j’ai l’intention de faire mettre en composition, ces jours-ci, pour la collection L’Âge d’Or (et sans corrections) votre version des Contes de Grimm.

À Cioran, le 31 octobre 1966

[…] Les emm. du côté des Contes de Grimm ont l’air d’avoir cessé depuis que je les envoyés ch…anter. Amen.

Vôtre : AG

À Cioran, le 10 janvier 1967

[…] Je vais me mettre au Choix de Nerval, dès que j’aurai fini de corriger les épreuves de cet exécrable Grimm. Ô le Boche !

Bien à vous

 Trente-sept lettres d’Henri Parisot, du 14 octobre 1964 au 9 septembre 1968, permettent de suivre les aléas de l’édition intégrale en français des Contes populaires allemands des frères Grimm.

L’orage passera, Guerne et Parisot poursuivront une correspondance plus sereine jusqu’en 1974.

L’ouvrage paraîtra en 2 volumes, 204 x 147mm, broché, 510 p. avec une couverture illustrée par Max Ernst. La date d’achevé d’imprimer mentionne février 1967 [ !]. Texte français et présentation par Armel Guerne.

En 1970 Guerne dédiera un exemplaire en ces termes : À Charles Le Brun pour qu’il conserve sous les étendards déchirés de demain la certitude, avec LES CONTES / Kinder- und Hausmärchen que l’innocence et la candeur de l’enfance sont, comme toute sagesse, pleines d’atrocités et de splendeur, de cruautés et de merveille […].

  1. (1) Les Contes de Grimm dans la traduction d'Armel Guerne en librairie :
    L'intégralité aux éditions Flammarion (2 vol.), Le Seuil (2 vol.).
    Quelques Contes illustrés aux éditions Castor Poche (9 contes, 1 vol.), Corentin (3 Contes, 3 vol.), Gallimard (2 contes, 2 vol.), Le Capucin (5 contes, 5 vol.).

Armel Guerne et Mounir Hafez, le poète et le soufi (Jean Moncelon)


Cette unique amitié où s’alimente ma vie…
Armel Guerne

Une vie partagée
Mounir Hafez

Evoquer l’amitié d’Armel Guerne et de Mounir Hafez pourrait se limiter à retracer son histoire, l’histoire d’une amitié déjà exceptionnelle par sa durée, car commencée, à l’âge de l’adolescence, en 1926, au collège de Saint Germain en Laye (ils ont l’un et l’autre 15 ans), alors qu’Armel Guerne est séparé de sa mère : « Je rageais contre tout et contre moi, désolé, abruti. Hafez fut à ce moment-là et pour toujours maintenant, la moitié de moi-même, et la moitié sage… » (20 avril 1927). Une amitié qui ne s’est éteinte qu’avec la mort du premier (en 1980, Mounir Hafez est décédé en 1998).

Toutefois, il y a plus qu’une simple histoire, fût-elle exemplaire, quand nous savons que pour Armel Guerne il est question, durant toutes ces années, de « cette unique amitié où s’alimente [sa] vie… ». De son côté, Mounir Hafez parlera d’une « vie partagée » : « Peu de mots entre nous, écrit-il le 17 septembre 1968, peu de signes, au cours de cette longue marche mais, mystérieusement, une vie partagée ». Dès lors l’histoire de leur amitié prend des dimensions à la mesure de leur génie, et nous éclaire autant sur leurs vies respectives que sur leurs destinées spirituelles.

« Mystérieusement » ! L’amitié d’Armel Guerne et de Mounir Hafez nous apparaît ainsi tout entière dans ce mystère qui en est aussi le secret.

Quel est ce mystère ?

 

« LA VIE N’EST PAS UN ETAT MAIS UN RISQUE »

Il est mystère de l’homme, tout d’abord.

Ce qu’éprouvait Armel Guerne pour son ami était une immense admiration, au point qu’il faut penser que Mounir Hafez fut vraisemblablement le seul homme qu’il ait admiré (avec Bernanos, sans doute) : « Moi, je sais tout le bien que ça fait d’avoir toujours encore et toujours devant soi quelqu’un à admirer, - et quel remède aux désespoirs. Je ne t’ai jamais autant aimé. » (Dédicace à Mythologie de l’Homme).

Mais aussi, voici comment Mounir Hafez parle de l’homme : « Un humain (…). C’est une bataille à mort, il faut être très très fort, avoir un courage extraordinaire, un courage moral » (1). C’est, à n’en point douter, ce courage d’homme qu’il admirait chez son ami, qu’Armel Guerne manifesta dans toutes les circonstances de sa vie, et l’on devine combien il lui en fallut pour affronter son père, pour affronter l’occupant quelques années plus tard, et tous les coups durs de l’existence.

Et, essentiellement, ce courage pour affronter son temps et presque tous les hommes, ses contemporains, quand on a une vocation de poète à accomplir : « - Comment une vocation se confirmerait-elle, si elle n’était pas contrariée ? »

« La loi du contre est la loi fière de la vie. La loi du pour est celle d’une infaillible médiocrité »,(2) écrira Armel Guerne et, sous ce rapport, il existe entre Mounir Hafez et lui, une évidente communauté de destinée, de cette destinée qui est celle des poètes et des grands spirituels, vécue, toujours, dans la solitude, car, « les poètes vont seuls où tous les autres ne vont pas », le plus souvent douloureuse, tantôt indignée, au sens de Léon Bloy, tantôt apaisée, comme celle des Soufis.

Risquons le mot, une destinée « bafouée », au sens que lui donne Mounir Hafez : « Connaissez-vous le mot bafoué » ? Il faut apprendre ce mot par cœur, dans tout, dans ma vie, dans mon corps. Et dire : « Tiens ! » C’est tout ! « Et peut-être aller suivre l’enseignement d’un gourou vedantin, qui vous dira : « Vous êtes le Tout, vous ne souffrez pas ». Moi je vous dis : soyez bafoué dans votre existence humaine ; acceptez cela ! » (3)

Est-il nécessaire d’évoquer les événements où l’un comme l’autre furent « bafoués » ? La correspondance d’Armel Guerne (à Cioran, en particulier) en porte témoignage et cela suffit (4). En revanche, il nous revient de souligner la manière dont l’un et l’autre, l’un pour l’autre, y ont réagi. « Tu sais, écrit Mounir Hafez, le 20 janvier 1967, souvent, j’ai le sentiment qu’il suffit que l’un de nous deux « tienne ». Quand tu me dis « ça va, je tiens bon », je me dis : « bon, il tient, je peux lâcher ». C’est le cas depuis quelque temps » (20 janvier 1967). Comment ne pas penser à cette confidence d’Armel Guerne à sa mère, quarante ans plus tôt, en 1928 : « Je crois bien que nous avons été faits pour nous compléter l’un l’autre ; et quand il n’est plus là je perds l’équilibre parfait où je me trouve quand il est là » (6 février 1928) ?

 

 TRANSITION : LE PRINCE ET LE POETE

« Cette unique amitié s’émerveille aujourd’hui que toi, tu ne méprises pas plus les hommes », écrit Armel Guerne dans sa dédicace à Mounir Hafez de Mythologie de l’homme (1945). Et il ajoute : « De moi, cela s’explique : je suis un paysan de l’âme ». Destinée à son ami, cette expression prend un relief particulier. Ne signifie-t-elle pas qu’Armel Guerne, « paysan de l’âme », tenait celui-ci pour un prince de l’esprit. Ce n’est pas seulement que Mounir Hafez appartenait à une famille princière (d’origine égyptienne), il était aussi soufi, et poète.

Prince et poète, donc, et Armel Guerne, tout « paysan de l’âme » qu’il se croyait être face à son ami, était prince aussi, prince parmi les poètes qu’il aimait, comme Nerval, au terme de son existence tragique, le sera parmi les Reines. (5)

 

« LA VIE EST INTERIEURE »

Le premier versant de ce mystère de leur amitié est donc mystère de l’homme, le second est mystère divin.

Il est tissé de ces fils invisibles qui ne sont pas ceux du destin, mais de la vocation, qui pour Armel Guerne comme pour Mounir Hafez, fut une même vocation, à l’Amour et à la gnose, à l’Absolu, et à laquelle ils communiaient.

Ce qui les unissait : leur admiration commune pour des morts et pour des vivants, devenus des amis, ou des frères, dans la communion de ceux qui partagent la même destinée spirituelle, qu’ils aient ou non quitté la manifestation terrestre. Et qui les unissait, non pas l’un à l’autre, mais chacun d’eux à sa famille d’esprits ? Nerval, Hölderlin, Novalis, Paracelse, Bernanos pour Armel Guerne, Jacob Boehme, Louis Massignon (6), Henry Corbin, pour Mounir Hafez.

« Mais il y a des familles d’esprits dont parle Novalis », écrira Armel Guerne dans une dédicace de Mythologie de l’Homme, à M. Kahnweiler. A côté de leur appartenance, chacun à sa propre famille d’esprits, ils appartenaient ensemble à cette unique lignée spirituelle, très rare, qui transcende toutes ces familles, à ce « petit nombre seulement / [qui] sait le mystère de l’amour, / Éprouve l’insatisfaction / Et la soif éternelle », selon les mots de Novalis (Chants VI).

Mounir Hafez écrira, dans une lettre à Armel Guerne, qu’« entre ceux qui marchent sur une même route, s’établit une sorte de camaraderie – extérieure – qui est la plus profonde. Car ce qui compte c’est le chemin suivi, pour eux. Je veux dire qu’ils se trouvent liés et proches, même s’ils s’ignorent » (27 octobre 1950). Ce compagnonnage aussi leur est commun, qui les reliait aux autres, à leurs semblables sur cette route.

Et quelle est cette route ?

C’est le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon le mot de Novalis, le chemin des pneumatologues, ou des théosophes, en l’occurrence des poètes et des soufis, en un mot, de ceux qui savent que « la vie est intérieure ». Armel Guerne le dira à la fin de sa préface à La nuit veille :

Toute vie est intérieure et près des sources vives : 
Qui dit rêve, dit homme ; et qui dit homme dit Dieu. (7)

Cette route, pour Armel Guerne, c’est la Poésie elle-même.

Pour Mounir Hafez, il s’agit du Soufisme. Mais pour l’un et l’autre, il n’est jamais question que de l’expérience intérieure, « celle que l’on a soi-même de la vie, de sa vie ».

Qu’on se rappelle la singulière définition qu’Armel Guerne donne de l’écriture dans Rhapsodie des fins dernières : « L’écriture n’est qu’une écorce dont on fait une coupe divine ; restent Celui qui la remplit et celui qui a soif et qui la prend pour boire. Suppliant devant l’un et mendiant devant l’autre, le poète est entre les deux » (8). On sait aussi, comme l’enseignera Mounir Hafez, qu’« en arabe, dans le soufisme, le cœur s’appelle : le secret ».

Le cœur, la coupe, comme deux symboles de ce Graal, qui est un « trésor caché », c’est cela même que Mounir Hafez et Armel Guerne partageaient dans le secret du cœur, dans l’intime de leur amitié.

 

LES COLLINES ETERNELLES

Ta lettre, oui, ce sont des choses qui descendent plus profond que le cœur et qui, un jour,
par-dessus tout, doivent aider à mourir (Armel Guerne, 12 ou 13 mai 1954)

Cette amitié que nous évoquons aujourd’hui, à la mémoire d’Armel Guerne, a atteint son terme, maintenant que l’un et l’autre ont quitté ce monde. Il reste les collines qui nous entourent et qui forment la « signature » de ces collines éternelles auxquelles Armel Guerne aspirait et parmi lesquelles son âme veille : « Oui, on peut dire déjà que tu es fils de saint Jean et couronné de feu. Gloire à Dieu que tu sois seul sur ce seul chemin où nous tous sommes avec toi… », lui écrira Mounir Hafez, le 23 mai 1966, à propos de Testament de la perdition. (Armel Guerne travaillait alors aux Jours de l’Apocalypse).

Demeure également à l’évocation de Mounir Hafez la présence mystérieuse d’une prairie verdoyante où il savait être accueilli par le Maître invisible qui a guidé toute sa vie, de cette Ile verte, « continent inconnu, d’où tous les continents prennent leur réalité », qu’il a définitivement rejointe désormais.

Armel Guerne ne serait-il pas la figure vivante et terrestre de ce Maître de qui Mounir Hafez tenait sa science divine… qu’il a transmise, oralement, à ses disciples : « Je continuerai en tout cas à augurer que tu viendras un matin me chercher et que nous irons ensemble, chez toi, dans ton moulin, et que des oiseaux, autour de nous, chanteront » (20 janvier 1957) ?

Nous irions, à poursuivre cette évocation, de mystère en mystère, et tout nous serait encore devant.

 

TOUT EST DEVANT

Tout est devant, en effet, aujourd’hui, pour nous, pour Mounir Hafez et pour Armel Guerne, comme cela fut tout au long de cette « vie partagée » qui constitue l’histoire de leur amitié :

Je le dis pour l’avoir éprouvé souvent (combien de misérables fois n’a-t-on pas à reprendre le difficile apprentissage de sa mort ?) : plus que jamais à l’heure ultime et singulière de la fin, à la plus mince extrémité du temps, tout est devant pour le poète. Le souffle vient de là. (9)

  1. (1) Mounir Hafez, Entre tradition et pensée contemporaine, Les Deux Océans, Paris, 2005, p.118
  2. (2) Armel Guerne, Fragments, Solaire, 1985, n°58
  3. (3) Et il ajoute, non sans humour : « Que « bafoué » soit bon ! Voilà un instinct. Bafoué ! J’aime cela ! Vous me direz : « Mais c’est du masochisme, il faut aller voir le docteur Lacan… ! Cela me donne du plaisir, je vis de cela » Mounir Hafez, Entre tradition et pensée contemporaine, op. cit., p.118.
  4. (4) On rappellera seulement que les difficultés matérielles furent leur lot commun, ainsi que les traductions pas toujours choisies, mais qu’il faut honorer, pour vivre. (Sait-on que Mounir Hafez a traduit de l’anglais Les Mythes grecs de Robert Graves et qu’il collabora à la traduction d’Armel Guerne des Mille et une nuits ?) : « Le poète, je vous l’ai dit, n’a pas la vie facile dans ce monde et ses besoins, pour exister, n’ont rien d’épisodique ou de professionnel. Il est voué à l’essentiel. Donc à la pauvreté matérielle. », Armel Guerne, L’Âme insurgée, Phébus, 1977, p.9.
  5. (5) Allusion à un dessin de Gérard de Nerval, intitulé « Les poètes et les reines » et daté du mois de janvier 1855, publié dans l’Album Gérard de Nerval de La Pléiade, pp. 258-59
  6. (6) L’orientaliste Louis Massignon (1883-1962) dont il disait : « J'ai un infini respect pour tout ce qui touche Louis Massignon. Tous ceux qui ont été, de loin ou de près, effleurés par sa présence, sont mes frères » (28 juin 1988).
  7. (7) Armel Guerne, La nuit veille, DDB, 1954, p.19, inTexte, 2006, p. 25.
  8. (8) Armel Guerne, Rhapsodie des fins dernières, Phébus, 1977, p.12
  9. (9) Armel Guerne, Rhapsodie des fins dernières, 1977, p.11

 

Un passeur (Jean-Pierre Sicre)

Le mot évoque une activité patiente et paisible : d’une rive à l’autre, en paysage familier. Lui ne voyait pas du tout les choses ainsi : « Vous oubliez le fleuve, et qu’il s’agit d’un fleuve proprement infranchissable ! » Raison pour quoi importait tant, à ses yeux, que ledit fleuve fût franchi.

Ceux qui l’ont un peu fréquenté dans la solitude de son moulin, sur la haute colline de Tourtrès, savent qu’Armel Guerne, anachorète par choix, ne recherchait en rien le calme ni même le frugal confort champêtre. Ame intranquille s’il en fut, soucieux de toujours se maintenir en alerte à son poste de sentinelle, s’il revendiquait au nom de ses travaux de traduction le beau titre de « passeur », c’est en nautonier armé pour la guerre qu’il aimait à se représenter son office. Il fallait l’entendre quand on le félicitait de si bien jouer au moine dans sa thébaïde d’Aquitaine : « Moine-soldat ! » rectifiait-il sous l’œil amusé d’Ellen – qui savait qu’on ne désarmait pas un rebelle de sa trempe en lui lançant des amabilités.

L’auteur de ces lignes, qui devrait pourtant se dispenser d’écrire – ne serait-ce que pour avoir commis le péché de se faire un beau jour éditeur –, n’est pas près d’oublier que c’est à l’insoumis de Tourtrès qu’il doit non d’avoir fauté mais d’avoir si bien persévéré dans son crime. Il hésitait, cet apprenti vendeur de chimères, à l’orée de sa nouvelle et douteuse carrière (on était juste au mitan des années soixante-dix), peu soucieux de passer le plus clair de sa vie à lire de mauvais manuscrits au lieu de bons livres. Et l’ami Armel combattait son dégoût anticipé en enfonçant ses clous à son habitude, sans trop de ménagement : « Que vous commenciez à souffrir déjà dans votre métier, qui n’en est peut-être même pas un, est une excellente chose. On n’arrive à rien sans l’épreuve. Les manuscrits que vous lisez sont mauvais ? Dites-vous qu’ils seront pires encore dans dix ans, dans vingt ans : vous n’avez qu’à regarder autour de vous, observer l’époque en sa dégringolade, pour vous en assurer. Les écrivains français d’aujourd’hui ? Si vous avez le courage de déblayer quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ce qu’ils vous envoient à lire, peut-être parviendrez-vous à publier quelques livres qui ne soient pas trop médiocres. N’espérez pas plus. Vous vous consolerez, et accomplirez tâche utile, en faisant traduire tout ce qui, parmi les bons livres d’hier et d’avant-hier, n’a pas encore été traduit… ou a été mal traduit. Ce n’est pas rien, vous verrez. »

On a vu. Encore qu’on n’ait mené à bien, en trente ans d’efforts un peu bénédictins, qu’une très modeste partie de la besogne. Guerne s’était d’ailleurs porté aussitôt volontaire pour apporter sa contribution à l’interminable projet. On rêvait alors de lui faire traduire tout Hoffmann (ou plutôt tout ce qu’Albert Béguin n’avait pas eu le temps de traduire – soit cinq ou six volumes bien garnis). Il avait décliné : « Trop pour moi ! je n’ai plus assez d’années à vivre. » Et il nous avait suggéré de nous adresser à Madeleine Laval, la grande hoffmannienne disciple de Béguin, qui en effet fit merveille à cette longue tâche. Lui se contenta – si l’on ose écrire – de s’atteler à l’œuvre de fiction de Kleist : une intégrale qui devait remplir deux volumes seulement, dont le premier put paraître de son vivant (La Marquise d’O…, 1976) – il était à mi-chemin du second (Michael Kohlhaas) quand la maladie mit brutalement fin à son œuvre de passeur, et de créateur tout court, au beau milieu d’une phrase qui s’interrompait sur les mots suivants : « et si… »

Plutôt qu’à l’incertitude (mais il aimait rappeler que les seuls croyants qui l’intéressaient étaient ceux qui n’étaient certains de rien), c’est au sens du risque, du pari, que nous paraît renvoyer pour le coup cette brève formule oraculaire, la mieux ouverte à toute hypothèse, c’est-à-dire à toute conquête. Armel Guerne traducteur, lancé à bord de sa nacelle à contre-courant de toutes les facilités de son temps, familier de tous les dangers, était de ceux qui pensent que celui qui ne risque rien n’est rien.

Car le passeur-traducteur ne se borne pas à convoyer un texte d’une rive à l’autre, d’une langue à l’autre. Ce qu’il accomplit étant de l’ordre de l’impossible, en tout cas du peu recommandable, c’est aussi en contrebandier qu’il agit, prêt à se voir accuser à tout bout de champ d’avoir frelaté la marchandise, de pratiquer un métier déshonnête, de trahir la confiance du lecteur naïf. Traduttore, traditore…

« A ce jeu-là, on perd toujours en cours de route une partie du trésor qui vous a été confié, rappelait-il. Il faut l’admettre humblement. Et chercher à gagner autre chose en échange, en ne se contentant pas, par exemple, d’une traduction qui ne se voudrait que platement fidèle. Il faut pour cela chercher à questionner plus que de raison sa propre langue ; ou, plus exactement, à prendre la plus juste mesure possible de la distance qui sépare le génie de la langue de départ de celui du français. Si j’ai traduit surtout à partir de l’allemand et de l’anglais, c’est que j’ai fait la guerre dans ces deux langues : contre l’allemand ; et avec l’anglais pour allié, c’est vrai, mais dans un combat pour le moins douteux. Dans les deux cas, et tout spécialement pour ce qui est de l’allemand, c’était se mettre à l’école de la plus haute vigilance ! »

Le fait est que l’Allemagne, au travers de sa route, fut un peu comme un obstacle vital, salvateur même : une épreuve dans tous les sens du mot. C’est elle qui l’obligea à décider de sa vie, à s’engager, à choisir. Elle lui apporta, comme il se doit, le pire et le meilleur : l’oppression dans son acception la plus inhumaine (ou la plus crûment humaine, dirait son intraitable ami Cioran), mais aussi la fraternité d’une famille d’esprits de haut vol, tous façonnés, comme lui, contre cet ordre oppressif justement, affamés d’un inaccessible « ailleurs » et misant tout sur cette inaccessibilité même. C’est elle qui le fit guerrier – ce qu’il demeura tout au fond de lui-même la paix revenue (« Mais la paix n’est pas revenue ! » s’entêtait-il à rappeler). C’est elle enfin qui lui fit endosser cet inconfortable habit du traducteur-passeur qu’il porta jusqu’au bout non comme une livrée mais comme une sainte cuirasse.

Armel Guerne, on l’aura compris, n’aimait pas les guerres gagnées d’avance. Marquer un intérêt passionné pour les œuvres de langue allemande en cette fin des années trente violentées par les convulsions que l’on sait, c’était compliquer singulièrement le jeu. Toujours est-il qu’en 1939 sa décision était prise : il consacrerait sa vie à rebâtir en français l’œuvre monumentale de Paracelse – « l’immense Paracelse » –, comme il aimait à dire… et l’énormité du projet ne faisait qu’aiguiser l’impatience de ses vingt-huit ans. Les circonstances en décidèrent autrement. L’imposante édition allemande du « Docteur merveilleux », qu’un éditeur d’outre-Rhin venait d’établir avec scrupule, comptait de nombreux tomes et coûtait fort cher. Guerne sacrifia ses dernières économies pour se la procurer. Il eut tout juste le temps d’installer les lourds volumes sur les rayons de sa bibliothèque avant de prendre le maquis. Quand il retrouva son appartement à la Libération, la Gestapo était passée par là : les précieux bouquins avaient disparu. L’Histoire, coutumière de semblables ironies, lui refusait les moyens de réaliser son rêve. Quarante ans après, Paracelse attend toujours le traducteur et l’éditeur qui le feront exister dans notre langue…

On peut cependant s’étonner de voir Guerne, que l’adversité a toujours fortifié, renoncer si facilement à un projet qui lui tenait à ce point à cœur. C’est que les temps avaient changé. L’Europe de l’après-guerre n’habitait plus le même paysage. Et chacun s’empressait d’oublier, malgré le sang versé, pourquoi l’on s’était battu – quand toutefois l’on s’était battu. L’argent mieux que jamais occupait le devant de la scène, étalon de toutes les valeurs d’avenir. Comment, dans ces conditions, espérer faire entendre la voix d’un homme mort depuis quatre siècles et dont le discours jamais ne dévia de la ligne essentielle ! L’heure propice était passée. En cinq années à peine – mais l’horreur autorise tous les progrès – l’ombre du vieil alchimiste s’était fondue dans l’indistinction d’un passé hors d’atteinte. Mieux valait laisser la parole à des hommes que nos oreilles fussent encore capables d’écouter, avant qu’il fût trop tard ; des hommes dressés eux aussi à souffrir au nom de l’esprit, niés en leur temps par le troupeau des bourgeois philistins qui tenait déjà le haut du pavé au nom du progrès triomphant. C’est ainsi que Guerne se donna – et nous donna –, en fréquentant les Romantiques allemands, une famille fraternelle en laquelle notre époque, si elle n’était pas si aveuglée, devrait reconnaître quelques-uns de ses guides les plus sûrs. Ce romantisme-là, insistait-il, si différent de sa pâle copie française (Nerval à peu près seul excepté), est très précisément la nourriture dont nous avons faim aujourd’hui. A l’aplomb exact de nos hantises, de nos craintes, de nos désirs informulés, il nous offre un modèle qu’il est peut-être encore temps de mettre à profit…

A ceux qui s’étonnaient de l’avoir vu combattre au péril de sa vie cette Allemagne dont les écrivains si fort le fascinaient, il répondait imperturbablement : « Mais c’est parce que j’aime ces écrivains-là – ces Hölderlin, ces Novalis, ces Kleist, ces Hoffmann, et puis ces Rilke, ces Trakl – que j’ai pris les armes contre l’Allemagne : une Allemagne qui déjà à l’époque de ces insurgés, ne l’oublions pas, était considérée par eux comme l’ennemie de l’Esprit ! » Certes il n’était pas le seul à avoir éprouvé, avant, pendant et après la guerre, des sentiments aussi violemment ambivalents à l’endroit du génie allemand. Julien Gracq dans un tout autre registre (lui aussi traduisit Kleist) suivit un chemin parallèle ; et Michel Tournier un peu plus tard. Mais, à la différence de presque tous, Guerne refusa de concilier les mouvements contraires de son cœur. Il choisit au contraire d’exprimer à la face du monde un refus et une adhésion également extrêmes. Son refus le poussera d’abord à prendre le maquis contre l’occupant ; et son désir d’adhésion le conduira ensuite, tout aussi radicalement, à exercer le métier de traducteur comme une sorte de sacerdoce. Moine-soldat, on l’a dit… On peut même avancer, sans trop jouer sur les mots, que la « traduction » fut pour lui la poursuite de la guerre – une manière de guerre sainte – par d’autres moyens. Il s’agissait, dans l’un et l’autre cas, de rappeler à ses contemporains que l’Allemagne ne devait pas être forcément confondue avec cette meute cruelle et peureuse que l’on venait de voir à l’œuvre, conduite à la curée par une poignée de tristes délinquants ; il s’agissait enfin et surtout de faire entendre ces voix issues du plus profond de l’âme allemande et qui depuis deux siècles, de Novalis jusqu’à Kafka, n’avaient jamais cessé justement de témoigner contre le pire.

Restait qu’il fallait faire parler ces voix en français, ce qui moins que jamais n’allait de soi. La langue française n’est pas une maîtresse facile. Aucune autre, en Europe en tout cas, n’a l’épiderme aussi sensible : la moindre répétition la défigure, la plus légère imprécision, la plus innocente approximation la mettent à mal de façon rédhibitoire. Idiome d’un pays gâté par la nature et qui eut la chance d’être une puissance riche et unifiée à l’heure où ses voisins pleuraient misère ou se débattaient dans de vieilles rivalités intestines, le français a imposé très tôt à ses écrivains des exigences stylistiques dont la plupart des autres langues se passent fort bien. Exigences qui sont autant d’armes à double tranchant. Alors que la langue française, dans la clarté impitoyable de son discours, se prête admirablement à l’expression de la pensée, on s’étonne de voir qu’elle a donné au total si peu de penseurs de premier rang ; au lieu que l’allemande, en dépit de son embarras – lequel mettait si fort en rage Schopenhauer et Nietzsche –, n’a cessé depuis le XVIIIe siècle de tenir au plus haut le flambeau de la philosophie. C’est qu’il suffit bien souvent en France d’exposer un brin de pensée singulière – mais de le faire avec un art aigu – pour être entendu, goûté, fêté. Le travail accompli avec originalité sur la langue dispense du risque de penser de façon vraiment originale. Les philosophes ne sont d’ailleurs pas les seuls, chez nous, à avouer pareille insuffisance. Les poètes français, Bachelard nous l’a magistralement révélé, ont souvent le plus grand mal à acclimater sans tricher la spontanéité de leurs visions dans une langue à ce point armée contre l’humaine faiblesse ; de sorte que les Allemands d’aujourd’hui ont quelque peine à comprendre qu’un pays si bien inspiré en tant de domaines ait fourni une si piètre poésie au long des trois siècles qui s’étendent, en gros, de Ronsard à Baudelaire.

Être lui-même poète (et quel !) aura finalement été à Guerne du plus grand secours à l’heure de transposer d’une langue à l’autre des textes qui ne ressortissaient pourtant pas toujours au domaine de la poésie. Le tout était selon lui de prêter une oreille attentive, musicale si possible, fraternelle en tout cas, à celui qui avait parlé en premier : l’auteur et lui seul, dont il fallait parvenir à faire reconnaître la voix, à la distinguer de toutes les autres, pour lui restituer en français sinon une consonance originale, au moins cette sorte de « grain » expressif qui la rende aussitôt familière à de nouvelles oreilles. Une opération dont il ne se cachait pas les risques ; tout particulièrement, bien sûr, lorsqu’il s’agissait d’acclimater l’œuvre d’un poète.

Écoutons-le plutôt :

… Lorsque le poème, dans son langage premier-né, a subi au surplus la greffe délicate qui le change d’espèce et veut le faire parler dans une autre langue, tous les secours de cette première vie lui seront à jamais fermés. Pas de milieu. Pas de quartiers. Ou bien il meurt de l’opération, ou il prend un surcroît d’énergie et il acquiert nécessairement quelque chose dans son nouveau sang. (1)

Ceux qui l’ont lu au service de Novalis pour le domaine de la langue allemande, de Melville ou de Kawabata ailleurs, écrivains avec lesquels il se sentait tout naturellement en harmonie, savent à quel point il était capable de réussir dans cet office délicat de jardinier des âmes. C’est qu’il n’y fallait pas que de la délicatesse ; mais aussi, mais surtout la conviction que cette transplantation hasardeuse était commandée désormais, l’époque étant ce qu’elle est, par un impératif d’urgence extrême. Il n’est pour s’en convaincre que de rappeler ce qu’il en dit dans son « Novalis ou la vocation d’éternité » (2) :

« Ce que je veux dire encore, parce qu’il ne convient pas de mentir aux agonisants et que notre langue française, tout comme l’allemande, est en train de mourir, c’est que le passage de l’allemand au français est infiniment plus ardu et pose des problèmes souvent à peu près insolubles, alors que la transition inverse se fait beaucoup plus naturellement. Que telles sont les raisons mystiques qui appelaient, comme nécessité spirituelle implicite, non pas la naturalisation proprement impensable, mais la re-pensée en français, dans tout ce qu’elle peut avoir de légitime, de la pensée de Novalis, qui aspire parfois à des gestes, à des mouvements qu’empêtre ou que gêne aux entournures son costume allemand. Je sais que cela peut paraître absurde et je conviens bien volontiers qu’il est incongru de le dire, mais il est incontestable que l’œuvre de Novalis avait quant à elle, intérieurement, sa raison d’être en français (et non pas seulement comme un échantillon d’une chose étrangère) – une sorte de besoin initial, dont la satisfaction lui donne ou lui « rend » quelque chose, en dépit de tout ce que lui fait perdre au passage, sous la seule responsabilité du re-penseur, la re-pensée, et par la seule faute du traducteur, la traduction. »

A cet exercice, on le devine, la plate « connaissance de la langue » est loin de suffire. Guerne cachait d’ailleurs peu qu’il parlait médiocrement et l’anglais et l’allemand (sa compagne Ellen Nadel, d’origine berlinoise, lui prêtait parfois main forte quand il s’agissait d’éclairer dans cette dernière langue tel passage ardu ou obscur). Mais là n’était pas à ses yeux l’essentiel : il lui arriva bien souvent de traduire (avec l’aide d’un « spécialiste ») à partir d’une langue dont il ne connaissait pas un traître mot – à partir du tchèque, du tibétain, du japonais… Ses réussites, en ces singulières occurrences, n’étaient pas moins étonnantes. L’important à ses yeux était qu’une rencontre eût lieu.

Ainsi avec Kawabata. Un éditeur parisien, parmi ceux qui savaient apprécier sa manière, lui soumet un jour la traduction d’un roman japonais. L’auteur, Yasunari Kawabata, à peu près inconnu en France, est considéré comme un maître dans son pays et a rencontré un succès d’estime aux Etats-Unis. La traduction française que l’éditeur a fait établir à partir de la version américaine n’est pas satisfaisante et l’on demande à Guerne de la revoir. Ce dernier se déclare incapable de la remettre d’aplomb, quelque effort qu’il fournisse : l’œuvre a subi trop de transvasements successifs, et probablement hâtifs, pour que l’on puisse s’y retrouver. Mais le « passeur » a lu avec attention : derrière le double écran de l’anglais et du français, il sent un grand texte bouger. Il demande qu’on lui procure un exemplaire de l’original japonais, et avec l’aide de Bunkichi Fujimori, qui prépare à son intention un mot à mot scrupuleux et accepte de répondre à toutes ses questions, il s’attelle à la tâche. Quelque mois plus tard paraît Pays de neige (3), et les lecteurs français ont la chance de découvrir d’emblée le vrai visage de Kawabata, huit ans avant que celui-ci ne reçoive le prix Nobel.

Guerne déplorait plus que tout la baisse tragique de la qualité des traductions en France depuis la guerre. Il savait mieux qu’un autre que la première pierre n’était pas forcément à jeter aux traducteurs eux-mêmes, lesquels dans la majorité des cas, considérés comme tâcherons de bas étage et payés comme tels, se voient contraints pour survivre de produire à la hâte des sortes de mot à mot plus ou moins « améliorés » – dont les éditeurs au reste se contentent fort bien. La carence du traducteur n’était pas selon lui la cause du drame mais plutôt l’un de ses effets. C’est en amont que se situait la vraie source du mal : non dans le laxisme professionnel de telle ou telle partie en cause, non dans la méfiance paresseuse que les Français témoignent depuis toujours à l’égard de ce qui vient de l’étranger, mais bien dans la désaffection où ils tiennent désormais leur propre langue. Pour Guerne, la véritable trahison du traducteur ne provient pas tant de sa plus ou moins bonne compréhension de la langue de l’Autre (les contresens de Baudelaire et de Mallarmé n’ont guère altéré l’exactitude de leur vision de l’œuvre de Poe) mais de sa démission devant les exigences centrales du français lui-même. Symptôme alarmant entre tous, car un peuple qui a perdu le juste usage de sa langue est un peuple qui s’est déjà perdu.

Toutes les traductions qu’aura signées l’homme qui pensait de la sorte nous crient, pour peu que nous veuillons bien tendre l’oreille, que demain il sera trop tard. « Jours de l’Apocalypse » : tels furent, au fond, tous ceux de cette vie sans cesse alertée. Patmos, de façon visible ou non, est toujours à l’horizon de sa poésie – comme à celui des grands lyriques prophétiques du XVIe siècle français (Du Bartas, D’Aubigné) dont ses vers prolongent parfois étrangement l’écho : il s’était étonné qu’on fasse un jour ce rapprochement devant lui, qui avait si bien rompu avec le passé huguenot de sa famille, mais n’avait rien dit contre… Il professait au reste qu’on n’est digne de vivre sur cette drôle de planète qu’autant qu’on s’est trouvé des frères, et point seulement dans son temps. Sa route n’avait pas toujours été celle d’un solitaire : il avait révéré en Bernanos l’homme non moins que l’écrivain ; il s’était fait, chemin faisant, des compagnons de qualité et fidèles (Masson, Cioran). Mais il considérait aussi bien comme d’authentiques rencontres, de ces aubaines qui éclairent d’un vrai jour, d’un jour vivant, les saisons d’une existence, le fait d’avoir quasi physiquement côtoyé, hors l’espace et le temps, quelques défunts de belle carrure : de l’Anglais anonyme qui, au XIVe siècle, avait rédigé le Nuage d’Inconnaissance (la traduction dont il était secrètement le plus fier (4)), à Shakespeare, à Hölderlin, à Stevenson et jusqu’à Rilke tout près de nous. « Est-ce ma faute ? Quoi que je pense, Paracelse l’a déjà pensé (ou Novalis, ou Bernanos ou tel autre – les familles d’esprits). Et comme ce n’est que moi qui le pense, c’est aussi celui-là que j’aime et que j’admire, heureux de n’être pas tout seul. Un mot d’André Masson a régné sur toute ma vie ; deux lignes de Bernanos m’ont été un commandement. (5) »

A nous à présent de lui retourner cette politesse, qui n’est autre que celle du cœur. Guerne est parti il y a vingt-cinq ans. Il nous a manqué, c’est sûr ; et du train où va le monde, il nous manquera demain un peu plus encore. Mais, ayant œuvré au total moins pour lui que pour les autres, c’est peu de dire qu’il ne nous laisse pas seuls : le vieux passeur, l’ermite de Tourtrès qui feignait si bien de tourner le dos au monde, ne cultivait la solitude que pour mieux peupler notre désert.

  1. (1) Fragments, Editions Solaire-Fédérop, 1985.
  2. (2) L’Âme insurgéePhébus, 1977
  3. (3) Éditions Albin Michel, 1960.
  4. (4) Cahiers du Sud, 1953 ; éditions du Seuil, 1977.
  5. (5) Fragments, op. cit.

Fondateur des Éditions Phébus, Jean-Pierre Sicre a publié Le Jardin colérique (1977), Rhapsodie des fins dernières (1977) et L'Âme insurgée, écrits sur le Romantisme (1977). Il a également réédité les traductions d'Armel Guerne qui étaient devenues introuvables : Les Romantiques allemands (2004) et Hermann Melville, Moby Dick (2005), toutes deux unanimement saluées par la critique.

N°8 - avril 2006 - Paracelse

Cahiers du Moulin n°7
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Editorial (Charles Le Brun)

Parlant de Paracelse, Guerne m’a toujours dit avoir passé vingt ans de sa vie à en méditer l’œuvre. Ceux qui l’ont connu savent bien qu’il en fit, tout au long de son parcours d’homme, sa référence majeure. L’un des points cardinaux de son horizon spirituel. Cette constatation a son poids. Surtout lorsqu’on sait qui était Paracelse ; et lorsqu’on sait qui était Guerne.

S’il est difficile de dire exactement qui le conduisit vers l’illustre médecin, il est par contre plus aisé d’indiquer celui qui fut son initiateur : en l’occurrence Jacques-Emile Emerit, acupuncteur de génie mort en 1968 et qui fut, tout comme Georges Bernanos, comme Mounir Hafez, comme E.M. Cioran ou comme André Masson, l’un de ses grands amis.

Emerit, qui a laissé différents travaux sur l’art des aiguilles (1) , précise dans son Introduction à la zodiotechnie (2) : « Nous pensons être le seul médecin français ayant entièrement lu, traduit et résumé l’œuvre de Paracelse. » Confidence qui ne laisse pas d’étonner quand on sait qu’aujourd’hui, – comme hier d’ailleurs – la plupart des disciples d’Esculape connaissent à peine le nom du citoyen d’Einsiedeln ! Dans un autre ouvrage (3) , il écrit : « Un homme de science, un médecin conscient des prodromes du mal, voilà quatre siècles, a rédigé l’œuvre immense seule capable de nous rédimer, en réconciliant la raison avec la foi, et de nous préparer un remède : cet homme est Paracelse. »

Il n’y a rien à ajouter. Si ce n’est que la conversation des deux amis dut fréquemment rouler sur ce sujet. Leur passion commune.

De fait, toute la production poétique de Guerne se ressent de la puissante empreinte du grand alchimiste. De cette influence du reste, il ne se cachait pas. Au contraire : il en fit état dans ses Fragments, dans son Journal, dans nombre de ses lettres. Son désir profond de donner une version française des Opera Omnia ne put malheureusement se réaliser. Il eût été, pourtant, LE traducteur de cette somme magistrale. La maîtrise dont il fait preuve dans ce qui a été retrouvé de la Prognosticatio, du Lion Septentrional et autres traités ou extraits, est exceptionnelle et ne pouvait venir que d’un homme qualifié, d’un esprit capable de saisir la signification de textes aussi énigmatiques, aussi délibérément fermés à l’entendement ordinaire. A ce propos justement, il me confia un jour que « quelqu’un » lui avait assuré, après lecture de ses poèmes, que la teneur de sa pensée correspondait, en alchimie, au degré du soufre rouge (4) . Cette précision, si elle n’évoque rien pour la plupart des lecteurs, en dira long aux praticiens de l’hermétisme. Toutefois, elle ajoute au mystère de cette décision, prise en haut lieu, qui le contraignit à renoncer à son projet. Mais le « hasard » a ses raisons qui échappent à la raison humaine.

Cette formidable entreprise donc, il ne l’assuma point : refus d’une aide substantielle qui lui eût permis d’en assurer la continuité ; aléas de la vie qui le jetèrent dans les péripéties de la Résistance ; obligation, plus tard, au prix d’un travail harassant, de subvenir à ses besoins. Un ensemble de choses qui lui parut être un signe de la Providence, autorité souveraine à laquelle, de longue date, il avait résolu d’obéir et qui fut son guide de chaque jour.

L’essentiel, toutefois, ne devait pas se perdre ni la chaîne invisible se rompre. Le discours de l’un, en effet, allait passer dans celui de l’autre, chacun baigné par une même et munificente lumière : cette Lumière de la Nature dont il est si souvent question dans les écrits de Paracelse et que la poésie de Guerne, tout intérieure, secrètement reliée à une réalité plus haute, nous restitue d’une façon incomparable.

En tendant la main à Paracelse, de son temps jusqu’au sien, par-dessus les séductions de la Renaissance, la tentation des « Lumières », les utopies de la Révolution, le mirage innombrable et tragique de l’ère contemporaine, Guerne ne prenait-il pas, résolument, le relais de l’unique et véritable tradition ? L’heure était venue, qui sait ? d’en retrouver la racine immémoriale.

L’avenir est là. Il nous fait signe. Il nous attend. Et nous en sommes tous responsables. « Le lendemain, c’est vous ! » s’écriait Bernanos il n’y a pas si longtemps. Et par ce « vous » c’est nous qu’il désignait, nous les dépositaires d’un passé que nous oblitérons chaque jour un peu plus au profit de rêveries étranges et de fantaisies vénéneuses. Nous que l’amnésie menace et qui obéissons, sans relever la tête, aux voix plurielles de la paresse et de l’indifférence, d’acquiescements en compromissions, de lâchetés en abandons, prompts à nous aligner sur la sinistre cohorte de ceux qui, depuis toujours et toujours plus haineusement, travaillent à crucifier, – encore – Celui dont ils ne veulent plus entendre la parole.

 

 

  1. (1) Tous republiés chez Guy Trédaniel Éditeur en 1986.
  2. (2) Acupuncture et Astrologie, introduction à la zodiotechnie, Editions du Nouvel Humanisme, Embats, près d’Auch, 1955. Et Guy Trédaniel Éditeur, 1986. Dans les années 1980, j’étais parvenu à retrouver le neveu d’Emerit, Michel Boujard, acupuncteur lui-même et radiesthésiste, lequel était censé avoir conservé les papiers de son oncle. Hélas ! il n’en restait rien.
  3. (3) Zodiotechnie de l’embryon, des nerfs crâniens, de la médecine hermétique, de l’acupuncture chinoise, Editions du Nouvel Humanisme, Garches, 1948. Guy Trédaniel Éditeur, 1986.
  4. (4) Étape importante sur le chemin du Grand-Œuvre.

 

Paracelse ou l'aventure prométhéenne (Charles Le Brun)

Mes écrits dureront et subsisteront
jusqu'au dernier jour du monde
comme véritables et incontradicibles.

Prophétie d'un sage ? Délire d'un fou ? Prétention d'un imposteur ? Le défi est superbe en tout cas. Lancé par l'un des plus étonnants personnages de son époque : Théophraste Bombast von Hohenheim, dit Paracelse. Un outsider comme l'Histoire en fabrique parfois, pour le bonheur de quelques-uns et l'exaspération de beaucoup. En rupture avec les officiels, provocateur, ennemi de tous les conformismes. Isolé donc. Emphatique à souhait dans ses écrits, tonitruant dans l'invective et tapageur à l'occasion. Au moins dans sa jeunesse. Fraternel avec tous les parias et les déshérités. Insoucieux de ses biens, mais jaloux de sa renommée et toujours prêt à fustiger l'Ecole. Allant et venant, disparaissant, reparaissant, ne demeurant nulle part. Sa marque en quelque sorte.

Les universités n'enseignent point toutes choses. Il faut au médecin rechercher les bonnes femmes, les Bohémiens, les tribus errantes et autres gens hors la loi, et se renseigner chez tous. Il faut par soi-même découvrir ce qui sert l'art, voyager, connaître maintes aventures et retenir en route ce qui peut être utile.

Je préfère les sentiers et les routes aux universités où l'on n'apprend rien !

Quiconque a le désir de pénétrer la nature doit en fouler le livre vivant de ses propres pieds. L'écriture s'apprend par des lettres ; la nature par les contrées dont chacune est un livre. Et l'homme, en voyageant, doit en feuilleter les pages.

Le conseil se passe de commentaire.

Ces migrations continuelles pourraient signer l'un des traits spécifiques de sa nature. A moins qu'elles ne dissimulent, sous l'apparente agitation, l'identité véritable de celui qui s'intitulait non sans intention le « Prince des deux médecines ». René Guénon, en 1930, confiait en effet aux pages du Voile d'Isis les propos que voici :

Les pérégrinations des initiés ne se distinguaient des ordinaires voyages d'études que par le fait que leur itinéraire coïncidait rigoureusement, sous des apparences de course aventureuse, avec les aspirations et les aptitudes les plus secrètes de l'adepte (1).

A plusieurs reprises du reste, le même auteur rapproche Paracelse de ces itinérants et pèlerins, les « nobles voyageurs » (2) comme le furent, entre autres, Démocrite, Thalès, Pythagore et, plus près de nous, Nicolas Flamel ou même Rabelais.

Prince des deux médecines. On sait qu'à cette époque les disciples d'Esculape se divisaient en deux confréries bien distinctes : celle des médecins – la Faculté – et, sous la bannière de saint Côme et de saint Damien, celle des chirurgiens, l'une et l'autre possédant leurs règles, leurs canons, leurs cérémonies, leur enseignement, leurs examens et se livrant parfois à des rivalités qui n'étaient pas seulement verbales. Deux institutions, deux médecines dont Paracelse a affirmé posséder la maîtrise, ainsi qu'il le souligne dans son Paragranum. Mais il apparaît, si l'on tient compte de la totalité de ses écrits, qu'il faut l'entendre différemment. A savoir : une médecine de l'âme et une médecine du corps. En un mot, et pour reprendre sa propre expression, la « médecine adepte », celle qui non seulement tient compte du petit monde qu'est l'homme, mais aussi du grand qui s'étend par-delà les espaces sublunaires ; l'homme d'en bas et celui d'en haut, ou, si l'on veut, le microcosme et le macrocosme. C'est ainsi du moins que nous l'interprétons.

 

Les Œuvres complètes forment une construction massive qu'il n'est pas simple de cerner, d'où qu'on l'aborde ; un chantier d'une autre époque, d'une autre ambition, si varié, si vaste, si dense qu'on se demande comment un seul homme, en une seule vie – brève au surplus – a pu l'entreprendre. Et le conduire si loin. Sa lecture est ingrate. Elle exige plus que de l'attention : une disposition d'esprit particulière, un recul, un silence. L'état d'alerte à chaque ligne. Et beaucoup de patience. Car les feux qu'il contient, dissimulés sous l'enchevêtrement d'un enseignement jeté sans ordre, entassé en quelque sorte, ne se livrent qu'à ceux qui les cherchent ; et les cherchent vraiment.

Mais à qui les adressait-il ces pages si hâtivement assemblées qu'elles semblent respirer l'urgence ? Et qui se chargea de les divulguer ? On n'a presque rien de sa main et seuls quelques traités parurent de son vivant. Quels furent les copistes et quelle leur conscience lorsqu'ils transcrivirent l'énorme masse ? Nous ne le saurons jamais. Ce médecin volant, perpétuellement en déplacement, tout occupé à composer ses élixirs, à porter secours aux malades, à prêcher aussi – et ce ne fut pas la moindre de ses occupations – prit-il le temps de se relire, d'ajuster sa pensée ? Tout incline à croire que non. Il n'eut probablement pas ce loisir et rien, si l'on y réfléchit, dans son tempérament bouillonnant ne dut l'y porter.

Tout dire, tout recenser, tout saisir des phénomènes sans s'accorder le moindre répit. Tel fut son souci permanent. Déposant çà et là ses manuscrits, les confiant à la Providence puisque n'ayant ni lieu ni famille pour en assurer la pérennité. Et la question revient encore : pour qui écrivit-il ? On serait tenté de répondre : pour nous. Pour nous, ses héritiers tardifs, logés tout au fond des âges, quatre cent cinquante ans plus loin ; nous, les singuliers mutants du troisième millénaire, penchés sur un lendemain qui, pour la première fois peut-être, ne répond pas.

L'urgence, en réalité, il la ressentait pour soi-même : il n'allait, en effet, disposer que d'un petit bout d'existence pour remplir la mission qu'à lui seul il incombait de mener à bien. Parce qu'en définitive, tout s'organise en fonction d'un point situé dans l'avenir, qu'on ignore absolument mais qui commande de l'intérieur et par quoi tout s'explique, se met en place et s'éclaire : la mort. L'aboutissement. La pierre d'achoppement contre laquelle viennent buter toutes les existences mais à partir de quoi le nom de chacun s'inscrit, enfin complet, de la première à la dernière lettre.

Il n'y a pas de naissance gratuite. Pas de hasard. On naît pour quelque chose. Pour la réalisation de quelque chose. On se met en route – quelle que soit la route – et cet acte n'a de sens que par le but qu'on veut atteindre, pour lequel toutes les énergies se tendent, qui orchestre et suscite la suite entière des événements. Les créatures n'ont d'autre raison d'être que ce qui les attend, plus loin, à l'extrémité du parcours qu'elles ont cru choisir mais qui, en vérité, les a choisies depuis toujours. Elles sont appelées et doivent répondre à cet appel venu de devant. C'est en ce sens qu'il faut entendre le terme de prédestination si présent dans les travaux de Théophraste et qui revient avec tant d'insistance.

 

Dans l'œuvre de Paracelse, tout est scruté, tout est envisagé de ce qui regarde le destin des êtres et leur place dans la Création : leur origine, leur situation au sein des règnes de la nature, le sens de leur vie, le sens de leur mort. Le mystère du temps. Le mystère de Dieu. L'éternité. Sa Philosophie aux Athéniens est riche en remarques et réflexions portant sur ces questions. Toutes mériteraient des développements tant elles sont chargées de sens, de sous-entendus : le Mysterium magnum, la séparation primordiale, la Turba magna, l'evestrum, le grand Rassemblement et la grande Récolte, le chaos et la Terre fondamentale. Autant d'évocations lourdes de suggestions et susceptibles d'éveiller chez le bon lecteur les bonnes interrogations et, qui sait ? d’appeler les bonnes réponses. Or le bon lecteur, c'est celui qui ne s'est pas verrouillé dans les limites étroites de la pensée rationnelle ; celui qui sait encore qu'autour de lui se déploie le vaste miroir du macrocosme : ce prodigieux monde invisible avec ses myriades de créatures qu'aucune logique ne gouverne, dont le rôle, les pouvoirs, l'efficience n'obéissent pas à nos lois. Tout ce pan de la réalité qui échappe à l'homme pressé, à l'homme hâtif, ce fruit inattentif de la modernité ; l'égaré, l'absent, aveugle aux signes de plus en plus insistants et de moins en moins reçus que lui livre à profusion l'écrasante et dérisoire « actualité ».

Les hommes d'alors – et plus encore leurs devanciers – avaient leurs raisons de croire ce qu'ils croyaient. Et ces raisons n'étaient pas forcément mauvaises. Leur univers, bruissant de vies immatérielles, s'ouvrait sur des horizons différents et répondait à des structures que nos investigations actuelles ont totalement rejetées. Paracelse, pour sa part, n'en finit pas d'énumérer ces entités qu'il faut évidemment se garder d'estimer pour ce qu'elles ne sont pas. Une suite d'appellations résolument sibyllines telles que lorint, anwat, trifertes, neufareni, durdales, diemeae, mechili. Et beaucoup d'autres, obstinément, opiniâtrement résistantes à l'analyse. Tout un assortiment vocabulaire propre à mettre un nom sur ce qui précisément n'en a pas. Ne relève d'aucune nomenclature.

 

Etaient-ils donc si crédules, si naïfs ces gens-là, qu'ils aient ensemencé le jardin de leur réflexion des seuls caprices de leur imagination ? Voire… Ne désignaient-ils pas plutôt, derrière ces mots, l'insaisissable mystère que notre science triomphante s'acharne à repousser au lieu de le respecter comme tous les peuples avaient su le faire jusqu'à la veille des temps modernes ? Parce qu'il ne faut pas se leurrer : le mystère, à sa base, est intact. Tout entier debout, inchangé, immuable, masqué seulement par l'assourdissante fanfare des vanités humaines ; une brume fragile que le moindre souffle un peu sévère pourrait bien disperser, brusquement.

Notre instruction, nos découvertes, tous ces trésors dont nous sommes si facilement glorieux, nous font probablement l'écran le plus opaque et le plus déformant qui puisse se concevoir, propre seulement à nous rendre aveugles à la réalité dissimulée sous l'apparence : un entassement prodigieux d'exactitudes mortes et qui bouchent le moindre interstice par où pourrait se glisser un rais de vraie lumière ; le parfait tampon qui étouffe toutes les voix vivantes de la nature, au profit de l'outrecuidante sapience des savants et de leurs imprudences. Et nous, derrière cet édredon si finement tissé, nous n'entendons plus rien que ce qui se mesure et se chiffre. Or celui qui n'entend pas nie qu'on l'appelle… et son exploration s'amenuise à n'être plus que la mince et douteuse expérience de ses sens et des appareils toujours plus « sophistiqués » qui les prolongent. Nos recherches, dont la liste s'allonge à en perdre mémoire, ont minutieusement grignoté notre personne spirituelle et nous n'appréhendons plus guère, au bout du compte, que la pellicule au demeurant fort mince de la quantité pure, quel que soit l'habit sous lequel elle parade.

Le monde s'est entouré d'un rempart de « vérités scientifiques » qui sont, en très peu de temps, devenues le credo universel d'une race entièrement convertie au rationalisme et qui s'enferme dans la prison la plus étroite, la plus insidieuse et la plus désespérante qui soit. On se gausse des follets, des mélusines, des farfadets qui pourtant, bien qu'ils ne prennent corps que dans les légendes, n'en sont pas moins les entités bien réelles d'un monde occulte dont personne ne se fait plus la moindre idée : ce monde sidérique si familier au Moyen-âge et à l'Antiquité. On se gausse aussi des démons, des diables, du Diable ; et l'enfer, faut-il le dire, est bien démodé. On se gausse même des anges. Surtout depuis qu'on en a vidé le ciel – ce ciel qu'on ne désigne plus que sous le nom d'espace et dans lequel les satellites, ces fausses étoiles, empoisonnent chaque jour un peu plus notre milieu cosmique, déchirant le manteau magique de la nuit.

Rationalisme et mécanisme empêchent toute connaissance plénière de la nature. Avec eux, l'homme tente une autre explication du monde, réduisant son activité à une mesure purement extérieure, écartant tout l'invisible au profit du seul univers quantifiable. La méthode historique ne consiste-t-elle pas, en effet, à débarrasser l'objet étudié de tout mystère, autrement dit à le vider de toute donnée que la « science » ne peut appréhender ?

En accord avec cette attitude, il est tentant pour celui qui « raisonne » d'évacuer, dans l'œuvre de Paracelse, ce que d'aucuns ont nommé le « fatras » alchimique, astrologique, mythologique et qui, pour les raisons que nous venons d'énoncer, les encombre – et les déconcerte. La recherche moderne les y engage et leurs mentalités, de plus en plus étrangères au merveilleux, au miracle, à tout ce qui ne ressortit pas au domaine grossier de la « matière », sont chaque jour plus éloignées de ce que naguère on appelait encore l'âme. A l'évidence, et bien que convaincus du contraire, ils sont terriblement désarmés devant l'imagerie des hommes du passé qui parlaient une autre langue et c'est très loin qu'il leur faut descendre en eux-mêmes, dans les soubassements de la conscience, pour y trouver une trace, un fragment de ce qui brilla jadis avant les déviations de l'humanisme, de la Réforme, de la Renaissance et des « Lumières ». Autant de saisons humaines qui allaient déboucher sur l'incroyance la plus épaisse : cette floraison des matérialismes avec, parallèlement, l'envahissement de l'industrie et des techniques et, pour conclusion, tout au bout, tout en bas, la sacralisation de l'argent sous son aspect le plus sombre : l'économie et la finance devenues l'unique et le seul argument.

Depuis, sur ses semelles légères, l'intuition s'est retirée du champ de réflexion des hommes ; cette vertu sans laquelle il n'est pas possible d'entrer dans la pensée d'un Paracelse ou de tout autre personnage de sa carrure.

L'époque actuelle porte ce lourd fardeau. Sa cécité est sévère. Cent ans de « progrès » intensifs ont peut-être définitivement ruiné nos chances de retrouver un jour le fil d'or de la Sagesse. La précipitation des jours nous emporte et l'impasse s'élargit à mesure que se multiplie le creusement frénétique et désordonné des secrets de l'univers. Et s'il n'est rien de si caché qui ne doive être un jour révélé, comme l'assure l'auteur des Commentaires des aphorismes d’Hippocrate, reprenant en cela la parole des évangélistes, il n'en est pas moins vrai que seuls ceux qui en ont reçu l'autorisation peuvent s'y hasarder sans risquer d'irrémédiables désastres. Or les « chercheurs » qui s'y emploient ont ouvert, dans les multiples domaines qu'ils explorent, de fort inquiétantes brèches d’où pourraient bien surgir les plus désobligeantes surprises. Et les moins attendues. Quant à la diversité même de ces recherches, cette « spécialisation à outrance », elle engendre un émiettement que nul principe supérieur ne canalise ni n'ordonne et se perd dans les réseaux compliqués d'une terminologie abstruse dont le sens n'est perçu que par les seuls élus qui la pratiquent. Babel. La division illimitée de l'unité originelle. Sans retour. Et si certains, isolément et pour leur propre compte la retrouvent cette unité, malgré tout, contre tous, seront-ils jamais bien nombreux ? et seront-ils compris ?

Paracelse, lui, avait su l'entendre le bruit de ce pas unique qui précéda toutes choses. La vibration première, le Mysterium magnum producteur des noms et des formes, autrement nommé dans les traditions orientales la Manifestation universelle. Il savait écouter. Il savait regarder. Se taire. Rester en vigilance dans la simplicité, une vertu qu'il nous faut réapprendre, nous, les maîtres incontestés de la complexité. La complexité : ce monstre qui peut-être, demain, nous tuera.

 

Nous ne conseillons à personne de tenter pratiquement les expériences alchimiques décrites dans les livres de Paracelse. Compte tenu des activités auxquelles nous nous livrons et du monde qui nous les livre, il est presque impossible d'entrer de plain-pied dans ces œuvres, et par le bon côté. Quant au savoir, il n'est pas non plus la meilleure manière de s'y introduire car plus on se charge d'érudition, plus on risque de s'égarer. Et puis, les jours que nous vivons sont bien trop éloignés de l'aventure prométhéenne que vécut l'étonnant citoyen d'Einsiedeln et nos statures trop risiblement minuscules pour emboîter le pas à ce géant. Enfin, le sens de la doctrine n'apparaît pas au simple survol des pages. Ses continuateurs le savaient bien qui en ont éprouvé l'humeur rétive et les tenaces obscurités.

Parce qu'il y a la langue, effroyablement lourde et confuse, en pleine gestation et vis-à-vis de laquelle il faut se lancer, presque à chaque phrase, dans les plus périlleux exercices, le français ne supportant pas l'imprécision et les cassures dont elle est saturée. Partant, les transpositions risquent souvent d'être infidèles. Bernard Gorceix, qui s'y était mis en son temps, disait dans une note précédant sa traduction du Prologue à la Grande Astronomie : « Chaque version s'expose aux critiques justifiées des correcteurs. Le contresens guette à chaque pas. » (3) C'est malheureusement vrai.

Il reste que sous l'inextricable fouillis, sous l'amas foisonnant d'images singulières, d'arguments surprenants mêlés d'exemples insolites, d'irritantes approximations et d'exagérations bouffonnes, de contradictions même et de prodigieuses hyperboles, se glisse le contre-chant d'une mélodie qui ne trompe que ceux dont l'oreille est fermée. Paracelse est sans aucun doute l'un des plus profonds, l'un des plus puissants penseurs de son temps. Mais faut-il encore, si l'on veut s'en persuader, sur ses écrits patiemment s'appliquer. Entendre derrière les mots l'écho d'autres mots murmurés à peine. Capter l'éclair qui jaillit au détours d'accumulations lancinantes, souvent déconcertantes, inadéquates, et de sempiternelles et fastidieuses répétitions. Alors, çà et là, parmi la profusion, parmi la confusion – ou le secret ? – peuvent s'allumer les lumières précieuses de la Connaissance et le lecteur s'en emparer.

  1. (1) L'adepte, contrairement à l'idée qu'on s'en fait de nos jours, est un maître, non un disciple. Le sens de ce mot, par altérations successives, a dégénéré au point d'en arriver à une signification totalement opposée.
  2. (2) Nom secret des initiés de l'Antiquité.
  3. (3) Cahiers de l'Hermétisme : Paracelse, Albin Michel, 1980.

Paracelse, « Solitaire crieur » (Jean Moncelon)

Paracelse, dit Armel Guerne, fut un « solitaire crieur », un de ces hommes, qui, comme Léon Bloy, mais autrement que lui, n’ont cessé de vilipender leurs contemporains. Il mena sa vie durant une guerre à outrance (verbale) contre la médecine de son temps et les médecins qui la pratiquaient avec une suffisance insupportable pour lui. Aussi lui fut-il reproché un orgueil démesuré : « Ne souffrez pas, disait-il, d'être contredits par les médecins ignorants qui s'habillent de rouge et de noir ». Cependant, ce serait fortement limiter la portée de son œuvre que de s’en tenir aux rapports qu’il entretint avec ces derniers. D’ailleurs, c’est parce qu’il estimait que « le médecin doit être le plus élevé parmi les hommes, le meilleur, le plus expert dans toutes les parties de la philosophie, de la physique et de l’alchimie, et [qu’il] ne doit, en aucune, se trouver en défaut », qu’il s’est élevé avec tant de force, et parfois non sans humour, contre les médecins établis, tandis qu’il rechercha la connaissance médicale, chez les paysans, les bohémiens, et peut-être les sorciers.

La personnalité de Paracelse ne pouvait que séduire Armel Guerne. Voici un homme qui, quelque 400 cents ans avant lui, avec un génie qui lui était propre, appliqua à la lettre une devise déjà fière : Alterius non sit qui suus esse potest - « Qu’il n’appartienne à personne, celui qui peut être lui-même ». Voici un homme, passé à la postérité, dont la vie et l’œuvre continuent à être controversées quatre siècles plus tard, comme elles le furent de son vivant. Voici un homme, enfin, que la passion de la liberté conduisit à mener une existence vagabonde, - mais c’était celle d’un adepte, - qui lui fut reprochée également : « On me méprise, dira-t-il, parce que de ma vie je n'ai jamais eu de domicile fixe, parce que je ne me suis pas contenté de rester assis derrière le poêle à rôtir des poires ».

Plus intimement encore, Armel Guerne avait le sentiment d’appartenir à la même famille d’esprits que lui. Il l’affirme dans un de ses Fragments : « Est-ce ma faute ? Quoi que je pense, Paracelse l’a déjà pensé (ou Novalis, ou Bernanos, ou tel autre – les familles d’esprits) » (Fragments, 71).

L’homme, pour Armel Guerne comme pour Paracelse, est « l’astronome de Dieu ». Il ne saurait s’agir de l’homme moderne, passé au crible de la psychanalyse. Sur ce point, Armel Guerne est formel, et la référence à Paracelse prend toute sa dimension :

Oh ! le divin Paracelse quand il écrit, au début du XVIe siècle : « Heureux celui qui possède une grande marmite et qui a un couvercle pesant. »

Je suis certain, et le sérieux de mon contrôle lui donne assez de force pour affirmer ma certitude même si j’étais seul à la face du monde occidental, ce qui n’est malgré tout pas encore le cas : je suis certain que Freud et la psychanalyse ont déjà fait plus de mal au contenu de l’homme, à sa nature profonde, que ne pourra jamais faire une science atomique qui a cependant déjà accumulé et mis en réserve, à l’heure actuelle, de quoi tuer onze fois chaque habitant de la terre (Fragments, 20).

L’homme selon Paracelse a un contenu, comme dit Armel Guerne, et une « nature profonde ». Déjà, à son époque, le plus grand nombre paraissait l’ignorer - « Les hommes sont ignorants, écrit-il. Ils ne connaissent pas la nature, ni terrestre, ni sidérale. Ils ne savent pas à quoi elle nous dispose. De Dieu, ils ne savent rien non plus. » Désormais, c’est l’accès même à la connaissance de cette « nature profonde » qui nous est interdite. Rien ne paraît plus actuel que cette réflexion : « Nous prétendons détenir la vérité, mais c’est de nous-mêmes que nous la tirons, alors que seule la lumière de la nature pourrait nous l’apporter. » Mais qui se soucie de la « lumière de la nature » ? La science moderne s’en est détournée depuis Paracelse justement, et si la science antique en avait eu connaissance, de son temps, elle n’intéressait plus que les alchimistes (les vrais), les astrologues (les vrais) et quelques rares philosophes.

Paracelse marque le commencement et le terme d’une démarche scientifique qui ne cessera pas de lui appartenir, mais qui aussi reste unique : « L’homme n’est véritablement homme que parce qu’il est le firmament. Ce ne sont ni les bras ni les jambes qui font l’homme, mais bien les sciences et les arts que lui enseigne la lumière de la nature. »

Armel Guerne souhaitait rendre accessible l’œuvre de Paracelse au lecteur français. Il pensait que les temps étaient venus qu’il en mesure toute l’actualité. On sait qu’en 1941 il avait fait une demande de subvention pour une traduction, que cette demande pourtant soutenue par Emile Bréhier et Gaston Bachelard, avait été finalement refusée par Jérôme Carcopino, ministre. Il faut relire cet extrait de son Journal pour mesurer à quelle hauteur il plaçait son ambition : « La parution en français, des œuvres de Paracelse, doit changer le sens de la culture spirituelle française penchée stérilement sur des réalisations d’analyse étrangère au cœur comme à l’esprit, desséchée par des siècles de rationalisme imbécile et orgueilleux, sans fierté. Elle doit réveiller en des cœurs inattendus le goût des températures extrêmes, l’horreur évangélique de la tiédeur, de la moiteur, de la timidité et de la lâcheté d’esprit, réveiller l’appétit du mystère divin, reposer immensément, l’immense problème métaphysique dont l’homme est devenu incapable de s’inquiéter, et offrir aux audaces justifiées et aux courages admirables de larges voies de découvertes et d’exploration, des patries entières qu’on était devenu trop petit pour habiter. » (25 décembre 1941).

Armel Guerne a aimé sans aucun doute Paracelse – comme en témoigne sa Préface à la Prognostication. C’est parce qu’il avait reconnu en lui « un caractère droit et franc et qui va droit et franchement ». C’est aussi, dira-t-il, qu’« à longuement lire et méditer et vivre avec cet homme qu’on a peine à mettre seulement au rang des plus grands – ne serait-on sensible qu’à la beauté, à sa puissance nécessaire et à son pouvoir révélateur – on est petit à petit déposé au commencement de soi-même, mis au pied de soi-même comme au pied du mur, devant un monde vivant et vrai, qui ne se dément point, ce qui est peut-être, après tout, le sens véritable de l’initiation. »

N°9 - octobre 2006 - Le poète

Cahiers du Moulin n°9
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Editorial (Charles Le Brun)

suivi de "Qui est cet homme, Pierre Emmanuel" par Armel Guerne

Toutes les aventures spirituelles sont des calvaires.

(Bernanos)

Jamais autant que de nos jours il n’a été si nécessaire, indispensable absolument, d’exister et de faire, à l’image de la création, le témoignage sans lequel il n’y a plus rien. Fût-on le seul, persécuté de toutes parts, il faut crier : poète. Et ceci, je suis bien décidé car je n’ai pas le choix et je ne vois pas QUI va le faire à ma place, ceci m’oblige à obéir. S’il n’y a plus personne pour entendre, et si demain il n’y a plus de langue pour parler, ce sont les deux raisons essentielles, indiscutables, les deux obligations absolues de parler. Surtout SI plus personne ne doit entendre. Et SI l’on devait être le dernier. (1)

La poésie, la vraie, celle dont nous entretient Guerne, qui fut sa raison d’être et son pain surnaturel, n’est pas un simple ornement, pas un art non plus, du moins au sens antitraditionnel où nous l’entendons aujourd’hui. Elle est une arme. Une arme spirituelle et la seule, hormis la prière, avec laquelle nous puissions affronter les forces de corruption et de subversion mises en marche par le monde matérialiste.

Dans la Rome antique, le poète était aussi prophète. C’est ainsi que dans la langue de Cicéron, le mot Vates faisait double emploi. On l’entendait indifféremment dans le sens de poète ou de prophète (vaticinator). Guerne, – il l’a suffisamment répété – avait une franche prédilection pour le rapprochement de ces deux vocables. Sous cet angle très particulier, il est permis d’écrire que la véritable poésie prophétise. Elle est par essence religieuse. Or Guerne s’est, avant tout, proclamé poète. Là était sa fierté. Le mot est fort, mais loin de toute vanité. Et sur la pierre qui domine sa tombe, au-dessous de son nom et des dates de sa vie, on peut lire : « poète ». Il avait demandé cet honneur.

« Les poètes ne font pas la poésie, ils n’en sont pas les auteurs (2), car ils sont une oreille avant d’être une bouche et ce sont eux, au contraire, qui sont faits pour la poésie. » (3)

Guerne auteur ? Il n’aimait pas cette expression. Auteur de quoi du reste ? A l’écoute donc, non pas des choses du monde, mais de la Parole. Celle qui ne vient pas des hommes. La seule.

« L’artiste de génie sait qu’il ne crée pas, mais qu’il obéit. » (4)

Ou encore :

« On ne peut que donner sa voix – fût-elle à bout de souffle – à la Voix qui appelle. » (5)

Nous sommes loin des professionnels de la rime ; des vers qu’on récitait dans les salons ; des odes sentimentales ; du délire cérébral des surréalistes. L’engagement, la responsabilité, le respect du langage : un sens supérieur de l’écriture. C’était cela Guerne. Il faut lire à ce sujet certaines lignes qu’il écrivit dans un article consacré à Pierre Emmanuel (6) . Leur poids est accablant pour tous ceux qui se parent du nom d’écrivain. A ces lignes font écho l’extrait d’une page inédite retrouvée dans ses papiers et que nous livrons au lecteur en guise de conclusion :

« On ne peut pas écrire pour aujourd’hui, si l’on sait ce que c’est qu’aujourd’hui et si l’on sait ce que c’est qu’écrire. Il faudrait être fou pour d’écrire pour demain, tout comme on serait fou d’écrire pour hier. Mais pour parler la langue du naufrage à l’heure du naufrage, il y a de somptueuses raisons. Je la parle, n’en connaissant pas d’autres. » (7)

 

  1. (1) Armel Guerne, lettre inédite, avril 1948.
  2. (2) C'est nous qui soulignons.
  3. (3) Armel Guerne, préface à L'Âme insurgée, Phébus, 1977.
  4. (4) Armel Guerne, La Réponse, texte inédit.
  5. (5) Armel Guerne, Au bout du temps, Solaire, 1981.
  6. (6) Extrait de Qui est cet homme, Pierre Emmanuel, ouvrier de la onzième heure, in Au bout du temps, Solaire, 1981.Voir encadré ci-dessous.
  7. (7) Armel Guerne, Réponse à une enquête, texte non daté. Voir les Cahiers du Moulin n° 7

 

 

Même si la plupart de ceux qui en font ne s’en doutent guère, il en coûte beaucoup d’écrire un livre et c’est un acte grave. Une œuvre, dès qu’on ne la tient plus pour un feuillet dans l’effarante cataracte de papier imprimé qui s’abat chaque matin sur la France, on doit se demander quel est son acte sur la terre ; et non seulement de quel esprit elle procède, mais aussi et peut-être surtout, dans l’angoissante tragédie de nos jours, quels esprits et quels cœurs elle encourage et décourage. Les temps sont trop tendus, où nous vivons si mal, et l’essentiel y est trop manifestement en péril, si près de chavirer bientôt, pour que – quelle que puisse bien être l’éloquence du prédicateur – si quelqu’un d’entre nous prend sur soi de gravir les degrés qui le mettent en chaire au-dessus du silence, nous ne l’attendions pas à l’efficace de sa parole. Et puisque nous sommes tous prisonniers de la même prison, de ce compagnon qui s’est mis au-dessus de nous pour prendre la parole, et à qui nous prêtons quelque chose de nous, peut-être un irremplaçable instant du temps humain de notre âme, pour l’entendre, c’est un enseignement utile ou un vrai pas vers la délivrance que nous attendons, non pas un bavardage qui épaississe la cloison ou une rhétorique qui nous distraie, fût-ce un instant, et nous détourne les verrous qui nous séparent du salut. Nous entendons en définitive qu’il n’abuse en aucune façon ni de notre misère ni de la sienne…

Armel Guerne
"Qui est cet homme, Pierre Emmanuel" article écrit pour la revue "Témoignage" en 1954.
Republié en partie dans Au bout du temps, Solaire, 1981.

Armel Guerne "le poète du poète" (Jean Moncelon)

A quiconque s’approche du génie de sa langue, le verbe est une volonté

(Fragments, 35)

Armel Guerne n’est jamais plus grand poète que dans ses traductions de Novalis et de Hölderlin. On n’hésitera pas à compter ses traductions des Hymnes à la Nuit (de Novalis) et des Lamentations de Ménon sur Diotima (de Hölderlin) (1) parmi les plus beaux, les plus singuliers, les plus poétiques poèmes qu’il ait écrits. Peut-on d’ailleurs parler de traductions ? Et n’est-ce pas qu’avec elles, Novalis et Hölderlin sont devenus des poètes de langue française et qu’il y aurait même un Novalis, poète de langue allemande, et un Novalis francophone ?

En premier lieu, il s’agit plus de passage, de passer d’une langue l’autre, que de traduction. On s’accordera à dire qu’Armel Guerne est un passeur et singulièrement des langues allemande et française, qui sont des langues à génie (2) – certaines langues n’ont pas ou n’ont plus de génie. « A bien considérer les génies opposés de l’une et l’autre langue, écrivait-il, je tiendrai toujours pour beaucoup plus infranchissable le passage de l’allemand au français que l’inverse, et je soutiendrai qu’il n’en est que plus bénéfique, en esprit, et obligatoirement conquérant ». (3)

Ensuite, il est question de Novalis et de Hölderlin qui sont poètes, comme Armel Guerne est poète, de sorte qu’ils apparaissent comme des frères en poésie : d’une part, pour chacun d’eux, pris individuellement, « entre la poésie et le poète, il n’y a rien à distinguer », et, d’autre part, pris ensemble, ils se tiennent les uns les autres dans une même (et rare) relation au langage – il faudrait dire au Verbe. La mystérieuse alchimie qui les rassemble fait qu’Armel Guerne apparaît, dans le passage de l’allemand au français des œuvres de Novalis et de Hölderlin (4), comme « le poète du poète », selon le mot de Novalis :

Traductions. Une traduction, ou bien est grammaticale (littérale), ou interprétative (adaptation), ou bien mythique. […]

Les traductions grammaticales, ce sont les traductions au sens ordinaire. Elles exigent beaucoup de connaissances, mais uniquement un talent discursif.

Quant aux traductions interprétatives, il leur faut pour être valables, un esprit poétique supérieur […]. Le vrai traducteur dans cette manière doit se faire l’artiste lui-même et pouvoir redonner vie de telle ou de telle autre manière à l’idée de l’ensemble. Il lui faut être le poète du poète, capable de le faire parler lui-même tout en parlant sa propre langue à soi. C’est un rapport analogue qui s’établit entre génie universel de l’humanité et chaque individu humain

Si nous en demeurons au poète romantique allemand, nous trouverons à l’infini des exemples de ce qu’Armel Guerne est capable de « faire parler » Novalis « en parlant sa propre langue à soi ». Ainsi, dans ce poème bien connu de Henri d’Ofterdingen :

Lorsque les nombres et les figures ne seront plus

La clef de toutes les créatures […]

« - alors il suffira d’un mot mystérieux

Pour mettre en fuite ces créations contre-nature »

(Marcel Camus)

« Alors devant un mot secret fuit

Et disparaît toute l’essence inversée »

(Maurice de Gandillac)

 

Il existe deux versions d’Armel Guerne,

la première de 1946 :
la seconde de 1975 :

« C’est alors qu’un unique mot secret

Fera fuir aussitôt la fausse réalité »

« C’est là que s’enfuira devant un mot secret

Le contresens entier de la réalité ».

 

D’un point de vue poétique, surtout si on la compare aux traductions de Marcel Camus et de Maurice de Gandillac, cette dernière version est évidemment supérieure, mais une sorte d’intuition spirituelle dans la première a fait ajouter à Armel Guerne le mot « unique », en italique. C’est la même intuition qui autorisait Rudolf Steiner à dire, dans une conférence sur Novalis, le 29 décembre 1912 : « Les mots ne sont pas rien que des mots lorsque des paroles spirituelles sont la base d’une conception du monde. […] Cela a été exprimé dans le beau texte que je voudrais vous lire, en y changeant seulement un mot ; il s’adresse à nos cœurs, mes chers amis. Je change un mot de Novalis, bien que cela puisse fâcher les béotiens qui se croient des esprits libres. (5) » Or, ce mot est « unique » : « un unique mot secret ».

Mais, sous cet aspect, même les Fragments de Novalis, et jusqu’aux pages de son Journal (ici, le 13 mai 1797), en témoignent :

« Le soir je vins auprès de Sophie. Et là j’éprouvais une joie

indescriptible – moments d’enthousiasme éclatant comme

des coups de tonnerre. D’un souffle je rejetai la tombe

comme de la poussière. Les instants étaient comme des

siècles – la proximité de Sophie était sensible – je croyais

toujours qu’elle allait apparaître »

(Maurice de Gandillac)

 

« Au soir, je suis allé vers Sophie. Là-bas je fus dans une joie,

dans un bonheur inexprimables – des moments

d’enthousiasme fulgurant – la tombe, devant moi, je l’ai

soufflée comme une poussière – les siècles étaient comme

des instants ; - sa présence sensible : à tout moment je croyais

la voir s’avancer devant moi. »

(Armel Guerne)

Non seulement la traduction d’Armel Guerne est infiniment meilleure, mais, une nouvelle fois, une précieuse indication spirituelle nous est proposée : ce n’est pas que Novalis attend de Sophie qu’elle apparaisse – comme un revenant – mais que sa Sophie – Sophia, la Sagesse divine – s’avance au-devant de lui.

On pourrait multiplier, à propos de Novalis, les exemples de traductions « grammaticales » et de traductions « interprétatives ». (6)

Pour Hölderlin, aussi, quelque chose est advenu dans ses traductions du génie poétique d’Armel Guerne, en tant « poète du poète ». Par exemple, dans ces vers (Le Rhin) :

« Tout ce qui naît d’une source pure est un mystère.

A peine si la poésie elle-même ose le dévoiler »

(Geneviève Bianquis)

« Enigme, ce qui naît jaillissement de pureté. A peine si

Le chant lui-même ose le révéler »

(Armel Guerne).

Et dans ce passage d’A la source du Danube :

« Vers tes vaillants, Asie, ô Mère,

Qui sans redouter les présage dont l’univers est plein

Et portant sur leurs épaules le ciel et tout le destin,

Semblaient prendre racine sur tes montagnes,

Et les premiers

Surent parler à Dieu

Seul à seul. »

(Geneviève Bianquis)

« O Asie, tes puissants, ô Mère !

Qui sans peur devant les signes du monde

Avec le ciel sur leurs épaules, tout le destin,

Enracinés pendant des jours sure les montagnes,

Avaient su les premiers cela :

Parler seul

Avec Dieu »

(Armel Guerne)

 

C’est ainsi qu’Armel Guerne apparaît « le poète du poète » Novalis, et « le poète du poète » Hölderlin. Et, dès lors, on reconnaîtra que ces traductions sont à joindre à sa propre œuvre poétique, mais aussi qu’il existe, de toute évidence s’agissant du poète romantique allemand, un Novalis dont la langue, passée au crible du génie poétique d’Armel Guerne, serait le français : « Dénovaliser Novalis en le dégermanisant pour le novaliser en le latinisant – quelle entreprise ! », écrit-il à Cioran, le 26 novembre 1968. Il resterait à se demander s’il a également « dégermanisé » Hölderlin. Quoiqu’il en soit, le « poète Guerne » aura laissé une œuvre poétique singulière, si l’on considère qu’à côté de ses propres productions, il s’est livré, à une expérience poétique unique en son genre, dans ses traductions de Novalis et de Hölderlin, inaugurant ainsi une sorte de poésie de l’extrême.

 

  1. (1) Traduction publiée dans Les Quatre vents, « Merveilleux et poésie romantiques », n°7, 1946
  2. (2) A ne considérer ici que les langues européennes. Les rapports entre l’arabe, le persan, l’urdu et le turc, dans la poésie orientale, sont infiniment plus complexes.
  3. (3) Et aussi : « Les exigences internes de la langue sont tellement plus furieuses, en français, que si l’on veut passer, c’est jusqu’à une identité d’esprit qu’il faut bondir, jusqu’à cette littéralité absolue qui nous apprend qu’en poésie, la fusion est complète entre la langue et l’esprit ». Armel Guerne, Fragments, SOLAIRE fédérop, 1985, fragment 198.
  4. (4) Mais non de Rilke, dont Armel Guerne dit seulement ceci : « En français, si elles vivent encore, les Élégies de Duino seront nécessairement plus claires qu’en allemand, d’un relief plus apparent ; plus rien de leurs harmonies ne sera imputable, comme dans l’original, aux faciles mystères de la confusion » (idem). Ailleurs, il écrira que « Rilke s’inspire de valérisme [sic] pour faire du Hölderlin » (Lettre à Cioran, 10 octobre 1967).
  5. (5) Rudolf Steiner, « Novalis, l’annonciateur d’une conception spirituelle de l’impulsion christique », Trois voies vers le Christ, Genève, 2001, pp. 309-310.
  6. (6) Citons encore ce passage des Hymnes à la Nuit (III) : « Zur Staubwolke wurde der Hügel - durch die Wolke sah ich die verklärten Züge der Geliebten ». Une traduction « grammaticale » : « Le tertre s’évanouit en un nuage de poussière – à travers cette poussière j’entrevois les traits de la Bien-Aimée » (Geneviève Bianquis) et deux traductions « interprétatives » : « Le tertre croule en nuage de poussière – je vois au travers, transfigurés, les traits de la Bien-Aimée » (Gustave Roud) – « Le tertre n’était plus qu’un nuage de poussière, que transperçait mon regard pour contempler la radieuse transfiguration de la Bien-Aimée » (Armel Guerne).

Guerne le veilleur (José Dupré)

Rencontre idéale d’un voisin de naguère.Lorsqu’il présente son manuscrit pour “Les Jours de l’Apocalypse”, aux éditeurs bénédictins de La Pierre-Qui-Vire, Guerne reçoit la remarque du père Abbé, dom Claude, que les sombres perspectives des “derniers temps” n’y sont guère éclairées par une évocation consolatrice de la surnaturelle Lumière à venir. Puis, avec sa parfaite délicatesse, le religieux demande s’il serait possible de développer un peu plus cet aspect, porteur d’espérance, afin d’aider le lecteur à pénétrer dans une œuvre aussi exigeante. Eu égard au profond et affectueux respect spirituel témoigné par Guerne à son monacal ami, on pouvait penser qu’il accepterait aussitôt de lui donner satisfaction. En réalité, il va maintenir la tonalité de son travail, en considérant qu’il n’est pas habilité à évoquer le rayonnement divin de la Cité céleste, déjà figuré, autant qu’il est possible, par des paroles mêmes de l’Apocalypse. Claude Jean-Nesmy se rangera à la force de cet avis, et les deux amis s’accorderont pour mettre en évidence le texte néo-testamentaire lui-même, afin qu’il manifestât, directement, l’espérance de la Clarté à venir. Pour Guerne, les ténèbres maléficiées des “jours d’apocalypse”, elles se déploient, dès maintenant, dans un monde grimaçant ; leurs écumes délétères l’éclaboussent quotidiennement, jusque dans sa retraite, dans sa vie modeste et retirée, dans sa survie même ; de cela, il peut parler, il peut écrire. De la Lumière incréée de l’être, qui, seule, portera l’À-Venir véritable, s’il advient, le poète estime qu’il ne saurait traiter, ni en prophète, ni en docteur. Tout au plus, dans ses lettres à Jean-Nesmy, où sans doute, il atteint l’extrême pointe de son affectueuse confiance, il lui arrive parfois d’exprimer, au cœur des épreuves, des chagrins, de la souffrance même, cette intime joie lumineuse d’être qui ne l’abandonne jamais, si douloureux soit-il d’exister.

D’un poète authentique, de cette variété d’homo sapiens devenant humaine en effleurant l’être – il ne serait pas juste, moralement, de disserter à l’aise à proportion qu’il n’est plus là pour répondre. Ce scrupule qu’il eut de vouloir que parlât seul le texte de l’Apocalypse lorsqu’il s’est agi de l’Essentiel, il convient d’en user à l’égard de sa parole et de sa vie. Si j’ai accepté le risque de contribuer à ce “Cahier”, après avoir découvert, à l’automne 2005, l’existence de Guerne, c’est d’abord pour témoigner d’une part infime du réseau par lequel se poursuit, en ce monde, la manifestation d’un auteur ; j’esquisserai ensuite ce que j’ai retrouvé par lui.

Exceptionnellement, on m’avait apporté la revue de l’“Arpel-Aquitaine”. En la feuilletant, l’image du Moulin m’attira, et d’autant que les monstrueuses “batteries d’éoliennes” défigurant nos derniers grands sites, pauvres et libres, font aimer plus encore la rustique noblesse d’un ancien édifice aussi beau. Ce poète n’était déjà plus un étranger, qui se retirait là en 1960, l’année même où, quittant Paris, je décidai de vivre sur un coteau du Périgord, à quatre-vingts kilomètres pour le vent, de chez lui. On me disait que c’était un “résistant”, je le pris d’abord au sens général, et c’était probablement le bon ; décidément, il m’intéressait. Mais en apprenant la récente publication de son importante correspondance avec Emil Cioran, je sus que Guerne me concernait. En 1961, j’avais découvert à Montségur les “Cahiers d’Études Cathares” fondés en 1948 par mon vieil ami Déodat Roché (1877-1978). Quelques années plus tard, un article dans ces “Cahiers” m’amena à comprendre l’importance de Cioran comme penseur d’inspiration dualiste. Mais il me fallut attendre la fin du siècle, vers 1996, pour situer véritablement cette inspiration – bien que je la connusse depuis 1959 – dans les quelques hypothèses fortes accompagnant ma recherche. Enfin, le moment où je découvrais Guerne et sa relation avec l’auteur de “La Chute dans le Temps”, était celui de la publication d’un ouvrage où, pour la première fois, j’évoquai Cioran et son œuvre.

Simultanément, j’apprenais l’amitié du poète avec dom Claude Jean-Nesmy, et je lisais bientôt leur correspondance. Ainsi, Guerne – très raide si on le prenait à rebrousse-poil – était assez souple, et spirituellement vivant, pour accéder à un essentiel unifiant chez deux hommes extérieurement aussi différents. Il fut en profondeur libéré, et fraternellement rasséréné, par son bref séjour conventuel à La Pierre-Qui-Vire, où, dit-il de manière si émouvante, « on peut enfin cesser de serrer les poings, pour ouvrir la main ». Il entra poétiquement dans la vaste œuvre d’art que constitue, pour sa meilleure part, toute religion instituée, dans son dessein de susciter une autre création à partir de la nature humanisée. Cioran, lui, paraît avoir vécu en exilé dans cet univers pénétré de Mal, durant toute son existence d’adulte. La seule référence à un monde où le simple bon vouloir humain, accordé aux rythmes salutaires de la nature, lui donna une plénitude paisible, concerne uniquement, dans son œuvre, la patrie rustique de ces bergers des Carpathes, qu’il dut quitter définitivement à l’âge de dix ans. Dès lors, il séjournera dans les villes, à Paris principalement, que Guerne l’invitait constamment à quitter, mais où il semble que l’irrespirable mélange délétère de passions et de pollutions, lui était secrètement nécessaire pour accomplir son œuvre prodigieuse de distance par rapport à ce qu’un radical aveuglement tient pour la normalité. Seul, le toucher superficiel d’une sensibilité étroite, jugera “déprimants” les livres de Cioran. Nombre de désespérés furent, au contraire, écartés du suicide par la rencontre de cette œuvre où se perçoit la présence de l’être, en un regard humain, scrutant et disant les résultats de l’intervention initiale du Mal, dans cet univers mélangé où nous existons. À toute personne lassée de l’illusion des croyances et des idéologies, souhaitant respirer dans un espace plus libre, parce que dirigé vers le vrai, l’inlassable lucidité qui démasque “Le Mauvais Démiurge”, permet d’entrevoir par la bravoure de son auteur, survolant les abîmes, l’espoir que l’homme puisse enfin s’élever au-delà du morne statut de trompé-trompeur. Toutes les petites considérations sur le caractère de Cioran et les limites de sa sociabilité, restent dans l’ordre composite et fugace de l’hérédité et du transitoire, de ce qui s’évaporera avec l’animal homo qui nous porte ; mais au long de son existence difficile et douloureuse, il eut l’immense mérite de hisser dans une œuvre désormais reconnue, l’identification essentielle de l’originelle et tragique réalité duale, génocidairement dissimulée, depuis trois mille ans et plus, par tous les pouvoirs qui parasitent l’humanité.

Armel Guerne, qui apprécie particulièrement “Le Mauvais Démiurge” paru en 1969, écrit le 8 avril à Cioran : « Je trouve votre livre profondément “religieux”, et même d’une hygiène toute excellente pour les amateurs intimes de religion. Il va devenir indispensable d’assassiner les curés pour pouvoir commencer une prière, les évêques et archevêques pour la continuer, et le pape pour la finir. Le Verbe nu. », le 27 novembre : « …Le Mauvais Démiurge est l’une des choses rarissimes qui auront fait honneur à ce temps déchu, déshonoré, ignoble…», et le 17 juillet 1970 : «…un très grand bouquin, l’une des très rares œuvres, sinon la seule, qui fasse honneur à une époque aussi sinistre et déshonorée que la nôtre. » Au départ, Cioran est un philosophe, instruit en Roumanie. De son propre aveu, c’est à l’âge de quarante ans qu’il découvre véritablement l’histoire humaine et son caractère atroce. Dès lors, son intuition métaphysique s’enracine dans la phénoménologie historique, et c’est beaucoup ; il va désormais s’affirmer comme un moraliste, au sens le plus large, et d’un caractère unique dans l’Occident moderne car, lui, a reconnu le Mal originel dans l’une des racines de cet univers. Mais une vaste part du champ, tout en expansion, de la connaissance humaine, demeure indifférente à Cioran ; ainsi, la réalité de l’évolution, dans toutes ses acceptions, biologique, intellectuelle, morale, spirituelle, n’intervient jamais dans son évaluation fixiste du rapport cruel, mais dynamique, de l’être et du mal, c’est à dire du contre-être. Tout se passe comme si l’essentiel de sa tâche était de rappeler à l’Europe que l’univers n’est pas un mécanisme neutre, mais un conflit de sens – même si on le tient pour absurde – et qu’il est constitué de volonté : en l’espèce de deux volontés antagonistes. Le XXème siècle et les débuts du XXIème montrent assez le caractère désastreux d’une techno-science, d’une vie politique et d’une sociologie voulant ignorer la portée intrinsèque de cette dualité radicale de la condition existentielle qui nous est imposée. Les analyses du philosophe Cioran sont, à cet égard, d’une lucidité aussi novatrice que fut, en physique, la relativité.

Armel Guerne, lui, dans la liberté de la correspondance, manifeste cette compréhension directe du poète dont l’intuition sensible constitue la pierre de touche immédiate de ce qui s’impose, sans passer par une grille doctrinale de lecture. S’échappant de Paris après deux jours nauséeux, il parle de la “marée” – que l’on dira hétérogène par euphémisme – dans le métro du matin. Se souvenant de la “cinquième colonne” qui préparait, dès 1936, l’affaissement de la France pour 1940, il rappelle qu’une “cinquième colonne” plus durable est à l’action, depuis beaucoup plus longtemps, à travers certaines diasporas. Écrit dans les années 1970, ceci est véritablement prophétique lorsque l’on vit, ou plutôt que l’on meurt, le sinistre XXIème siècle d’une Europe suicidaire. Au milieu des années 1960, il remercie les moines de La Pierre-Qui-Vire de lui avoir confié ce qu’il tient déjà pour le sommet de ses travaux : la production d’un ensemble de textes inspirés, à un poète d’aujourd’hui, par le livre de “L’Apocalypse”. Remerciements sincères et enthousiastes, sans doute, très généreux aussi, car ce travail fut terrible, et par le sujet : celui de la rencontre du Mal, fût-ce à travers une mythologie ; et par l’ouragan intérieur de l’engagement total du poète, hanté de sa responsabilité pour l’accomplissement de cette mission.

Guerne pense que nous vivons, en effet, des temps d’apocalypse, c’est à dire de “révélation par les signes” – à ceux qui veulent voir et entendre – des catastrophes à venir que les hommes préparent. Mais, depuis des millénaires, peu de nations n’ont pas vécu, presque en permanence, des temps d’apocalypse. Ce dernier livre du NT, attribué à Jean le Théologien, résulte de l’assemblage composite de l’une des ces nombreuses “apocalypses” produites dans les milieux juifs du début de notre ère, avec le bloc constitué par les épîtres aux sept Églises d’Asie, le tout estampillé d’une référence à l’exilé de Patmos. Pour les Israëlites, l’époque réservait la prise de Jérusalem en 70 et la première dispersion des Juifs, parachevée en 135 par la destruction complète de la ville et l’exil définitif. Un siècle plus tôt l’Apocalypse aurait pu s’appliquer à la Gaule, envahie et soumise par César. Quelques siècles plus tard, elle concernera l’empire romain lui-même, tombant définitivement sous l’invasion arabe au XVème siècle. L’énumération serait sans fin, jusqu’à notre époque où la France connut, de 1940 à 1944, quatre années d’occupation par des soldats allemands que la population surnommait “les doryphores”, du nom de ces insectes ravageurs des jardins, et qui rappellent, en effet, les sauterelles de “L’Apocalypse”. Mais enfin, ces soldats portaient un uniforme et annonçaient clairement leurs intentions, ce qui permit à l’Occident de les renvoyer dans leurs foyers au bout de quatre ans. Guerne connaissait tout cela, il avait payé pour. Mais les fléaux qui s’abattent sur une Europe hébétée, depuis plus d’un quart de siècle, le font sans uniforme sous des faces goyesques, dans les mensonges d’une grossière guerre psychologique, préparée par l’abrutissement médiatique de nations trahies. Tout cela, depuis le parasitisme des cultureux “verdâtres”, jusqu’à la débilité inoculée à un peuple raffolant de ce qui le ronge, Armel Guerne le ressent avec son infaillible sensibilité de poète, et l’exprime dans une désolation dramatique par ses lettres, aussi bien à Cioran qu’à Jean-Nesmy. Mais “le jardinier colérique” vivait déjà, par lui-même, l’une des paroles écrites par Cioran : «…l’homme, c’est ce qui surmonte…», et ce n’était pas en vain qu’il en appelait au “Verbe nu”. Dans une lettre au même, du 31 mai 1965, Guerne écrit : « La foi, qui n’est pas un système à quoi l’on accède ou adhère, n’a sans doute rien à voir avec le christianisme, lequel devrait n’avoir affaire qu’avec elle, s’il était aussi chrétien qu’il le croit…». Déjà dans sa lettre du 6 décembre 1964, il exprime son regard sur les papes du spectacle, successeurs des pontifes néroniens du Xème siècle : « Notre Saint-Père Boeing Ier, le pape à réaction, mérite nos félicitations également. Je regrette seulement qu’il n’ait pas été assez réaliste pour aller jusqu’au bout et jouer le Saint-Esprit parachutiste, puisqu’il est déjà praticien du Saint-Siège éjectable. Pastor evangelicus, l’antépénultième. »

Le rapport de Guerne au christianisme, lequel emprunta son indispensable Verbe-Logos au platonisme, apparaît comme celui, strictement relatif aussi profond soit-il, mais inéluctable, de tout artiste authentique avec cette sorte d’œuvre d’art, plus ou moins qualifiée mais longuement élaborée, qu’est une vieille religion. Cette liberté de relativiser le transitoire, voulut-il s’absolutiser, resplendit sincèrement, pour un autre visage de l’informelle et permanente religio, dans cet enthousiasme de Guerne, éclos par la nature illimitée de tout véritable champ poétique : « J’ai relu le livre de Jamblique (3è-4è siècle) sur les Mystères des Égyptiens, et je suis encore tout ébloui par la lumière subtile de cette pensée ensoleillée. Quel rafraîchissement pour l’intelligence (au lieu des galimatias sartriens entendus l’autre jour à la radio), quelle récréation joyeuse que de se retrouver ainsi devant une pensée qui pense clair et se tient tout naturellement à la hauteur même des choses dont elle parle, et qu’elle exprime avec la plus frémissante des exactitudes ! Que d’abâtardissement, siècle après siècle, avec les siècles qui ont suivi pour aboutir au nôtre, le plus infâme, et puis à cette génération de la crapulerie universelle… » (lettre à Cioran du 5-12-1967)

De cette chute séculaire, Cioran écrivait en 1956 : « Il est normal que l’homme ne s’intéresse plus à la religion, mais aux religions, car ce n’est qu’à travers elles qu’il sera à même de comprendre les versions multiples de son affaissement spirituel.» (“La tentation d’exister”, ch. V)

À partir de là, il devient possible de mieux situer le destin douloureux du père Abbé Jean-Nesmy, dont témoigne la notice biographique clôturant le volume de lettres publié en 2005 : « Dom Claude meurt, avant l’aube du 1er janvier 1994, épuisé et profondément atteint devant la crise de la Foi, suite de mai 1968. »

En rejoignant, dès 1938, à l’âge de dix-huit ans, l’ordre de St Benoît, fondé au VIème siècle, on pouvait bien croire, sans doute, que ce grand corps d’une Église, qui durait depuis seize siècles et avait envoyé des croisades depuis le Vézelay voisin, bâtie sur le granit des dogmes et le marbre de ses fastes – conduirait ses fidèles jusqu’à la fin des temps. Mais le revers de la catéchèse et du théâtre religieux, et de leur recrutement facile, est de remplacer la Foi par la croyance. La Foi, la conviction de l’invisible signification, résulte d’une quête, puis d’une convergence d’expériences personnelles. Elle peut être universelle, parce qu’elle est d’abord individuelle. Les dérisoires et répugnantes bouffonneries de mai 1968 ne pouvaient rien contre la Foi, bien au contraire ; mais leurs gluantes tentations étaient, tout “naturellement” un puissant dissolvant des croyances et des disciplines, plus obéies que choisies. La “contestation” pénétra aussi les communautés religieuses, bouleversant des équilibres séculaires, et vint aggraver les changements liturgiques par lesquels l’ascèse bénédictine risquait de perdre sa réalité. Mais les religions se succèdent au cours des millénaires, leurs mythes se dissoudront peu à peu si la religio essentielle doit naître dans l’espèce homo sapiens devenant humaine, c’est à dire spirituellement éveillée. Les guerres du XXème siècle ont disqualifié les fascismes et le communisme, sans les avoir pour autant éradiqués ; celles du XXIème qui s’annoncent comme guerres des religions, c’est à dire contre l’essence même de l’humain d’où naît la religio en esprit, libéreront-elles l’humanité du naïf et agressif pluriel des religions, ou débarrasseront-elles la Terre d’une espèce géniale, manquant du génie de vaincre le Mal ?

Le père Jean-Nesmy, entre la lourde charge de son abbaye et de la centaine de moines qui l’habitent, sa vie de retraite intérieure qui se rétrécit comme neige au soleil, et les voyages, les conférences à travers le monde, ne peut qu’être intensément éprouvé par la folle tension qui monte dans l’espèce humaine, toujours plus interconnectée, sans être prête pour ce brassage. Dès 1965, le remue-ménage conciliaire dans l’Église, tellement étranger à la permanence bénédictine, a certainement contribué au choix de “L’Apocalypse” comme thème du prochain volume de Zodiaque, les éditions de l’abbaye. La collaboration de Guerne pour cet ouvrage, rejoint ainsi sa préoccupation, très en avance sur la conscience générale de l’époque, suscitée par l’ampleur des catastrophes que l’“hominité” prépare, à moyen terme, contre l’humain et la biosphère. Dans un pays trahi comme la France où, désormais chaque nuit, près d’une centaine d’incendies criminels sont perpétrés, tout aussi impunément que le sont les émeutes endémiques appliquées à déstabiliser la nation, des masses d’hominidés prédateurs sont entretenues artificiellement, qui ont perdu tout rapport autonome et responsable avec la réalité vivante du monde. C’est par la rencontre de l’esprit, immanent dans la nature et conscient chez son semblable, que l’humain peut éveiller l’esprit en lui-même ; à défaut de ce rapport, l’espèce homo dérive vers la plus féroce et la plus perverse des espèces animales.

L’existence d’Armel Guerne, dans son oblation généreuse et fraternelle à la vie de l’esprit, fut assurément épuisante par le travail et le dévouement qu’il prodigua, au point que son aorte rompit avant qu’il ne fût réellement âgé… Pour les vivants qui survivront à l’inévitable réajustement du XXIème siècle, il a laissé, tout au long de son œuvre, de sa correspondance, le salvateur exemple de cette modeste mais rayonnante relation à la présence sans laquelle l’humanité s’anéantirait dans le chaos. Alors qu’il travaille ses textes pour “Les Jours de l’Apocalypse” en 1966 et 1967, Guerne écrit à Cioran, aux débuts de ces années-là :

…ce fut un hiver sibérien : d’abord de longues averses de verglas, ensuite la neige, beaucoup de neige, puis le gel soutenu vers moins 10°; le pays alentour est un Breughel ; et les routes sont impraticables. Je suis allé à pied, glissant à chaque pas, faire les courses à Tombebœuf pour tenir plusieurs jours… C’est inouï, le réconfort et la joie qu’on peut trouver à porter réellement avec ses muscles, son sang, le poids des vraies nécessités de l’existence : faire que le feu brûle, que l’eau coule, qu’on ait de quoi manger. Je me demande si la plus grosse partie du malheur et du dégoût contemporains ne vient pas, tout simplement, de ce que chaque homme soit devenu la dupe et la victime du confort. Je pensais à vous, tout en faisant ma route dans la neige, pas à pas, et à la joie que vous eussiez trouvée à cette marche qui avait un but vital et qui coûtait un effort sensible, utile. » « J’ai fait hier, dans la neige, de nuit, une promenade sur notre route : c’était une leçon de splendeur et de définitive humilité. Je voudrais si souvent que vous soyez ici… (31-7-06)

De telles notations, sans doute essentielles chez cet anachorète, ne profilent-elles pas aussi : l’ami, le voisin, le prochain ?

José Dupré : Éditeur, auteur de Rudolf Steiner, l'anthroposophie et la liberté, Chancelade, La Clavellerie, 2004.

Toujours au-dessous des oiseaux... (Nathalie Woog)

Écrire sur une écriture, quelle qu’elle soit, sa matière vive, un corps de texte indissociable de son âme particulière et du monde tel qu’il lui parle, lui donnant sa parole, ce serait impossible. Ce serait peser sur elle d’un poids insupportable ; ce serait comme ajouter quelque chose là où rien ne manque si ce n’est une ouverture, de soi, dans l’écoute. Pire encore peut-être qu’écrire sur…, commenter ! En quelque sorte mentaliser puis rendre compte. De quoi ? De ses laborieuses élucubrations propres ? D’un sens qu’on trouve, qu’on donne, comme s’il était le vouloir-dire d’un dire qui se veut tel qu’il entend se dire, ni plus ni moins ? Non, surtout pas. Quant à écrire sur l’écriture d’Armel, ce serait sûrement pour lui et moi aussi le pire du pire ! Une sorte d’interposition entre une parole qui m’est aussi proche que lointaine et sa portée, là même où le vide ne réclame pas d’objet, et d’objet de culte encore moins que de tout autre.

 

Alors, quoi, puisque j’ai dit oui tout de même à la proposition d’écrire, ici ? Peut-être une sorte de lettre à des lecteurs qui leur tairait ce qu’elle leur offre à-couvrir plutôt, en le gardant un peu caché ? Oui, cela peut être.

Armel signe sa présence avec des mots d’élection, ceux mêmes de sa prédilection : le vent, l’hiver, l’orage. La foudre, le feu, l’éclair. Le ciel et le silence. La nuit « terriblement verticale ». Ce sont ces mots du temps, des saisons, du rythme et des intempéries, ces mots de notre résidence sous le soleil — élémentaire donc — qui portent au mieux le son de sa voix. Ils portent aussi, et d’abord, ailleurs, comme y invitait irrésistiblement sa voix. Ailleurs : là où conduit, déplace, emporte toute poésie. Nul n’en dira jamais le nom sans que ce soit une tentative de meurtre avec préméditation. Heureusement, toutes échouent.

Le vent, l’hiver, l’orage, la nuit, le silence et le feu, ne les entendons-nous pas parler de cela qui échappe très précisément au temps et dont ils sont pour nous les signes ?

Dans ce monde que nous habitons de passage et qui se rend audible à l’œil ouvert, lisible à la main voyante, quelque part et partout entre l’arbre et l’ange, la terre et l’infini, arbre, ange, terre, infini ont un compagnon. Il est de nature telle qu’il indique ce que la distance entre l’un et l’autre a d’inouï, à l’instant même où son trait la franchit. Ce compagnon des lointains — qui presque se touchent parfois — je crois qu’il était pour Armel, si ce n’est un autre lui-même, une figure de son plus obscur désir. Obscur parce que profond ce désir qui, pour autant qu’il était obscur, n’en était pas moins haut et clair…

Peut-être entre tout au monde, parmi les gris-bleu, les cuivres, les herbes, l’azur et les effrois, ce compagnon lui était-il le plus intimement connaturel, ce qui serait au fond bien désigné dans sa toute simple gravité par ce mot : une connaissance.

Qui est-il, entre toutes ses incarnations possibles ? Car il est mille et cent, toujours absolument singulier sous ses habits pluriels, sous ses genres masculin, féminin. Il, elle, elles, ils.... Comme il en est pour l’Homme, lequel est multitude et si souvent femme, c’est toujours de lui qu’il s’agit, quels que soit celui, celle ceux ou celles qui se présentent.

Devinez-vous qui est ce compagnon de tous les états et de tous les temps ?

C’est « pour armer l’hiver » qu’en janvier ils viennent en « chevaliers du vent…/ forgerons des fers de nuit …/ cloutiers des glaces du jour…/ Qui hantent le gris des nuages ». Mais au mois d’août, « écoute avec tes yeux [leurs] arpèges » : ce sont elles qui te donnent l’été. « A jamais » elles te le donnent si « maintenant » tu lis, attentivement par cœur, la calligraphie de leur pure écriture sans traces.

En mai, « royale et fière, à pas comptés », elle pavane, « somptueuse et bouffonne …/ Entre théâtre et majesté… ». Elle constitue en scène un arceau du clocher, un peu maîtresse de ses cérémonies comme un enfant qui joue, un peu nonne, un peu princesse. Or, ainsi qu’il en est de tout enfant qui joue, jamais ce n’est plus pour de vrai que lorsque, au regard de qui en sourit, cela semble être pour de faux.

Ce soir, ils « viendront faucher l’espace / Et crier comme pierre / En serrant les andains invisibles du vent / Dans les champs de l’orage. »

Seraient-ils la lame éclatante du glaive qui tournoie, indissociable des Kerouvim-chérubins d’Eden, à la garde du chemin de l’essence de la vie ? Sans doute en sont-ils proches : à l’instant même où le ciel noir en un éclair se déchire, les voilà disparus, tels ces annonciateurs qui s’effacent dans la lumière dont ils viennent d’accompagner l’Avent.

Le monde entier serait-il sourd sous le soleil, eux tiennent parole, en cette langue dont les savants ignoreront toujours qu’elle en est une. Lorsqu’ils la modulaient jusque dans le clair-obscur du Moyen-Age, ils habitaient « le silence autrefois jusque sous les paupières ». Elles leur était « un dôme » ; mais aujourd’hui, dans l’errance de notre distraction, « ils n’ont plus de chant que celui de l’absence ».

Ils « se hâtent parmi les couronnes du branchage / Comme des voyelles un peu folles ». Pour peu que nous trouvions consonance avec eux, les arbres deviendraient aussitôt foisonnants de ces secrets qui n’attendent que d’être livrés-délivrés. Mais nos regards sont d’aveugles et nos « matins[,] crevés ». « Même les eaux du ciel, lourdes d’impuretés / Sont des eaux mortes, à présent. Comme un métal. »

Ils passent encore cependant, en leurs voyages de migrants qui n’émigrent pas plus qu’ils ne se fixent jamais quelque part. Ils s’en vont et s’en viennent « Comme à l’appel d’une enivrante certitude / Elargissant soudain l’espace d’un élan / Qui connaît à la fois… [le] présent, son passé ancestral / Et l’avenir comme une cible de promesse ».

Elle est métaphore vive de l’Eternité … « qui s’avance et monte à son nid de lumière / En ne laissant jamais rien derrière elle », mais ici, elle est « à la recherche d’un ciel perdu… / Fidèle à sa quête immortelle / Au soleil hors du temps ».

Il est fou. Ils sont tous un peu fous. Tout ce qui monte est « un peu fou » d’ailleurs, de cette sage folie sans laquelle l’existence est démence, monstrueuse platitude et morne opacité : l’ordinaire, s’il en est. Les papillons ne connaissant que l’ivresse. Les volutes blanches du feu lui-même montent « à l’escalade un peu folle du ciel. » Lui aussi, capable de se jeter en de brusques « plongeons de pierres », « marche à marche, [c’est] l’escalier du vent » qu’il grimpe, lui « que poursuit le rêve d’un vertige…/ A la conquête de l’impair,…son désir /Est d’avoir peur ; mais jamais il ne peut se voir / Evadé du réseau sans nœud des longitudes. »

C’est lui qui nous manque lorsque nous sommes perdus jusqu’à ne plus être nous-mêmes, jusqu’à ne plus être que « les déserts debout d’un vouloir nul ».

Corbeaux, mésange, alouette et huppe, colombe, martinet, tourterelle et coucou, « A l’oreille du cœur ta bouche l’hirondelle »…

Eux, elle, lui, c’est 
L’oiseau.

Du vieux moulin, Armel écrit qu’il (lui) est « une demeure ailée », là où, de plus, la terre en personne se soulève jusqu’à frôler, d’en haut, le ciel en bas. Une demeure qui a l’assise de l’arbre ainsi que l’aile l’accordant au vent. Une demeure tenant au sol, corbeau d’hiver, mais qui se tient aussi comme au bord de l’envol. Planté au beau milieu de l’air. Là, si ce n’est chez lui, c’est un lieu pour veiller, pour attendre. Un lieu pour celui qui retient ceci à quoi se reconnaître : « Ni magicien ni mage, et toujours au-dessous des oiseaux, sa peine à peine plus sage et sa douleur ouverte à tout. C’est moi. »

Toujours au-dessous des oiseaux…

 

Extraits de Le Jardin colériqueRhapsodie des fins dernièresDanse des mortsLe Livre des Quatre Eléments.
La recherche des citations est laissée à la curiosité de chacun. Un appareil de notes est trop lourd pour… l’oiseau.

En dialogue avec Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek)

Les poètes vont seuls
Où tous les autres ne vont pas.

Dès le premier poème du recueil, publié en 1957, et réédité en 2005, dont les poèmes, avez-vous avoué, ont tous été écrits, avec "la permission du langage", depuis 1946, vous me prenez à la gorge. Ils sont contemporains, pour ainsi dire, du Précis de décomposition de Cioran, qui date de 1949. C'est avec lui que vous allez échanger une longue correspondance.

Je me permets de vous adresser directement la parole, parce que les poèmes m'y invitent par leur style ouvert, m'interpellent en quelque sorte. Ils sont très affirmatifs. En témoignent les multiples points d'exclamation. De ce point de vue-là ce sont des réponses. Et pourtant je les questionne. Considérez mes questions comme autant de réponses. C'est une nouvelle correspondance qui va se mettre en marche, au-delà de la mort. Je veux donc descendre du piédestal de la critique pour pouvoir m'interroger moi-même, parce qu'en fait il s'agit moins chez vous de littérature que de la vie. Vos poèmes sont des réponses à la vie. C'est en votre compagnie que je vais également interroger la vie. Allons voir où tout cela va nous mener.

Dès le premier poème, donc, je crois lire que vous êtes malheureux, sans lieu, sans saison, sans raison sauf celle de l'âme qui vous échappe, "insaisissable", dites-vous, mais tirant "sur nous / Comme une voile au vent des visions !" Je personnalise maintenant votre déclaration, puisqu'on se parle, mais ce que vous affirmez vaut pour nous tous. Vous écrivez d'ailleurs "nous", parlant de l'âme. Ce sont donc les visions qui nous sauvent, si je comprends bien, ou plutôt l'âme, l'esprit, le vent de l'évangile de la Pentecôte. Il fallut du courage pour dire cela à l'époque où l'auteur de la Nausée proclama que "l'enfer, c'est les autres" et où Cioran renonça aux dernières de ses illusions. Mais vous avez survécu à la guerre en combattant.

Dans le poème suivant il n'est plus question du moi ou de vous, mais du monstre qui "respire encore au fond de cette humanité". C'est cela la raison de votre malheur: "l'amour arrêté", "le miroir éteint". La guerre n'est pas morte, la haine continue à vivre sous les décombres : "Il y a trop d'ossements sous le ciel / De cette terre où nous allons coucher". C'est dans le poème "puisque" de la II-ième Partie du recueil, intitulée "Temps dernier" que vous parlez de nouveau de vous-même. Les poèmes précédents sont des exhortations à la vie, où vous invoquez l'aigle, les chevaux, tous des animaux forts, dans cette lutte entre la mort et la vie, entre le désastre et les forces vives du printemps. Mais dans "Puisque" vous êtes saisi par une angoisse presque fatale, là où vous vous sentez abandonné "dans ce miroir / Qui plus jamais n'échappera aux mains de la colère", puisque, dites-vous, "les ailes du malheur se sont ensanglantées sur moi". La mort rôde partout, le "temps qu'il nous est donné / de vivre est toujours le dernier / Et le seul". Votre malheur, c'est celui de l'humanité, d'être "seul dans mon amour" et par conséquent de vous sentir abandonné par Dieu, parce que c'est à Celui-ci que s'adresse le poème. Votre malheur, votre solitude, est donc purement spirituelle, à la fois personnelle et universelle. Il s'agit d'un malheur d'âme. Le désespoir risque d'être total, puisqu'il englobe l'humanité entière. Même Dieu y est impliqué.

Le sang est partout dans vos poèmes. Il a beaucoup de couleurs, de connotations, sombres, comme dans le poème "Oui", où vous l'associez au lait de la mort : "c'est le lait de la laideur / souillé de sang dans sa mamelle d'ombre" et plus loin : "Vous mâcherez sans fin son immonde caillot". C'est de malheur qu'il s'agit qui se nourrit à "cette nourriture infecte du mensonge".

Mais ailleurs vous parlez des "fêtes du sang", où vous vous adressez aux aigles : "Anges de la douceur qu'on voit penchés toujours / sur les fêtes du sang". Ce n'est pas sans cynisme que vous écrivez cela, mais, il est vrai, il y a une "douceur" qui se mêle au sang versé sous la patte du vainqueur. Dans le poème suivant immédiatement après vous parlez des "hautes agonies, météores du sang" et de nouveau vous y introduisez le sentiment de la douceur : "Sur ces yeux clos, quelle est la lèvre qui sourit ?" Ce sourire rare, c'est la lèvre de l'âme qui apparaît, si je lis bien, c'est celui du vaincu à l'œil crevé comme "la lumière insigne où meurent les oiseaux de la félicité". Cette idée vous permet-elle d'écrire, suivie d'un point d'interrogation pour en adoucir la cruauté :

Et sur le fil de sa douceur
Se déchirent les jours et la nuit
De mon âme. Mais iras-tu, de nuit
À la trop bien-aimée
Verser la liesse ténébreuse de ton sang ?

Tâchons d'avancer plus loin sur l'itinéraire de la métaphore du sang. Encore une fois, ce n'est pas le critique littéraire qui vous suit, mais l'ignorant compagnon de route. À l'époque où moi je vis, la guerre, la mort n'a plus rien à voir avec la vie. On va au combat pour gagner des sous, la mort c'est pour les survivants, pour les héritiers. Il est vrai, c'est toujours le sang qui coule, mais on s'en rend compte trop tard. La mort ne compte plus, tout comme la vie d'ailleurs.

C'est à ce point-là que la société de l'argent est parvenu. On meurt donc sans gloire, sans âme, mais on meurt. C'est pourquoi, cher Poète, il est si difficile de comprendre vos métaphores, parce que chez vous la mort ne meurt pas : "Ô mort, je serai ton poison." C'est pourquoi vous pouvez écrire : "Au sang profond du temps s'est ancré le poignard de ta douleur en robe d'épousée / Ophélie de la mer !" et dans le poème "Futur", clôturant le cycle III 'Bestiaire spirituel' :

Ce sang nouveau
Ce sang profond

et vous le terminez par : "Ce sang hurleur se dresse". La mort a un futur, c'est pourquoi vous mettez un "Et" final au poème qui n'est pas clos, qui continue…

"La liesse du sang", dites-vous, mais vous y insérez le mot "ténébreuse". Toutefois, le mot "liesse" y est. Au Moyen Âge on faisait aussi la distinction, théologique, entre les deux morts, la première et la seconde. Seule la seconde était fatale, sans appel, celle de l'âme. Chez vous la mort garde sa perspective, si elle est ancrée dans l'amour. L'amour débouche dans le surnaturel. Dans le poème "Fleuve" j'ai souligné le vers "Sainte immolée sous les couteaux rouges du temps". "C'est la vie", écrivez-vous encore : "Sainte éternelle enfance, un fleuve te salue." On croit y entendre la voix de Bernanos, de Péguy, de René Char aussi. C'est ce ton qui domine toute la deuxième moitié du recueil. Il n'y est plus question de sang, mais de vie, tout aussi profondément liée à la nature, vécue dans ses dimensions cosmiques, non déliées de référence spirituelles.

Ce qui me frappe chez vous, c'est la manière indissoluble de penser, de lier la vie au mouvement cosmique, comme dans le poème "Fleuve" et plus amplement encore dans le poème en prose "Avoir été", où, en face de la mer vous reliez l'aube au crépuscule, la falaise aux vagues, le ciel à la terre. Peut-on parler de mystique cosmique chez vous ? Le sentiment dominant c'est le mouvement, l'angoisse, la violence qui éclate même en plein silence. Cette nature, reflète-t-elle votre âme inquiète, insatiable, assoiffée de silence, de douceur ? "Rien d'immobile dans cette paix : tout crie. Des ailes incisives tranchent l'azur et les oiseaux, là-bas, ont des plongeons de pierres et des envols de papillons ivres" : tout est lié par une "fraternité trop immense". Et dans cette perpétuelle tourmente psychique et cosmique, vous trouvez les mots pour esquisser une morale de la pauvreté, du "sublime diadème de la pauvreté". Pris par la fièvre du monde, dans le combat intérieur, dans la tension du travail, que vous appelez votre "bataille", comme vous écrivez à Cioran le 31 octobre 1966, vous avouez : "Jamais je n'ai su aussi bien ce que c'était que d'être un poète, et que la poésie est parfaitement impossible." (Lettres de Guerne à Cioran, p. 170) L'écriture s'efface devant la vie. Et c'est là, dans le dépouillement de soi, que vous trouvez, dites-vous dans 'L'unique pauvreté', "l'énorme dimension de l'unité". Vous terminez le texte par cette étonnante conclusion : "Vous ne savez pas, vous non plus, combien plus de noyés que de navigateurs ont été admis à chanter les gloires silencieuses de l'eau". Chez vous ce sont les vaincus qui chantent. Je retiens encore un dernier vers, le premier du poème "Souffle dernier" : "Mais le grand rêve doux de l'âme qui respire". Je relie ce "rêve doux" à la "lèvre qui sourit" et qu'attendent les "yeux clos" du poème 'Chevaux II'. "Mais le cœur est plus lourd / Que la mort", écrivez-vous encore. Est-ce que la vie est plus dure que le dernier instant qui nous attend ?

Concluons par le mot que dans un contexte différent vous avez confié à Cioran dans la lettre d'octobre 1966, que "la poésie est impossible" et que vous aviez déjà prononcé dans le poème, "Hommes" du Temps des signes :

Mais qui dira le mot dernier
Si le verbe est perdu, si l'image
est souillée, si la nuque s'affaisse
Sous le bras tendu ?

Tout de même je voudrais revenir à Cioran, à une lettre que vous lui avez écrite le 2 septembre 1962, que vous commencez par la phrase : "Le spectacle du monde est d'une telle horreur que les plus vaillants s'y écœurent : c'est un fait", et puis vous vous plaignez de la solitude qui vous prend et de l'inanité de l'écriture même, le seul remède, le seul devoir de l'écrivain en face de ce spectacle, lui aussi tout à fait vain : "C'est justement parce qu'il n'y a personne, absolument personne qui ne puisse rien faire que non plus ou moins mourir, et seulement mourir, lorsqu'on y regarde de près que la solitude est si affreuse, si épuisante" et vous terminez : "On ne peut écrire que sur l'avenir, et il n'y en a pas". C'est le silence même de Dieu.

Variations sur Mythologie de l'Homme (Aymen Hacen)

ou la voix bleue d'Armel Guerne

 

Du hasard et de la nécessité

Je découvris Cioran grâce à Beckett il y a bientôt sept ans. Un bref corps de texte recueilli dans un dictionnaire (1) me plaça devant une voix que je considère aujourd’hui comme l’une des plus nourricières : « Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett, il faudrait s’appesantir sur la locution “se tenir à l’écart”, devise tacite de chacun de ses instants, sur ce qu’elle suppose de solitude et d’obstination souterraine, sur l’essence d’un être en dehors, qui poursuit un travail implacable et sans fin. (2) »

Il suffisait d’une phrase pour que le miracle se produisît. Cela n’est pourtant pas étonnant, et le hasard de cette rencontre se transforma aussitôt en nécessité, celle qui consiste à s’abreuver quotidiennement de cette écriture qui se révéla aussi dangereuse que consolante, aussi désespérée que gaie, voire jubilatoire. Une toile grandiose finit par se tramer sous mes yeux au fil des textes qui me menèrent de Henri Michaux et Roger Caillois à Susana Soca, de Benjamin Fondane à Léon Chestov, de Maria Zambrano à Ortega y Gasset, et à tant d’autres poètes, écrivains et philosophes qui étaient soit les intimes de Cioran soit des compagnons de route et de pensée dont il dévorait fiévreusement les écrits. Et c’est en lisant les Cahiers que j’appris le nom d’Armel Guerne grâce à cet extrait d’une lettre datée du 28 mai 1969 : « L’humanité contemporaine des nations dites civilisées, en dessous de trente ans ignore le sourire ou le rire et n’a point de regard dans l’œil. (3) »

Je comprends que cette phrase ait hanté Cioran, et, en dépit de son contexte immédiat, je ne puis ne pas lui être sensible. Oui, elle résonne haut et fort en moi et son écho demeure actuel. Mais, d’un autre côté, le pouvoir suggestif des mots, ceux employés par Cioran pour deviner Beckett et ceux de Guerne pour exprimer l’état de la jeunesse contemporaine, dépasse toutes les limites imaginables qui existent entre le texte écrit et la réalité, voire la vérité qu’il cherche à décrire ou à représenter. Autrement dit, et sans exagération aucune, il me semble permis d’affirmer que tout y est : philosophie, psychologie, sociologie et poésie.

J’admets qu’aucun texte ne puisse être exhaustif, ni qu’il ne contienne des vérités absolues, ni qu’il ne touche à tous les domaines ni ne donne des réponses à toutes les questions. Il existe cependant des auteurs qui parlent vrai et dont les écrits répondent à un idéal de beauté tant au niveau de la forme que de la pensée. La formule y est certes pour beaucoup dans la mesure où elle se situe à la croisée de plusieurs disciplines, si bien qu’elle finit par donner corps à une pensée consciente des différents points de vue possibles. Ou des possibles, tout court. Mais, et c’est ici que se révèle la richesse de cette pensée, le « regard », ainsi porté par Cioran et par Guerne sur le monde, prouve qu’ils savent séparer le bon grain de l’ivraie. C’est un regard qui considère l’essentiel et qui traverse l’écorce des choses à la faveur des disciplines mentionnées et du pouvoir évocateur des mots choisis. C’est un regard qui écarte les fioritures. C’est un regard qui devine la vérité profonde des êtres, des choses et des mots eux-mêmes.

En ce sens, ce qui pourrait rapprocher Guerne de Cioran, ce qui pourrait justifier leur amitié et ancrer leur intense échange, c’est ce que Proust appelle « la consanguinité des esprits (4) ». J’incline à penser que ces hommes étaient nés pour se rencontrer et pour former une confrérie, au sens soufi du terme, qui leur permettrait de mener côte à côte la même quête. Il importe peu que Cioran soit né en Roumanie et Guerne en Suisse, pour peu qu’ils aient vu le jour le même mois, en avril, de la même année, 1911.

Il existait jadis une science ésotérique qui s’attachait aux chiffres et qui cherchait à leur trouver une signification en rapport avec le mouvement des astres, la brièveté et la longueur des noms et jusqu’à la valeur des lettres. J’ignore tout de cette discipline et c’est, peut-être, ce qui m’intéresse en elle, cependant j’essaye de transformer mon ignorance en source de savoir et d’approfondir mes connaissances en combinant les informations et les références. Il en va ainsi de ce très bel extrait d’un texte indispensable de Gabriel Bounoure, publié par Cioran du temps qu’il dirigeait la collection « Cheminements » chez Plon. Ainsi, ce passage (cf. encadré) me semble concorder à bien des égards avec la vision que Cioran a de la poésie (5) et l’expérience dont témoigne la pratique d’écriture de Guerne.

Tout est secret dans la poésie et sans doute doit le rester. L’expérience poétique, — qui ne peut se dispenser des mots, — aboutit à une conclusion de silence. Mais quel silence ? Est-ce le même que celui dont l’œuvre est sortie ? Est-ce le silence de la mort, qui recouvre finalement les hymnes les plus passionnés ? Est-ce un silence révélateur où il apparaîtra “le point du soleil”, comme dit Boehme dans un chapitre qu’il termine en mettant son doigt sur sa bouche. Et quand, cessant de considérer les poèmes comme des objets-témoins du monde culturel, nous nous proposons de trouver leur vérité secrète, celle qu’enferme leur solitude, que signifie le mot vérité, alors que cette catégorie, peut-être, est ici hors de mise ? Cette “vérité” indéfinissable, il nous arrive de passer à côté d’elle sans la voir. Il faut alors qu’elle devienne souvenir, et, que retrouvée comme telle, elle se révèle en nous plus tard merveilleusement agissante. (6)

 Il n’est pas anodin de poursuivre cette réflexion sur l’œuvre poétique d’Armel Guerne par ce long exergue emprunté à Gabriel Bounoure, un grand lecteur de poésie aujourd’hui oublié. Évoquer Bounoure pour aborder Guerne, ce n’est pas plaquer sur les poèmes de ce dernier une méthode de lecture ou des catégories d’analyse proposées par le premier, mais tirer de l’oubli et, peut-être, célébrer dans la foulée deux voix essentielles que nous gagnerons à connaître.

Tel qu’il est énoncé par Bounoure, le « secret » inhérent à la poésie ou à toute « expérience poétique » ne semble nullement s’opposer au principe de « vérité ». Non seulement la vérité ici nommée demeure libre de tous les types de contraintes allant de l’absolutisme au dogmatisme, mais encore elle pourrait concorder avec la compréhension du principe même de création poétique et, partant, de toute création, en reconnaissant aussi bien la souveraineté de l’artiste que la possibilité de toucher à l’essentiel de l’art grâce à l’étude d’une œuvre unique, ne serait-ce qu’un poème ou un fragment de texte. Pour ce faire, je ferai appel à une seule méthode investie par Bounoure, mais également Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, Cioran et tant d’autres fins lecteurs, à savoir l’intuition poétique. L’intuition poétique, donc, ainsi que toute la sensibilité qu’elle est susceptible de contenir et qui est en fin de compte le fruit d’une longue familiarité avec les textes et les auteurs lus.

Une voix bleue

Si je ne me suis pas assez imprégné de l’œuvre poétique d’Armel Guerne au point de proposer des réflexions satisfaisantes à son sujet, je pense que le lien établi avec Cioran me permettra de l’aborder d’une manière tant soit peu acceptable. Ainsi, me semble-t-il, dans la vie comme dans les choses essentielles, à l’image de la littérature, tout passe par le contact, de préférence physique. La voix d’Armel Guerne, à l’instar de celle de Cioran, m’a parlé dès le premier contact. Bien qu’elle m’ait semblé paradoxale, parce que familière et secrète, translucide et hermétique, cette voix nécessite un minimum d’attention et, il faut bien l’admettre, beaucoup de patience et de bienveillance de la part du lecteur, afin que la communication s’établisse et la compréhension ait lieu. Le finale de Mythologie de l’Homme témoigne de la complexité de la voix poétique d’Armel Guerne. Si ces vers font écho au poème éponyme du livre, « Mythologie de l’Homme », ils n’en demeurent pas moins différents. La différence réside en ceci que la première personne se trouve comme occultée dans le finale, comme si « la voix » pouvait vivre et se transformer en une personne à part entière. De fait, la violente opposition entre « je-moi » (le résistant) et « ils » (les bourreaux) du poème « Mythologie de l’Homme » n’est plus d’actualité au terme du livre, car cet antagonisme est ainsi dépassé par l’adoption de la première personne du pluriel qui clôt les deux textes : « NOUS N’AVONS PAS JOUÉ (7) » et « Notre monde est bouleversant notre monde de terres/ avec les grandes mains océanes autour. (8) »

Mais la voix qui dit « nous » est-elle la même, peut-elle tout simplement l’être, alors que le vers de six syllabes en capitales faisant office de credo jure avec les deux derniers vers dont le souffle, épandu, et la posture, épique, plaident en faveur d’un accomplissement de « l’Homme » du fait de cette « mythologie » rêvée par le poète ? Non, la voix parvient à se libérer et de ses bourreaux et de sa propre haine au terme de son périlleux périple. La voix qui fut naguère cri de guerre est désormais chant, elle ne peut être que chant :

La voix dans les déserts de sang
qui a construit une chambre à prière
Dans les chambres de torture la voix
qui a fait éclater les pierres
La voix dans les prisons la voix fontaine
des murailles
La patience nocturne de ces murs
émus et palpitants comme une chair
La voix la voix la voix qui ne peut pas se taire… (9)

Ce chant n’est cependant pas euphorique, et la voix qui le psalmodie porte le deuil de ceux qui ont sacrifié leur vie pour que la Vie continue. En ce sens, le poète n’invente pas la « mythologie de l’homme », mais il la réécrit à sa manière en fonction de son approche de l’homme. C’est ainsi que la voix d’Armel Guerne se distingue du chœur par la bouche duquel s’exprime une morale centenaire. Non, ici, la voix du poète célèbre ceux qui sont morts au combat sans pour autant jeter l’anathème sur ceux qui ont survécu parce qu’ils ont refusé de se battre. Cette voix se refuse aussi bien à la haine et au désir de vengeance qu’à l’oubli, jugés dégradants. Dégradants parce qu’ils font en sorte que l’homme ne soit plus que l’ombre de lui-même.

« Reprendre le risque à son compte (10) », voilà pour Armel Guerne une relance possible permettant d’envisager une nouvelle « mythologie de l’homme » où « le bout des forces » est identifié à « la souffrance », à « la fleur de sang », ainsi qu’à cette « rose de certitude (11) » dont l’homme, nouveau, a besoin pour aller son chemin, également nouveau. Le réseau sémantique tissé par ces analogies obéit, à mes yeux, à une représentation particulière des couleurs : « le bout des forces » et « la souffrance » relèveraient du noir, représentant l’épuisement, la mort et ce monde souterrain, le ventre de la terre, qui, bien que menaçant, pourrait laisser germer la vie. D’où « la fleur de sang », rouge et rouge sang, invoquant à la fois la mort et la vie, le néant et l’être, le tarissement et la possibilité du bourgeonnement. Quant à la « rose de certitude », elle est sans doute rose et, par opposition au noir inhérent au « bout des forces », gaie et optimiste.

Cet acheminement du noir vers le rose annonce un autre mouvement chromatique qui apparaît dans le finale de Mythologie de l’Homme, à la différence que le passage du noir de la mort (celle des « chambres de torture », des « prisons », des « murailles », des « murs », des « champs de bataille », des « convois des longs deuils de l’amour », etc.) aux mille couleurs « océanes autour » se fait par le truchement « du prisme des douleurs », et non des couleurs. Oui, il suffit qu’une lettre en remplace une autre, qu’un substantif soit employé comme un adjectif (le cas échéant « océan » a donné « océanes »), qu’une expression lexicalisée « voix blanche » soit détournée, pour que la donne change et que le miracle se produise. Naisse enfin la poésie que le poète adopte comme une nouvelle mythologie de l’homme, née de la blessure originelle de l’homme, de sa conscience de n’être enfin de compte qu’un animal syntaxique pourvu d’une spiritualité meurtrie.

Et voici comment le poète fait vœu de poésie : « Le dernier survenu, et le plus convaincu : Armel Guerne, qui tient la poésie pour le langage essentiel, le dernier et le seul possible dans le péril spirituel où s’enfonce et se perd l’humanité contemporaine, chez qui l’intelligence la plus éveillée est en retard de deux générations au moins sur son temps, lui-même aussi distant de son passé qu’un cadavre peut l’être de son vivant. (12) » — Je retrouve ici le même acharnement dont Guerne fait preuve dans sa lettre à Cioran. Si cette violence existe déjà dans Mythologie de l’Homme, elle n’en demeure pas moins réservée du fait de la prééminence des blessures accumulées en temps de guerre. Mais, aussi bien dans le fragment précédent que dans la lettre à Cioran, le poète ne ménage pas ses contemporains, notamment les jeunes de la nouvelle génération chez qui il ne retrouve ni l’énergie ni le volontarisme dont leur âge devrait se parer. En un mot, cette jeunesse, qualifiée de « sénile », ne pourrait ni « reprendre le risque à son compte » ni se réclamer de cette « voix bleue » aux mille et une métamorphoses.

Considérons une dernière fois le finale de cette épopée qu’est Mythologie de l’Homme :

La voix bleue hésitant tremblante au bord des lèvres
comme une larme à l’œil, l’arme au poing
de l’agonisant
La voix pierre au cou la voix caillot la voix glaire
la voix close dans la voix et les déserts de sang (13) […]

Quelle est cette « voix bleue » ? Qu’est-ce qui la distingue de la « voix blanche » ? Comment peut-elle donner lieu à une « voix pierre », à une « voix caillot », à une « voix glaire » et à une « voix close » ? — Questions rhétoriques, s’il en est, car le vrai problème est ailleurs. Il concerne en premier lieu la voix, non seulement celle des jeunes qui ne disent mot ou qui parlent pour ne rien dire, mais encore une voix désaccordée, quasi déconnectée du monde qu’elle est pourtant censée porter. C’est ce que le poète nous livre dans un excès de colère lucide : « […] Mais nous sommes des hommes sans lendemain, des humains prisonniers de cette actualité pressée que proclame à toute voix ce que nous avouons être nos organes (la presse, la radio, etc.) quand ce ne sont que les organes monstrueusement vocaux d’un immonde et grouillant anonymat : la voix ON, cette singerie d’un tonnerre canalisé ; nous sommes ces yeux qui ne voient pas, ces oreilles qui n’entendent pas, ces derniers annoncés dans l’Écriture, ignorants colossaux écrasés sous l’histoire d’un évident passé, certitude défunte, posés, tremblants, devant un avenir absent. (14) »

Et c’est, peut-être, ce qu’il nous dit en pensant à ses pairs dont les voix ne furent altérées ni par la folie (Hölderlin), ni par la mort prématurée (Novalis), ni par la folie doublée du malentendu généralisé, ni, pour finir, par le choix de la mort volontaire (Nerval). Que ces poètes aient fait partie du panthéon d’Armel Guerne, cela ne m’étonne guère. Le contraire, en revanche, eût semblé intolérable, tant la vie de ce poète authentique qu’était Armel Guerne paraît liée à la poésie, précisément à l’expérience vitale de la poésie, celle-là qui consiste, selon la terrible formule de Gabriel Bounoure, à « mourir au monde (15) ».

Mais ne nous trompons pas, parce que « mourir au monde » ne veut pas dire déserter le monde et refuser le commerce des hommes. Bien au contraire, c’est l’habiter poétiquement et apprendre à voir et à aimer sa lumière intérieure en dépit de la nuit noire qui l’enveloppe :

Un homme, quand la vie n’est que fatigue, un homme
Peut-il regarder en haut, et dire : tel
Aussi voudrais-je être ? Oui. Tant que dans son cœur
Dure la bienveillance, toujours pure,
L’homme peut avec le Dieu se mesurer
Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu ?
Est-il, comme le ciel, évident ? Je le croirais
Plutôt. Telle est la mesure de l’homme.
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Sur terre habite l’homme. Mais l’ombre
De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure,
Si j’ose le dire, que
L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu. (16) 

 


  1. retour « Beckett », in Le Robert des grands écrivains de langue française, sous la direction de Philippe Hamon et Denis Roger-Vasselin, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 168.
  2. retour Cioran, « Beckett. Quelques rencontres », in Exercices d’admiration, Paris, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 1574. Guillemets et italiques de l’auteur.
  3. retour Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, NRF, 1997, p. 733. Pour l’intégralité de la lettre, cf. Lettres de Guerne à Cioran 1955-1978, édition établie, présentée et annotée par Sylvia Massias, préface de Charles Le Brun, Lectoure, Éditions Le Capucin, « Collection Lettres d’hier et d’aujourd’hui », 2001, p. 242-244.
  4. retour « Sauf chez quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits », Proust, in À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Éd. présentée, établie et annotée par Pierre-Louis Rey, Paris, Folio classique, 1988, p. 7.
  5. retour Cf. Cioran, « Valéry face à ses idoles », in Exercices d’admiration (1986), Œuvres, op. cit., p. 1573.
  6. retour Aujourd’hui introuvable dans son intégralité, Marelles sur le parvis (Paris, Plon, coll. « Cheminements », 1958) a été ressuscité par le poète Salah Stétié et l’éditeur Bruno Roy qui en ont repris la préface dans l’ouvrage éponyme, Marelles sur le parvis, avec une préface de Gérard Macé intitulée « Au seuil du mystère », Fontfroide le Haut, Fata Morgana, coll. « Hermès », n° 10, 1995, p. 24-25.
  7. retour Armel Guerne, Mythologie de l’Homme, Lectoure, Éditions Le Capucin, p. 10.
  8. retour Ibid., p. 66.
  9. retour Ibid., p. 65.
  10. retour Ibid., p. 62.
  11. retour Ibid., p. 63.
  12. retour Armel Guerne, Fragments, § 81, Lyon, coll. « Vérité intérieure », Les éditions Solaire/Fédérop, 1985, p. 76.
  13. retour Mythologie de l’Homme, op. cit., p. 65.
  14. retour Fragments, § 74, op. cit., p. 72.
  15. retour Cf. Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 53.
  16. retour Friedrich Hölderlin, « En bleu adorable », traduction d’André du Bouchet, in Œuvres, édition publiée sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 939.

Langue une (Dominique Autié)

L’athanor d’Armel Guerne

 

Préparer la nouvelle édition de La nuit veille d’après le seul texte typographié en 1958 par les éditions Desclée de Brouwer m’aura valu d’écrire l’une des pages les plus fécondes – et les plus saisissantes – de mon journal intime d’éditeur.

Armel Guerne n’a, semble-t-il, laissé ni manuscrit réputé définitif de son texte, ni dactylographie (ce que le typographe nomme la copie, qui fait référence dans son travail), ni jeu d’épreuves corrigées de sa main ; ces deux derniers documents ont dû être archivés par l’éditeur, ils n’ont peut-être pas été détruits, les consulter eût été l’idéal – entreprendre de la faire : une folie… l’assurance, dans le meilleur des cas, de mettre un confrère dans l’embarras !

Or, un texte imprimé est (presque) toujours lacunaire. S’il ne l’est pas en regard de l’orthographe et des règles propres de la typographie, ce qui constitue déjà un rare mérite, il l’est de fait par le choix d’une mise en page, d’une justification (la longueur des lignes), d’un corps de caractère, d’une charte graphique et typographique. À cet égard, l’édition de Desclée est déroutante pour le nouvel éditeur : le petit format du volume entraîne une justification du texte courant très courte, qui a contraint le typographe de 1958 à de très nombreuses coupes en fin de ligne ; surtout, l’usage exclusif des grandes capitales dans les titres (de parties, de chapitres) interdit d’attribuer de façon certaine les capitales initiales dans les titres des Rêves qui constituent les livres deuxième et quatrième de La nuit veille – seule la table des matières, composée en « bas de casse », permet de rétablir, en partie seulement, ce qui fut l’intention de l’auteur.

Ajoutons, pour être précis (1), que nous avons utilisé le procédé rendu possible par l’informatique qui consiste à scanner le texte imprimé d’origine : source de quelques imprécisions dues à de menus défauts d’encrage du caractère typographique sur l’édition originale, cette technique eut cependant, en la circonstance, un effet hautement bénéfique tout à fait inattendu : nombre de tours syntaxiques et de mots, et plus encore la ponctuation singulière que pratique Armel Guerne – autant de chausse-trapes pour qui s’aviserait de saisir à nouveau ce texte sur un clavier – ont été respectés par le logiciel de reconnaissance de texte. Une fois débusquées les quelques substitutions de caractères (un point d’exclamation confondu avec le chiffre 1 par le programme électronique…), les correcteurs ont pu se consacrer à l’essentiel : un petit nombre, toutefois significatif, de termes et de tournures sur quoi nous butions tous. Fautes du typographe ? inattentions du prote, inaperçues de l’auteur corrigeant ses épreuves ? mauvais report des corrections de Guerne ?… deux coquilles vraies dans tout le livre, défigurantes, bien entendu rectifiées pour cette nouvelle édition, laissaient place au doute sur la fiabilité absolue du texte imprimé en 1958. Dans quelques cas, il a fallu trancher. L’éditeur a suggéré de le faire toujours au bénéfice d’un scrupuleux respect de l’auteur et de son texte. Au final, pour chaque cas, un présupposé admis d’un commun accord prévalait : Guerne, sans doute, l’a-t-il voulu ainsi !

Il conviendrait d’interposer ici une suite d’exemples – problématiques ou non dans la mise au point du texte – pour illustrer la mobilisation qu’exige, de la part de tous ceux qui y collaborent, le fait de travailler un tel matériau. Celui-ci, en deçà, en amont du texte lisible, est constitué par la langue singulièrement dense d’Armel Guerne (comme en chimie on le dit d’un élément), dont ce travail fait affleurer les strates, éprouve les lignes de force et de rupture, une sorte de puissance tellurique relevant de la tectonique des plaques : je crois mieux dire en proposant organique.

Chaque page de La nuit veille recèle en effet un austère et lumineux bonheur à la mesure du « Appelons-moi Ismahel », souvent cité, qui ouvre la traduction qu’Armel Guerne a donnée de Moby Dick. Ces nodules sur lesquels la lecture trébuche parfois mais jubile toujours, tiennent à des périodes de concentration de la langue sur elle-même. Un resserrement, un appel d’énergie avant détente des muscles, un mouvement de systole et diastole pour activer le sens, à la façon dont la pompe cardiaque traite le sang. Cette contraction opère, sur un mode somme toute classique, autour du mot juste – qui n’est pas fatalement un mot rare –, autour d’un agencement de termes que la phrase ajointe – les rares métaphores de Guerne sont déconcertantes par l’efficacité qu’elles tirent de leur sobriété même –, autour enfin ( c’est le cas de l’incipit de Moby Dick ) d’une disponibilité syntaxique dont, semble-t-il alors, nul autre n’aurait songé à tirer profit, en cet instant précis du texte. Jamais il n’y a torsion, abus, violence, ni manœuvre de basse séduction : la langue est disponible, elle s’offre, Guerne en fait son miel.

Un tel relevé pour ainsi dire géologique de la langue d’Armel Guerne comblerait, dira-t-on, un thésard en lettres modernes dont le patron accepterait toutefois qu’il puise, sans distinction, dans la totalité de la bibliographie, traductions et livres d’auteur confondus. Mais ce serait faire l’impasse sur une dimension de l’écriture d’Armel Guerne – évidente dans le cas précis de La nuit veille –, à savoir sa mise à disposition, sa posture dans la page. Je ne mentionne pour exemple que la fin du chapitre « Le rêve et les rêves » (2), qui cumule les contraintes d’un discours énumératif, sous une forme qui convoque les ressources de la prosodie, où la ponctuation, dans un exercice quasi acrobatique, concilie le souffle et le sens ; mettre en page une telle séquence dans un format, un œil de page et une justification différents de l’original, tout en respectant le jeu des alinéas imposé par les conventions typographiques, fut une gageure impossible à tenir sans entrer dans la fibre même du texte, dans le métabolisme de la langue (un théoricien de la littérature dirait : sa structure). La langue d’Armel Guerne a un lieu, qui est la page, une matérialité avec ses lois propres, qui est le texte typographié – elle est une langue qui s’encre dans le livre. J’appelle organique cette dimension du langage dans le commerce de l’âme avec le support (matériel dans le cas de l’écrit, vibratoire dans l’oralité de la parole) où l’autre – le lecteur, notre prochain – est convié. Quand ce dispositif, subtil, vulnérable mais infiniment puissant, est pris en compte pour lui-même par l’auteur, il convoque de la sorte ceux – l’éditeur au premier chef – qui acceptent d’être les artisans de cette médiation, les intermédiaires du commerce d’un texte avec son lecteur. Ce que médiatise l’éditeur (celui qui met au point la leçon d’un texte en vue de sa publication, mais encore celui qui donne forme au livre), c’est le sens. Il n’est pas de plus grave responsabilité. (3)

Vient enfin ce qui touche de façon plus spécifique encore à ce livre-là précisément. Dans l’introduction qu’il a accepté de donner à sa nouvelle édition, Jean-Yves Masson indique avec subtilité l’étrange situation de ce texte par rapport à son sujet premier, le rêve. Il démontre comment et pourquoi La nuit veille n’est pas, à proprement parler, constitué de simples récits de rêves. On peut aller plus loin encore, me semble-t-il, dans les conséquences de ce que Jean-Yves Masson souligne avec tant de clarté pour la lecture de ce livre difficile – effrayant, parfois, remarque-t-il avec raison. Le cadre de ce bref article, plus impressionniste qu’universitaire, ne me permet pas d’argumenter solidement une telle proposition, mais elle s’impose assez tôt à qui s’avance, ainsi que nous l’avons fait, dans la langue d’Armel Guerne : La nuit veille est, stricto sensu, une traduction. Jean-Yves Masson le suggère, en plusieurs passages de son étude : Ce qu’a tenté Guerne dans La nuit veille, et qui en rend la lecture si saisissante et par endroits si effrayante, c’est de s’approcher par l’écriture de la nudité du rêve, antérieure à sa formulation. De sorte que le récit de rêve ne va jamais, chez lui, sans un doute permanent sur le statut de ce récit qui – paradoxe qui n’eût peut-être pas plu à l’auteur si on le lui avait formulé ainsi, mais je m’y risque – rejoint les préoccupations les plus aiguës de cette « modernité » que par ailleurs il déteste tant. Le rêve tel que Guerne tente de le cerner est en permanence, si l’on écoute bien le texte, d’une oreille sensible (j’ai rappelé plus haut que pour Guerne, le poète lui-même est oreille avant d’être bouche), le rêve est l’objet d’une traque. Ce sont ici bien souvent des rêves à deux voix, dirait-on, l’une qui raconte, l’autre sous-jacente, qu’on entend à peine, mais qui pose continuellement la question lancinante : était-ce bien cela ? comment le sais-tu ? ou plutôt, pour reprendre la formulation favorite de Guerne, comment le sait-ON ? (…) Bien que Guerne affirme dans ses aphorismes que le rêve est la chose qui nous est la plus personnelle, la plus intime, il s’est aussi attaché à montrer comme aucun autre qu’il ne va nullement de soi de raconter un rêve continuellement à la première personne. Non pas seulement parce que « je » est de toute façon, dans le rêve comme en poésie, « un autre », du fait de la puissance transfiguratrice propre au rêve, mais parce qu’il y a aussi, dans le rêve, du « nous » et du « on », du pluriel et de l’impersonnel, et des événements sans sujet que la narration doit s’efforcer de ne pas rationaliser d’emblée. (4)

La poésie n’est pas seule à répondre à cette problématique ; l’œuvre de traduction, telle que l’ont pratiquée quelques-uns des grands traducteurs du XXe siècle au nombre desquels compte Armel Guerne, est confrontée à ce que décrit de façon rigoureuse Jean-Yves Masson dans les lignes qui précèdent : l’auteur y est bien un autre ; et, dans les plus grands textes, deux voix se mêlent jusqu’à rejoindre l’impersonnel d’un texte qui déborde son temps, excède la singularité de son auteur (quand la mémoire est conservée de son identité), pour se fondre dans ce qu’on pourrait tenter de nommer le patrimoine commun, universel, de l’homme à l’œuvre – et non seulement, loin de là ! quelque trésor indécidable de la littérature mondiale. Il en va ainsi de grands textes de l’Antiquité, de pièces immémoriales que se sont annexées les religions (songeons au Cantique des Cantiques) ou qu’elles ont suscitées (songeons à l’immense corpus des livres de l’Inde et aux textes des mystiques de l’islam) : il s’agit moins dès lors de traduire de nouveau ces œuvres sans âge en trouvant des équivalences sémantiques nouvelles dans une langue modernisée que d’écrire sans relâche des textes devenus impersonnels, à tenter d’entrevoir, comme en rêve – je pèse mes mots, mais en souhaiterais, ici, un plus ténu encore – une infime pulsation de ce qui fut, peut-être, la langue du Cantique des Cantiques, celle des Upanishad ou de Rûmî. Ce à quoi Guerne sans nul doute accède quand il traduit les Hymnes à la nuit de Novalis ou les Sonnets de Shakespeare. Or, ce qu’il traque dans ses propres rêves, pour reprendre la belle expression de Jean-Yves Masson, n’est autre que cette pulsation d’une langue qui n’est pas encore la sienne et ne le sera que provisoirement ; tant le sentiment s’impose avec force, au bout de notre travail de préparation du texte pour sa publication, que La nuit veille est un livre dont le destin est d’échapper aux limites nécessairement étroites de la bibliographie de son auteur : par la médiation qu’il opère – de cet impersonnel, de cet indéfini de la langue puisant dans le rêve à ses sources nocturnes, vers ce défaut de langue dont tout lecteur aigu se sait inconsolable –, La nuit veille est un livre pour sa plus large part universel.

Pour toutes ces raisons, un autre titre possible, tout aussi juste que celui qu’il retint pour son livre – l’auteur y a-t-il songé en son temps ? –, eût été l’admirable Traduit du silence que Joë Bousquet choisit en 1939 pour donner à lire une partie de ses cahiers. (5)

Pour toutes ces raisons encore, La nuit veille semble fonder un théorème quelque peu redoutable dans sa trompeuse évidence (elle est telle, je suppose, pour tout traducteur conséquent) : traduire c’est écrire, écrire c’est traduire.

Le lecteur familier confirmera que toute traduction d’Armel Guerne évoque qu’on pénètre dans le cabinet de l’horloger ou de l’orfèvre (6); La nuit veille, l’un des textes réputés ressortir à l’œuvre personnelle, introduirait le lecteur dans le laboratoire de l’alchimiste. L’image est séduisante, mais j’atteste qu’elle est inexacte : les outils, les cornues, la matière, l’esprit, les règles profondes et pour partie secrètes que celui-ci impose à celle-là sont les mêmes. Il n’y a qu’un athanor – un homme seul en entretient le feu, à ses risques et périls.

Jamais mieux qu’aux prises avec un tel livre, l’éditeur – dont les technologies contemporaines restent, plus qu’on ne le supposerait d’emblée, redevables à plusieurs siècles de typographie – n’aura perçu combien sa contribution au travail de la langue, mené en ses instances tout à la fois premières et ultimes ainsi que l’a mené Guerne, le rapproche du grand œuvre, du moins de sa plus apparente visée : dans le plomb, révéler l’or.

 

Fondateur avec Sylvie Astorg des éditions InTexteDominique Autié est éditeur et écrivain.

 

  1. (1) Le lecteur comprendra plus loin que cet exposé quelque peu technique, ardu sans doute pour le non-spécialiste, est toutefois nécessaire : c’est confronté à cette problématique, en raison des points exposés ici, que l’éditeur a pu mener cette véritable « plongée » dans la langue d’un auteur dont il s’était fixé de rééditer le texte, au plus près de l’intention initiale, en respectant le plus fidèlement possible l’écriture d’Armel Guerne.
  2. (2) La nuit veille, pp. 48 sq. de l’édition Desclée de Brouwer, pp. 44 sq. de la nôtre.
  3. (3) Je crois devoir étayer cette remarque : l’éditeur médiatise le sens du texte qu’il publie – il devrait même se borner à ne faire que cela ! Le choix de composer l’ensemble des titres d’un livre en grandes capitales non accentuées peut – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres possibles – altérer gravement l’accès au sens du titre lui-même, voire de tout le passage qu’il titre. LE LETHE PASSE A GUE, ainsi composé, ne saurait restituer la séquence : Le Léthé passé à gué (j’improvise ce cas de figure farfelu mais éloquent, je pourrais dénombrer les flottements que suscite l’usage des capitales – fussent-elles accentuées – dans l’édition Desclée de La nuit veille).
  4. (4) Jean-Yves Masson, « Armel Guerne, la résistance par le rêve », introduction à la nouvelle édition de La nuit veille, InTexte, 2006, pp. 15-16.
  5. (5) Édition définitive, Gallimard, 1941.
  6. (6) Et je songe ici, par excellence, aux travaux qui ne relèvent justement pas a priori de la « grande » littérature : quelques pages de L’Invention du monde d’Albert Bettex ou d’Afrique d’Emil Schulthess suffisent à l’éblouissement.

N°10 - avril 2007 - Le poète (2)

Cahiers du Moulin n°10
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Éditorial (Charles Le Brun)

Durant les toutes dernières années de sa vie, Guerne lisait très fréquemment l’Ancien et du Nouveau Testament. Non pas qu’il ait négligé de le faire jusqu’alors : on sait toute l’attention qu’il consacra à ces textes, à maintes reprises, au gré des divers travaux qu’il eut à accomplir – mais cette méditation, toujours reprise et creusée plus loin chaque fois, était devenue sa respiration quotidienne. Son pain « de chaque jour ».

Fondamentalement religieux, catholique romain, il vivait au rythme large de la piété du Moyen-âge. Au moulin, avec Ellen Guillemin-Nadel, sa compagne, il cohabitait chastement. Conséquence d’un vœu décidé d’un commun accord dès 1953, époque à laquelle Ellen, de confession juive, avait embrassé le catholicisme. Ce vœu, Guerne ne m’en parla qu’une seule et unique fois, sans s’étaler, en termes simples et comme d’une chose naturelle qui ne mérite pas plus d’attention qu’une autre. Pour moi, elle ne fit que confirmer l’idée que j’avais déjà de lui. Une grande idée bien sûr.
Je n’ai jamais douté de cette confidence. 
Un vœu, dans la mesure même de sa gravité, de son poids, de son risque, par l’authentique et total engagement qu’il représente, nécessite absolument le concours et le secours de la grâce. A elle seule, la volonté d’un homme n’y suffit pas. Un double mouvement se manifeste alors : celui, ascendant, de la prière ; et celui, descendant, de la grâce. Un échange mystérieux sans lequel, dans l’ordre des valeurs de l’âme, rien n’est jamais acquis ; rien n’est jamais atteint. Avec pour invisible appui l’oraison. L’oraison qui n’est pas seulement la récitation de textes convenus mais un état – l’état de grâce –, et je pense, en ce qui concerne Guerne, à ces heures nocturnes passées en communion spirituelle avec ses « frères » bénédictins de l’abbaye de la Pierre-Qui-Vire, ainsi qu’il l’a confié à Dom Claude Jean-Nesmy dans sa correspondance. 
Il m’a paru important de livrer, de souligner, d’écrire ce témoignage. D’attester en somme. Car l’exemple est puissant. Et certains, qui n’ont pas entendu ces propos, ont pu ou pourront se demander ce qu’il en était vraiment, au quotidien, de la spiritualité de Guerne ; par-delà ses travaux, son discours, ses humeurs, ses gestes. Sa vie en somme, telle qu’elle parut ou paraîtra de l’extérieur. La parole, comme l’écriture, si elle n’est pas suivie d’une action qui la scelle ne pèse pas, ne pèse rien ; et celui qui la dispense, derrière le paravent vocabulaire, s’efface bientôt dans l’inconsistant miroir de l’illusion sans rien mouvoir autour de lui. Des mots pour rien. Jetés à la cantonade. Emphatiques et vains. Narcissiques peut-être ? Mais sans pouvoir. 
De cela, l’ermite du moulin n’avait cure, lui dont la vie entière n’avait été, ne fut qu’engagement, défi, combat jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à la mort. Parce qu’il fut et resta fidèle à la ligne qu’il s’était tracée, si inconfortable pourtant, si impraticable presque ! s’étant placé soi-même, comme il le disait « dans la main de Dieu », rude et lourde parfois. Avec toute l’exigeante confiance dont il était capable et que cet acte implique. 
Aujourd’hui qu’il n’est plus [une insanité puisque l’Être est indestructible !], l’heure est venue des fruits, ceux-là mêmes que nous devons, que nous avons à récolter. Parce qu’il ne suffit pas d’écouter ou de lire : de nous, ses héritiers, il n’attendait pas que nous fussions uniquement des oreilles ou des yeux mais aussi, mais surtout des bras, et, plus secrètement, des cœurs afin que soit reconnu Celui dont il espérait si violemment, si impatiemment le Retour. 
Ces lignes, on l’aura compris, sont un appel à ne pas en rester à la lecture superficielle des œuvres d’un poète qui donna tout ce dont il était fait – et ce n’était pas peu –, afin de mettre en garde une humanité chavirée contre tous les dangers d’une cécité spirituelle de plus en plus sévère et dont les conséquences, dramatiques à mesure qu’elles s’étendent, menacent aujourd’hui de tout emporter du reste de lumière encore présent en ceux-là mêmes qui avaient été créés selon l’Image : Et creavit Deus hominem ad imaginem suam : ad imaginem Dei creavit illum

Armel Guerne et André Masson (Jean Moncelon)

« L’inverse de la catastrophe »

Laissez-vous dire une bonne fois, Messieurs mes contemporains, que ce n’est pas une sinécure d’être un artiste, un homme de vérité, dans l’époque que vous nous avez faite ! Et que ce n’était pas une vanité quand, il y a plus de dix ans, dans la série de ses Sacrifices, Masson tentait de redonner son caractère sacré et toute sa valeur au meurtre, qui allait être déshonoré si prodigieusement – et avec la complicité du monde – en Espagne d’abord, puis dans les camps de concentrations.

« C’est sans doute la première fois, poésie essentielle, qu’une œuvre peinte répond, directement et sans appel, à tous les besoins de l’esprit ». Le jugement définitif d’Armel Guerne à propos de l’œuvre d’André Masson (1896-1987) mérite de s’attarder un instant sur les liens intimes qui unirent, tout au long du même siècle de désespérance, le Peintre et le Poète, André Masson et Armel Guerne.

Que savons-nous d’André Masson ? Qu’il a été surréaliste, comme s’il était possible d’inscrire le Peintre dans un courant auquel il a participé, certes, mais à sa manière singulière, c’est-à-dire unique. On n’en parle pas moins de ses « années surréalistes », durant lesquelles justement il fit la connaissance d’Armel Guerne (1932), et pourtant : « On disait : Masson ? ah ! oui, un peintre surréaliste… un de ces révolutionnaires !... Vous savez bien : Picasso, Dali, Miro, etc. - C’est vite dit ! Seulement voilà : Masson n’est pas Picasso, ni Dali, ni Miro, ni aucun autre, ni aucune école. Il est André Masson. Je regrette d’avoir à le dire » (Armel Guerne). Nous savons aussi qu’il a illustré Georges Bataille, rencontré pendant ces mêmes années (1925), en particulier son Histoire de l’œil, en 1928 - Bataille prendra le pseudonyme de Lord Auch pour l’occasion et les gravures de Masson ne seront pas signées - et qu’une amitié sans faille le liera à celui qui l’entraînera avant-guerre dans l’aventure d’Acéphale, revue dont il composera la fameuse couverture. On parlera alors d’une influence expressionniste, sans raison, vraiment, comme s’il fallait à tout prix que l’œuvre du Peintre s’explique par des influences successives. Faut-il insister sur ce point ? « On ne saurait aller voir « du Masson », écrit Armel Guerne, comme on va voir périodiquement la peinture de tel ou tel, y constater une nouvelle « manière », prendre la date d’une nouvelle « période », ou contempler les suites et les prolongement de la précédente. » Il reste qu’en évoquant Georges Bataille, nous nous plaçons dans une plus grande proximité de son œuvre, et de sa vie dont nous tenons avec ces quelques lignes l’essentiel : « André Masson est né dans l’Ile de France, en 1896, à Balagny. Il étudie la peinture, d’abord à l’Académie Royale de Bruxelles, puis à l’École des Beaux-arts de Paris. Il prend part à la guerre comme soldat d’infanterie. « De cette épreuve, il revint très touché, physiquement et nerveusement ». « De l’immédiate après-guerre datent les premiers dessins et aquarelles érotiques de Masson, libre expression de cet amour de la vie qui… sous-tend toujours ses œuvres »1. On ne saurait mieux dire qu’André Masson n’est d’aucune école, et qu’il s’agit d’autre chose avec lui, même sous le rapport de l’érotisme, car on pourrait également tenter de rapporter son œuvre à des genres. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est de l’érotisme, on retiendra ces mots d’Armel Guerne : « Voici la Métamorphose des Amants, cette capitale de l’amour, où l’association de la volupté, de la religion et de la cruauté, tout l’épanouissement du sang, hurlent leur parenté intime, chantent leur tendance commune »2.

Que savons-nous encore d’André Masson ? Qu’il s’exila en 1940 aux États-Unis, puis, de retour en France à la Libération, qu’il s’installa à Aix-en-Provence -« le hasard voulu que ce fût sur la route du Thoronet que je trouvasse un endroit relativement stable pour m’y installer » - où, les matins d’octobre, « sur la vallée de l’Arc », il contemple les plus beaux paysages de Mou-ki ou de Che T’ao : « C’est que depuis longtemps, dira-t-il, j’étais attiré par les secrets moyens des peintres Song »3.

Que connaissons-nous, au final, d’André Masson ? Un dessin pour Les Disciples à Saïs de Novalis, traduit par Armel Guerne, et qui ne cesse de nous poursuivre. Dans une lettre à D.H. Kahnweiler (10 avril 1938), André Masson aura ces mots : « Guerne m’a envoyé une traduction qu’il vient de faire des Disciples à Saïs de Novalis. Je crois que je n’ai jamais rien lu qui me semble plus proche de mes pensées les plus profondes ». Faut-il poursuivre plus avant ? Là où il est question de la vie, de l’amour et de l’érotisme (de la cruauté aussi), dans l’œuvre d’André Masson, nous croisons Georges Bataille, le pur, l’étrange croisé de l’amour nu, et dès qu’il s’agit de cette autre quête de pureté, non moins inspirée, mais tournée vers les mondes invisibles, inaccessibles, qui fut celle du poète romantique allemand, nous sommes placés face à Novalis. Que faut-il en conclure ? Que Bataille et Novalis furent les deux amours d’admiration d’André Masson, et André Masson et Novalis, ceux d’Armel Guerne. Et que retiendrons-nous de ces convergences ? Novalis, André Masson, comme Mounir Hafez et sans doute Bernanos4, représentent dans le ciel d’Armel Guerne, ces étoiles solitaires qui n’ont cessé de l’orienter vers l’Absolu - le secret de sa destinée, ou mieux encore de sa vocation en Dieu qui fut celle d’un VOYANT : « Le pouvoir de projection des œuvres de Masson, dira-t-il, est véritablement extraordinaire et j’y reconnais bien cette volonté si souveraine et si profonde du véritable voyant, sur laquelle on se méprend toujours. La vision, en effet, ne cesse de grandir après que l’œil a quitté l’image, jusqu’à devenir en nous tout un univers vivant, la présence d’un monde dont les secrets semblent peu à peu s’ouvrir. »

De l’amitié d’André Masson et d’Armel Guerne, d’autres que nous pourront témoigner Nous évoquerons seulement cette confidence à Cioran : « Quand on est deux, on n’est plus fou ! » [Nietzsche]. C’est une parole-clé que m’avait dite un jour, il y a bien longtemps, André Masson. Le dedans des choses en fait presque la devise de mes armes »5. Il est question ici de cette solitude qui est, dans l’esprit d’Armel Guerne, la solitude du risque. C’est ainsi qu’il aura au sujet d’André Masson ces mots terribles : « Il y a parmi nous ceux qui assument à eux seuls l’essentiel de notre risque à tous : ces hommes que travaille, comme pour en faire des chefs-d’œuvre humains quand elle ne les achève pas d’un coup, cette inquiétude formidable contre laquelle ils combattent à mort avec les armes dérisoires et splendides d’une humanité en détresse et la force incroyable du génie »6. Mais, nous pourrions à l’infini, et sans aucune chance d’être entendu, sinon du « petit nombre / qui connaît le mystère de l’amour », multiplier les citations… Revenons à cette amitié. En 1945, André Masson illustre un conte de Pérégrine, l’épouse d’Armel Guerne : « Le Feu de misère ».

En 1948, à l’occasion d’une exposition à la galerie Louise Leiris, il écrit : « Ce qui frappe, avant tout dans cette exposition, ce qui la distingue immédiatement de ses semblables contemporaines, c’est l’ampleur : chaque œuvre s’y trouvant comme au bout d’une recherche et formulant sa conclusion particulière, technique et manières étant soumises à l’obéissance. C’est la hauteur de l’ambition et la richesse de ses moyens divers, l’humilité magistrale d’une somme dans l’effort et dans la volonté ». Obéissance, humilité, maîtres-mots pour Armel Guerne qui a su les déchiffrer dans l’œuvre d’André Masson, et dans la vie de celui qui signait : André (l’homme profondément bon)7, parce qu’elle fut la vie d’un homme vivant : « Chez Masson, dira encore Armel Guerne, qui parvient (en lui obéissant sans doute avec une plus complète religion) à se servir de la peinture au lieu de la servir, chez Masson la vie vit. Ni décrite, ni analysée, ni discutée : vivante » - et encore, mais sur ce thème, Armel Guerne est intarissable : « METAMORPHOSES : La vie devient toujours. L’homme le plus lucide sera le voyant ». Car, c’est à force d’obéissance et d’humilité que lui-même deviendra le voyant-Poète que nous connaissons, comme André Masson aura été le voyant-Peintre.
Cela suffit, pour les liens d’amitié tissés à Lyons-la-Forêt (Eure) - « Curieux, que vous me parliez de la forêt de Lyons, où j’avais loué une chaumière quand Masson y vivait »8. Relisons, pour conclure, ces mots qui nous éclairent sur ce 20e siècle passé, dont l’un et l’autre auront été les témoins les plus lucides, les plus vrais :

Si vous me dites Picasso, je vous réponds André Masson. Picasso ne serait que la géographie et Masson reste le géographe, le voyageur. Génie énorme de récapitulation d’un côté, génie de pénétration de l’autre. Produit supérieur de consommation artistique, d’une part ; œuvre d’errance et de conquête, donc de risque, d’échec ou de réussite, de l’autre. L’un qui étale l’aujourd’hui ; l’autre qui ouvre demain, s’étant battu dans l’aujourd'hui sous ses deux verticales : l’abyssale d’en bas et l’abyssale d’en haut. (Je dirai quelque jour où est l’innovation et quels sont en réalité ses rapports avec la lumière, les relations de l’homme nouveau.) Je suis pour lui de tout mon être, et je le suis bien trop passionnément, bien trop humainement, par conséquent beaucoup trop faiblement, pour ne pas l’être contre l’autre, l’ancien. Pas assez dilettante pour les confondre dans leur œuvre par une égale admiration. Car Picasso a surtout peint pour être vu, et Masson peint pour regarder, pour essayer de voir. L’un accumule, et l’autre avance. Tous deux indiscutablement dans la même authenticité inentamable ; mais l’une assise, et relative à la seule personne ; l’autre debout, et relative à ce que peut une œuvre : l’exploration de l’univers et la recherche du passage entre ce monde et tous les autres, l’exploitation de l’absolu du temps. Donc l’inverse de la catastrophe9.

 

HISTOIRE D’UN DESSIN

Les Disciples à Saïs de Novalis, dans une traduction d’Armel Guerne avec en frontispice le portrait de Novalis par A. Masson (dessin cliché), est achevé d’imprimer dans l’été 1939. Le contrat entre Armel Guerne et G.L.M. date du 30 juin 1939. De Saint-Anne d’Evenos (Var), A. Guerne écrit à G.L.M. le 11 août 1939 : « Vous lui feriez [à A. Masson] un grand plaisir, j’en suis sûr, et il en serait touché, si vous lui envoyiez dès maintenant un exemplaire : car il ne connaît pas le texte en entier et a grand hâte, je le sais, de le lire. » […] L’histoire de cette publication avait été fort mouvementée, le caractère entier et susceptible d’A. Guerne se heurtant aux lenteurs et aux silences de Levis Mano. Le dessin d’A. Masson date de 1938 ; année où la publication avait été prévue. Le mot de Guerne à Levis Mano nous confirme que la traduction de Guerne à Masson en 1938 était la première version, remaniée ou augmentée par la suite. Le livre comporte en outre une préface du traducteur.

 
  1. Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, J.-J. Pauvert, 1961. « L’érotisme grandiose d’André Masson, ajoute Bataille, a les plus grandes affinités avec celui de William Blake. Masson est d’une manière insistante admirateur de Sade. Sous le nom significatif de « terre érotique », en 1948, Masson donna à la Galerie Vendôme une exposition de dessins. Masson est certainement celui des peintres qui a le mieux exprimé les valeurs religieuses profondes et déchirantes de l’érotisme » retour
  2. Armel Guerne, « Magie et Métamorphoses, » in André Masson, édition Wolf, Rouen, 1940. L’article a été repris dans Armel Guerne, « Entre le Verbe et la Foudre », Charleville-Mézières, 2001 retour
  3. André Masson, « La brume dans la vallée de l’Arc », L’Arc, cahiers méditerranéens, Aix-en-Provence, 1990. retour
  4. « L’un est peintre, incroyant, classé homme de gauche. L’autre est écrivain, catholique et classé homme de droite, monarchiste. Deux frères. On débouche très vite sur le paradoxe et on aboutit au scandale dès qu’on quitte l’accessoire pour l’essentiel » Armel Guerne, « Encore la peinture », inédit, années 70. retour
  5. Armel Guerne, Lettre à Cioran, 13 décembre 1968. retour
  6. Armel Guerne, « Un âge héroïque de la peinture, André Masson », années 40, repris dans Armel Guerne, « Entre le Verbe et la Foudre », op. cit. retour
  7. André Masson, lettre à D.-H. Kanhweiler, mai 1929. retour
  8. Armel Guerne, Lettre à Cioran, 18 novembre 1965. retour
  9. Armel Guerne, « la Réponse », inédit, années 70. retour

Dieu dans les lettres de Cioran à Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek)

Par les Cahiers (1957-1972), par les Entretiens, par les lettres et bien sûr par l'œuvre elle-même, nous savons que l'idée de Dieu n'a jamais lâché Cioran. Quant aux lettres au poète Armel Guerne, auxquelles nous nous intéressons dans ces propos, nous voulons nous arrêter à quelques passages où Cioran confie à son interlocuteur ses préoccupations religieuses. Il s'agit entre autres des fragments dans lesquels il témoigne de ses lectures, toujours vécues avec une forte intensité existentielle. Les livres font partie de la vie de Cioran, ils l'invitent à un dialogue intérieur sur les grands problèmes de la vie. Nul étonnement donc que c'est dans l'intimité de la communication épistolaire que ses préoccupations religieuses montent à la surface. Ce fut le cas dans les lettres que Cioran a adressées dans les années 1944-1947 au jeune Père dominicain M.D. Molinié dont nous ne connaissons l'existence que par les lettres du Père lui-même. Celles de Cioran sont introuvables jusqu'à présent1. Heureusement on a gardé celles de Cioran à Armel Guerne, dont une bonne soixantaine ont été transcrites. Les lettres de Armel Guerne lui-même ont été publiées, accompagnées d'amples notes dans le volume Lettres de Guerne à Cioran 1955-19782. Cioran en témoigne aussi dans les Cahiers. Toutes ces lettres, comme celles que le poète et traducteur Armel Guerne a adressées à Dom Claude Jean-Nesmy, presque contemporaines avec celles de Cioran à Armel Guerne, de 1954 à 1980, ne sont pas occasionnelles, elles s'étendent toutes sur une période assez longue, elles sont très liées à la vie intime, spirituelle et quotidienne des épistoliers, elles se trouvent souvent dans le prolongement de leurs lectures et de leurs travaux littéraires. Ce qui vaut pour les lettres, vaut également pour les lectures : "Je suis un incroyant", écrit Cioran dans les Cahiers, "qui ne lit que des penseurs religieux. La raison profonde en est qu'eux seuls ont touché à certains abîmes. Les « laïques » y sont réfractaires ou impropres".3

Les passages auxquels je vais m'arrêter dans cet article concernent les thèmes de Dieu, de la pensée chrétienne en général ainsi que de l'expérience mystique. Ainsi on assiste par exemple à de véritables échanges de vue sur les Récits d'un pèlerin russe et Le Nuage d'Inconnaissance, l'œuvre d'un moine anglais qui vivait vers le milieu du XIVe siècle en Angleterre. Le livre a été traduit par Armel Guerne et publié en 1953. Cioran y fait allusion dans cinq lettres des soixante-sept que nous avons pu consulter. Pour les Récits d'un pèlerin russe il exprime sa grande admiration dans les Cahiers. Il les compare avec les "deux gros volumes sur les hésychastes du théologien byzantin Grégoire Palamas". Cioran ne fait que les "feuilleter" : "des pages et des pages sur la lumière divine, mais rien de concret, de nourrissant, de fécond", mais poursuit-il : "Quand je compare ce traité au Récit d'un pèlerin russe, quelle différence, quelle saveur dans ce dernier, auprès duquel le premier n'est que du fatras, du fatras byzantin néanmoins".4 Guerne cite également dans ses lettres les livres de Michel Evdokimov sur Saint Jean Chrysostome et Gogol et Dostoïevski.5

Une correspondance de "complices"

Il est extrêmement difficile de systématiser mes lectures des lettres à cause du fait qu'on est constamment confronté avec du vécu. Cela vaut d'autant plus pour tout ce qui touche à l'expression du sentiment religieux. Elles résistent à toute approche de type théologique rationnel. Plus que dans les Cahiers que je lis en parallèle, les lettres collent davantage à la vie malgré leur caractère de monologue-dialogue que prennent souvent les fragments relatifs au thème religieux. A ce propos il faudrait plutôt parler de "confession". Il y a un côté fraternel aux échanges de lettres entre Cioran et Armel Guerne. Chacun des deux a besoin de ces lettres :"Sans la lettre de vous, que j'attends sans l'attendre, il me manque l'aise du souffle", écrit Guerne dans la lettre du 24 février 1964. Ils se parlent même sans s'écrire. "J'écoutais la conversation du cœur", lit-on encore chez Guerne le 28 décembre 1962 ou : "je vous écrit souvent, ou je vous parle".6 Les lettres de Cioran sont plus directes. Elles donnent l'impression de sortir d'une solitude interrompue, d'un besoin de rompre le silence. Elles s'étendent, plus que chez Guerne, sur son état de santé, caractérisé d'une morosité, d'un malaise de vivre, dont est frappé Cioran. On en trouve des échos dans les Cahiers. C'est du côté négatif de la vie que témoigne Cioran le plus souvent, comme s'il cherchait à être consolé. La souffrance l'isole, le rejette sur lui-même, le plonge dans un état de léthargie, de vide. Ainsi ce besoin de communication n'est pas le même chez eux deux. A son tour Cioran est fort soucieux de l'état de santé de Madame Guillemin, la compagne d'Armel Guerne, victime d'un grave accident de voiture. Plus tard, vers les années '76-'78, il s'informe anxieusement des souffrances de son ami, il lui conseille tout le temps d'être moins actif, de jouir davantage de la vie, plutôt dans un sens mystique, de se détacher de la vie, ce en quoi il ne réussit pas lui-même. Ce qu'ils ont en commun tous les deux, c'est précisément le sentiment de ne se trouver plus chez eux dans le monde : "La colère, l'indignation, l'horreur qu'on peut avoir ne suffisent plus : on a besoin de se savoir des complices - et c'est pourquoi j'attends vos lettres, entre autres raisons", écrit Guerne le 28 février 1965, en réaction à celle de Cioran dans laquelle celui-là fait part d'une promenade que Simone et lui ont faite en Sologne durant laquelle aux bords d'un patelin les gendarmes les ont soumis à un véritable interrogatoire croyant qu'ils étaient des vagabonds parce qu'ils marchaient à pied.7

"Marcher et prier!"

Cet événement rappelle les pages de la Chute dans le temps où dans le "Portrait du civilisé" Cioran s'en prend à "ces engins", à la voiture automobile, à la frénésie de la vitesse, qui empêche toute vie intérieure : "Nous voilà livrés à des contrefaçons d'infini, à un absolu sans dimension métaphysique, plongés dans la vitesse, faute de l'être dans l'extase"; "il me suffit", poursuit Cioran, "de songer aux routes de campagne, le dimanche, pour que l'image de cette vermine motorisée m'affermisse dans mes dégoûts ou mes effrois." Et voici sans doute un écho de ce qui lui est advenu en Sologne : "L'usage des jambes étant aboli, le marcheur, au milieu de ces paralytiques au volant, à l'air d'un excentrique ou d'un proscrit ; bientôt il fera figure de monstre."8 Ce n'est nullement une figure de style, si Cioran met tout l'événement à un plan supérieur, métaphysique. Il accuse même le christianisme d'avoir créé tant d'exigences, de besoins "intérieurs au départ" qui allaient se dégrader, "se tourner vers le dehors", détruisant toute possibilité de prière. On y retrouve certains échos de théologiens orthodoxes comme André Scrima qui accusent le christianisme d'Occident d'avoir abandonné la voie mystique pour se tourner vers le monde et d'avoir ainsi, déjà au XIIIe siècle, fait germer en son sein la semence du laïcisme des temps modernes.9 La "marche" répond chez Cioran, à ce besoin métaphysique de rentrer en soi, de retrouver l'homme intérieur, de trouver l'état de "prière", de transcender le temps. De là son admiration pour le "pèlerin russe", qui incarne pour lui une expérience mystique, une ouverture vers Dieu, ce chemin qui lui semble bouché. Il ne lui reste alors que la marche, comparable à l'écriture, comme il en témoigne dans les lettres à Guerne ainsi que dans les Cahiers ; comme dans la lettre à Guerne du 14 octobre 1964, contemporaine de la publication de La chute dans le temps, où Cioran met la "marche" en parallèle avec la "prière". C'est le sens même du pèlerinage, dont l'idée se retrouve aussi chez Péguy : "J'admire également ceux qui prient que ceux qui y répugnent. C'est que pour moi la prière a toujours été une tentation et une impossibilité, une nécessité irréalisable. Si j'envie une existence, c'est celle de ce pèlerin russe dont je viens de relire les récits. Marcher et prier ! Je ne peux que marcher…" L'idée d'associer l'écriture avec la marche se retrouve également chez Jacques Roubaud dans son livre Le grand incendie de Londres. Il y a chez Cioran ce besoin métaphysique, existentiel de dépasser les problèmes de la vie, d'aller au delà des misères, de transcender le "négatif" par la voie intérieure, mais là il se sent bloqué par une espèce de scepticisme, de rationalité qui lui a coupé le chemin : "J'ai attrapé", dit-il dans la même lettre, "dans les questions métaphysiques, un pli sceptique, dont je n'arrive pas à me débarrasser et qui me paralyse puisqu'il m'empêche de m'aveugler sur quoi que ce soit." C'est pourquoi il ne parvient pas à percer le Nuage de l'Inconnaissance.

Il suffit, à ce stade de nos analyses, de constater, comme il est fort connu en psychanalyse, que ce sont les facteurs extérieurs de la civilisation moderne, de notre environnement qui s'ajoutent à l'impossibilité de se "délivrer" intérieurement, provoquant un état dépressif. De là aussi les invectives de Cioran contre la vie à Paris et cette nostalgie du Moulin, transformé en un intangible endroit utopique, paradisiaque où il hésite à mettre le pied, pour ne pas le troubler, le perdre.

La maladie

Un état grave de "négativité", ce sont les maladies. Dans la lettre du 27 janvier 1965, Cioran en témoigne comme pris par un éclat d'hystérie, de furie qu'il trouve de la peine à maîtriser. De nouveau il relie son état physique délabré à l'état religieux. Cette lettre est à mettre en rapport avec le chapitre "Sur la maladie" dans La chute dans le temps (1964). Toutes ces lamentations, "furies" mêmes, ce sont des exercices répétés durant lesquels il prend conscience de la fragilité du corps, en fait de l'idée de la mort. Par les colères se manifeste la lutte avec le corps : "Je suis furieux contre …moi, tout spécialement contre ma mauvaise santé". Qu'est-ce que Cioran reproche à cette "charogne de corps" ? D'abord, écrit-il, "cela représente des journées et des demains d'abrutissement et de mauvaise humeur, de crispation criminelle, de fièvre meurtrière". Ces malédictions n'ont rien à voir avec le "mépris du corps" de la spiritualité médiévale, liée à l'état mortel de l'homme, dont le destin ne se réalise pas dans le monde, mais dans la vie après la mort. Chez Cioran on retrouve cette perspective chrétienne, mais dans un sens plutôt négatif. Il accuse le christianisme d'avoir sanctifié la douleur, d'avoir accordé un sens positif à la souffrance, à ce qu'il ressent lui-même comme profondément négatif : "Si j'avais joui d'une santé convenable, à aucun moment de ma vie le christianisme ne m'aurait obsédé. L'inquiétude religieuse, on ne l'a rencontrée d'habitude que chez les mal venus, les déchets de « l'évolution »…Et qui sort de quelles gifles secrètes surgit la prière". On croirait lire des Larmes et des saints. De là l'horreur de Cioran de la souffrance du Christ crucifié. Armel Guerne répond à Cioran, tout en l'appelant à résister au mal qui le frappe, insistant sur une "obligation qui nous est faite, cette nécessité de s'occuper de soi (même avec rage et protestations) quand on atteint le moment à partir duquel, si nous pouvions suivre notre vraie pensée, nous serions complètement détachés de nous-mêmes, sans curiosité, ni intérêt pour notre personne. L'incarnation, en quelque sorte, d'autant plus douloureuses que l'esprit a pris plus de champ, que les sentiments se sont mis au large".10

L'éthique de Armel Guerne est contraire à celle de Cioran qui semble plus enclin à abandonner cette lutte, à choisir le "repos de l'inorganique", "la paix au sein des éléments" : "La volonté de retourner à la matière fait le fond même du désir de mourir". L'aspiration au "sommeil éternel" contredit la voix de la vie : "tout ce qui participe de la vie est, au propre et au figuré, déséquilibré".11 Comment se délivrer, si l'on opte pour la vie, que Cioran place sous le signe de la "contradiction", de la lutte entre le bien et le mal, des aspirations de l'homme à s'assurer la gloire dans la vie terrestre, en somme du "péché originel" ? Le champ de bataille de toutes ces contrariétés, c'est en premier lieu le corps : "A mesure que nos infirmités s'accumulent, nous tombons à la merci de notre corps, dont les lubies équivalent à autant d'arrêts. C'est lui qui nous dirige et nous régente, c'est lui qui nous dicte nos humeurs, il nous surveille, nous guette, il nous tient en tutelle ; et, pendant que nous nous plions à ses volontés et que nous subissons une servitude aussi humiliante, nous comprenons pourquoi, bien portants nous répugnons à l'idée de fatalité : c'est qu'alors, notre corps, "se signalant à peine, nous n'en percevons pratiquement pas l'existence". C'est la maladie ou plutôt la prise de conscience de notre dépendance du corps qui nous réveille, nous dévoile le "drame du corps". Cette prise de conscience ne nous sauve nullement : "De cette rivalité, le fâcheux est qu'on soit forcé d'être l'objet et le témoin".12 Dans les lettres à Armel Guerne Cioran témoigne avec véhémence de ce drame. Et lorsque Armel Guerne lui-même est confronté avec la maladie, celle de Madame Guillemin et la sienne propre, Cioran l'invite à l'abandon, à l'inaction : "Travailler encore - à quoi bon ? Muez-vous en retraité, apprenez enfin la passivité" (Lettre du 13 juillet 1977 ; Guerne est mort en 1980).

C'est dans ce dialogue sur leurs maladies que se révèlent les différences de comportement de Armel Guerne et de Cioran vis-à-vis de la mort, et par conséquent vis-à-vis de la vie et ce qui permet à Cioran de découvrir le secret intime, au plan métaphysique, de la personnalité de son ami. En cela il est également aidé par la lecture de la poésie de son correspondant. Voici les deux fragments, d'abord celui sur les livres : "Les trois livres sont arrivés.13 Cadeau considérable ! Je ne les ai pas encore lus en entier car je préfère les « goûter » peu à peu ! Tels qu'ils sont, ils donnent une image de vos véhémences, comme de la paix mystérieuse qui vous habite. Trois testaments agressifs, en même temps trois testaments sereins. Qui ne sent pas chez vous cette coexistence de deux mondes en apparence irréconciliables, passe à côté de l'essentiel de votre nature. Je dois dire que l'aspect tempête est plus perceptible à première vue mais dès qu'on vous écoute vraiment on entend un silence au-delà de la vie." (Lettre du 1er juillet 1977). Et puis dans la lettre de quelques jours plus tard, du 13 juillet 1977, apprenant qu'Armel Guerne venait de quitter l'hôpital, encore rempli de l'angoisse de le perdre, Cioran fait le portrait spirituel suivant de son ami : "Tout ce temps, mon angoisse était combattue par le souvenir de ce que vous m'aviez dit dans le Perche sur votre allégresse intérieure, malgré le détraquement de la machine. C'était là le langage d'une victoire et les autres mots qui revenaient : sérénité, détachement, lumière, révélaient bien la réalité d'une force cachée devant laquelle le corps devait s'incliner. Et il continuera à le faire tant que se maintiendra en vous cette lumière". Suit alors l'appel à la modération, à diminuer les activités.

Cioran avait bien deviné le secret mystique qui a fourni à Armel Guerne la force de résister à son mal et de poursuivre ses travaux. Le poète du Temps des signes était mû par une énergie spirituelle qui fut la source des nourritures poétiques qui lui permettaient de témoigner de sa foi en Dieu et le monde, malgré les forces diaboliques à l'œuvre dans le monde et même dans l'Église. Dans une longue lettre au Père Claude Jean-Nesmy sur la situation du monde, du "monde tout entier converti à l'économie, à la spéculation financière", il ne nous reste, écrit-il, QUE, dans le doute, sans appui, sans réconfort de ce côté-ci du temps, sans aucun choix : l'amour de Dieu". Quant à sa propre santé, il confie, parlant de ses forces faiblissantes : "Cela se passe un peu comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre, tandis que je trouve et prends refuge auprès de cette joie intérieure à laquelle je me livre passivement, secrètement en silence, et qui me porte. Elle n'est pas gaie, mais grave et constante, et je sais seulement que sa chaleur est un foyer quelque chose comme un bonheur au-delà du bonheur, un lieu qui ne se trouble pas et que ne peut atteindre la plus furieuse des colères ou la plus sombre des tristesses".14

En comparaison avec ce témoignage, Cioran semble tout à fait dépourvu de cette "joie intérieure", lui il ne parle que de "furie", de "rage", de "remords", de "malaise". Ce manque, il l'attribue au fait qu'il lui manque la foi. Regrettant ses "diatribes contre le christianisme", s'appuyant sur Celse et Julien l'Apostat, faisant sans doute allusion au Mauvais démiurge, Cioran avoue à Armel Guerne qu'il aurait dû résister à ce "crime" et il ajoute : "Si je ressens maintenant un malaise, c'est que je suis chrétien à ma façon, ou, plus exactement, quelque chose en moi est chrétien (…) Malgré ma frivolité, il existe en moi, profondément enraciné, un sentiment d'inappartenance au monde ; ce sentiment, lorsqu'il prend une certaine intensité, est indubitablement chrétien. Mais je ne suis pas croyant ni ne puis l'être.

Mon anti-christianisme ne serait-il pas cette impossibilité tournée en rage ?" (Lettre du 26 mai 1965). Le 31 mai Armel Guerne s'empresse de lui répondre : "Mais oui, quelque chose en vous est chrétien, c'est ce qui m'avait frappé en lisant La chute dans le temps. L'âme, peut-être ? La foi qui n'est pas un système à quoi l'on accède ou adhère, n'a sans doute rien à voir avec le christianisme, lequel devrait n'avoir affaire qu'avec elle, si elle était aussi chrétien qu'il le croit."15

Christianisme d'Orient et athéisme d'Occident

Je ne sais pas si la réponse d'Armel Guerne a convenu à Cioran. De toute façon, du point de vue européen on ferait bien, parlant du christianisme, d'y distinguer deux courants majeurs, celui d'Orient et celui d'Occident. Cioran fait lui-même la distinction, à propos du film Andrei Roublev du cinéaste russe Andreï Tarkovski, dont il parle d'une manière enthousiaste dans la lettre à Guerne du 26 janvier 1970. Ce à quoi on assiste, écrit Cioran, c'est "une apothéose de la « sainte » Russie- après cinquante ans de régime soviétique". Est-ce que Cioran, "venant de l'Est", d'après les mots de Guerne, se serait enflammé devant ce film, parce qu'il y a reconnu ses origines et qu'il y a pu voir surgir une lueur d'espoir, ayant la conviction qu'en Occident, l'"athéisme agressif" a fait tellement de ravages que tout retour de spiritualité y est désormais exclu : "je crois qu'il n'y a plus d'espoir que de l'Est, qu'ici tout est fichu - pour longtemps, peut-être pour toujours". Cioran saisit la parution de ce film pour stigmatiser avec une véhémence inouïe "le néant et la sécheresse d'Occident", "cet athéisme agressif dont la jeunesse fait étalage". Il poursuit : "On ne peut même pas dire que cet athéisme, soit de la religion à rebours ; non, c'est seulement l'expression tapageuse d'un vide général." En fait il ne s'agit même pas, dans l'esprit de Cioran, de deux sortes de christianismes, mais bien d'une opposition entre le christianisme d'Orient et d'une absence même de "sensibilité religieuse", propre au monde occidental, pris en otage par un athéisme agressif. Sur ce point Cioran voit une différence fondamentale entre les jeunes des pays de l'Est qui "valent mieux que ceux d'ici, ils ont traversé une grande expérience, l'enfer si vous voulez, mais ils en sont sortis, sur le plan spirituel, plus affermis et plus « avancés »." Cioran en conclut ce qui suit : "Je ne suis sans doute pas qualifié pour faire l'apologie de la foi, je sais néanmoins que l'insensibilité aux problèmes religieux est le signe même de la nullité." Malgré la fermeté de son plaidoyer Cioran n'a pas convaincu Armel Guerne de la solidité de son argumentation. Guerne est d'avis que Cioran se montre trop optimiste quant aux chances d'un retour au christianisme aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Il croit qu'il s'agit d'un processus irréversible : "Il est vrai", écrit Guerne, "mon cher grand pessimiste, que je vous prends en flagrant délit d'optimisme invétéré…alors que dans mon optimisme incurable, je remets, moi, toute mon espérance au-delà de la catastrophe, et donc, au fond, tout mon espoir en elle !"16 Il est convaincu que les deux mondes sont irrémédiablement perdus et qu'il faudrait un "prodige absolument surnaturel de présence surnaturelle et d'expérience d'amour" pour sauver le monde tout court, ce qui m'oblige, dit-il, "de croire avec toute mon espérance à la fin des fins de la fin du monde". (p. 260)

La langue et le christianisme des origines

Plus de trente ans après cet échange de lettres il est extrêmement difficile de prendre position en ce débat entre Cioran et Armel Guerne. Il est assez paradoxal que tous les deux, s'interrogeant sur l'avenir du monde et sur celui du christianisme, ou, si l'on veut, de la survie de la sensibilité religieuse, diffèrent sur ce point d'opinion : celui qui se nomme chrétien s'avère plus pessimiste que celui qui dit qu'il n'a pas la foi. Cioran part de ses origines et y puise un certain optimisme, ayant foi dans le monde slave.17 Quant à la question qui nous occupe ici, sa déclaration est remarquable : il ne renie pas ses origines ni le christianisme de ses origines. Sur ce point l'Occident ne l'a pas changé. Cela vaut aussi pour la langue. Malgré tout ce qu'on a dit et écrit à ce sujet, Cioran en vient à constater, dans une lettre à Guerne du 4 avril 1966, que, maintenant que le Rideau de Fer se lève, à force des nombreux compatriotes roumains qui lui rendent visite à Paris, la langue de ses origines lui revient irrésistiblement : "Il suffit d'une heure de retour à ma langue maternelle pour que cette acquisition récente qu'est au fond pour moi le français soit balayée". "Qu'est-ce qu'une langue", s'interroge-t-il dans la même lettre, "dont tous les vocables vous sont extérieurs ? dont aucun n'a pris racine en vous ? Tout était encore possible tant que j'étais coupé de mes origines ; ce contact répété avec les mots de mon enfance me fait positivement mal, parce qu'il me tire en arrière. Je dois dire que j'avais prévu le désastre. Si j'ai pu tout de même pondre cinq bouquins dans un idiome d'emprunt, c'est au Rideau de Fer que je le dois ; tant qu'il était baissé et bien baissé, je savais comment m'orienter ; maintenant qu'il se lève, je ne sais plus où j'en suis." Nous ignorons ce qu'en pensait Armel Guerne. Il y a seulement ceci : Cioran ne se sentait pas ou plutôt mal compris par ses lecteurs d'Occident, il se félicite même de vivre à l'écart : "Je vis à l'écart, plus que jamais, et me félicite tous les jours de pouvoir le faire. La solitude est possible n'importe où, même à Paris" (lettre du 27 février 1967). Le 8 février 1971 il déclare encore : "Je me sens tellement en marge, que je me demande ce que je cherche encore parmi les êtres et les choses". Dans le fond il ne se sent pas compris et voici encore sur le fond de sa pensée, sur ce qui touche son penchant spirituel, religieux : "Ce que je leur reproche, ce n'est pas d'avoir refusé toute valeur à mes « productions », mais de n'y avoir pas décelé un soupçon de ferveur, un rien d'appétit religieux ou, plus exactement, de déception religieuse. Dès que quelqu'un m'accuse d'être athée, je sais que je me trouve en présence d'un imbécile." La phrase s'adresse aux Jésuites qui ont parlé très mal de ses livres dans la revue Études. Et de conclure : "Comment expliquer à ces gens que l'important ce n'est pas de croire à Dieu, mais d'y penser." (Lettre du 22 décembre 1973). De même il rejette, nous l'avons vu, "l'athéisme agressif" des jeunes. De tout cela on peut conclure que Cioran se trouve de plus en plus mal dans sa peau à Paris, en Occident même. Si l'on s'interroge sur l'expérience religieuse de Cioran, il faut prendre ses précautions afin de ne pas la situer, l'analyser en dehors de la culture, du christianisme de ses origines.

 

Eugène Van Itterbbek 
est actuellement professeur associé en littérature
française contemporaine à l'université "Lucian Blaga" 
de Sibiu (Roumanie). Il y dirige le Centre de Recherche
Emil Cioran ainsi que les Cahiers Cioran. Il est l'auteur de plusieurs
livres entre autre sur Charles Péguy et la littérature française contemporaine.

 

  1. Né en 1918, le Père Marie-Dominique Molinié, est entré dans l'ordre de Saint Dominique en 1944 après des études de philosophie. Cioran l'a sans doute rencontré à Paris, probablement à l'Institut Catholique, en 1944. Le Père Molinié est l'auteur de nombreux ouvrages de théologie, entre autres de dix volumes de Réflexions sur la théologie des saints (Éd. Pierre Téqui). Il est mort en juin 2002. retour
  2. Lettres de Guerne à Cioran 1955-1978, éd. établie, présentée et annotée par Sylvia Massias. Préface de Charles Le Brun, Paris, Éd. Le Capucin, 2001. Voir mon article : Correspondances inédites : Emil Cioran et Armel Guerne, dans Approches critiques IV, Sibiu/Louvain, 2003, pp.123-132. retour
  3. Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 858. retour
  4. Cahiers, p.865. retour
  5. Lettres de Guerne, p. 51 et 163. Michel Evdokimov a repris ses études sur Gogol et Dostoïevski dans son livre sur les Pèlerins russes et vagabonds mystiques (Éd. du Cerf), (trad. roumaine : Editura Pandora, Târgoviste, 1999). retour
  6. Lettres de Guerne, pp. 108, 83 et 106. retour
  7. Lettre de Guerne, p.134. retour
  8. Cioran, La chute dans le temps, Paris, Gallimard, 1964, pp. 48-49. retour
  9. André Scrima, Despre isihasm, Bucarest, Humanitas, 2003, pp. 64-69. retour
  10. Lettre du 8 février 1965, dans Op. cit., p. 132. retour
  11. Cioran, La chute dans le temps, p. 124. retour
  12. Cioran, La chute dans le temps, p. 123. retour
  13. Il s'agit sans doute du Jardin colérique (1977), de la Rhapsodie des fins dernières (1977) et de L'Âme insurgée (1977). retour
  14. Armel Guerne - Dom Claude Jean-Nesmy, Lettres 1954-1980, Lectoure, Ed. Le Capucin, 2005, pp. 249-254. retour
  15. Lettres de Guerne à Cioran, Op. cit., p. 142. retour
  16. Lettres de Guerne à Cioran, p.260. retour
  17. Voir mon article : Cioran et les Russes : Rozanov, Chestov et Tolstoï, dans Approches critiques V, 2004, pp. 167-182. retour

La nuit veille d'Armel Guerne (Juan Asensio)

La nuit veille

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N°13 - octobre 2008 - Les Jours de l’Apocalypse

Cahiers du Moulin n°13

N°14 - avril 2009

Cahiers du Moulin n°14

N°15 - octobre 2009

Cahiers du Moulin n°15

N°16 - avril 2010

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N°17 - octobre 2010

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N°18 - avril 2011

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N°19 - octobre 2011

Cahiers du Moulin n°19