N°7 - octobre 2005 - Spécial 25 ans : Visages d'Armel Guerne
N°7 - octobre 2005 - Spécial 25 ans : Visages d'Armel Guerne thomasEditorial (Charles Le Brun)
Editorial (Charles Le Brun) thomasPour celui qui se met à l’heure, – l’heure vraie, celle du temps secret qui n’est pas le temps ordinaire – une marche invisible commence. Le pas qu’il prend devient alors le sien. Son pas. Sa mesure. Les jours, les mois, les ans qu’il a passés pour en arriver là : il peut les oublier. Son nom s’inscrit désormais sur les feuillets du livre de vie. Il ne s’effacera plus.
Aucun homme, dans ses commencements, ne pourrait s’avancer seul au-devant de soi-même qu’il n’ait au préalable trouvé des devanciers, des amis, des frères d’hier ou d’aujourd’hui, vivants ou morts, mais semblables à lui et qui l’encouragent à être ce qu’il est.
Pour bien des lecteurs qu’on ne sait pas, Guerne aura été ce révélateur. Le passeur silencieux qui conduit jusqu’à l’autre rive ceux qu’habite le risque et qui fréquentent les sentiers de l’imprudence – et de la liberté. La main qu’il tend est généreuse certes, amicale, fraternelle aussi ; mais rude assez pour écarter les imposteurs. Ce qu’il dit s’accommode d’un espace différent, se loge dans un temps que ne scande aucun mécanisme. Le temps intérieur, pourrait-on dire. L’heure vraie. Encore. Encore et toujours. La seule. Comme un temps dans le temps qui répond à d’autres décrets ; dont les galops se précipitent ou s’alentissent selon leurs propres lois et qui n’obéissent pas au découpage inerte des horloges. Ni à celui des sens. Un temps libre, échappé du nombre, non chiffré, établi dans l’intemporel.
Car si le bruissement des horloges donne le temps vulgaire, si la pulsation d’un cœur donne le temps charnel, il existe un écoulement plus subtil que ne dispense aucun chronomètre, qu’aucune machine humaine ne saurait apprécier, qu’aucun organe n’enregistre, rythmé seulement par les signes, – toujours lisibles – dont le monde des apparences n’est que la partie visible et que chacun, pour son propre compte, connaît ou ne connaît pas, ou reconnaît, ou méconnaît selon l’acuité ou la labilité de son jugement. De son intuition.
Grandir. Trouver son nom. Trouver son temps. Sa mesure. Attiser le feu intérieur pour mieux incendier les jours et se lever, neuf, pour des conquêtes dont on ne sait rien encore mais qui font signe, plus loin, dans l’épaisseur des lendemains. Toute l’obsession de la jeunesse est là, de la vraie jeunesse qui véritablement n’a pas d’âge et pour laquelle Guerne a continuellement parlé ; vers laquelle il a tendu les fils de sa poésie. De la Poésie : cette arme précise, acérée, tranchante comme une lame d’épée. Faite pour les combats, pour ouvrir les carcans, crever les faux-semblants, défier les lois de plomb de l’habitude. Pour vivre enfin. Et entamer l’ascension la plus difficile : celle de sa destinée.
Lorsqu’un langage est juste, – et celui de Guerne l’était éminemment – il atteint son but. Toujours. Si quelqu’un parle, si sa parole est véridique, un autre, forcément, l’entendra. Aujourd’hui. Plus tard. Un jour. Un jour qui sera son jour. Car si tout peut se perdre, la Vérité, elle, ne se perd pas. Comme la Pierre des Philosophes, elle est inaltérable. A l’école de Paracelse, Guerne avait eu tout le loisir de l’apprécier. Et d’en faire la ligne médiane de son itinéraire.
Réponse à une enquête (Armel Guerne)
Réponse à une enquête (Armel Guerne) thomasinédit (1)
Je vous écris sous la menace écrasante de l’orage, avec un petit jour de rien qui porte tout le drame : un petit jour tout rétréci sur sa lueur luisante et assombrie. Le temps presse. Abrégeons.
Vos questions sont impertinentes ; mais non point, ce me semble, dans le sens où vous l’entendiez : sans pertinence aucune ; voilà ce que je veux dire. Sur un vaisseau qui fait naufrage, la panique vient de ce que tous les gens, et surtout les marins, ne parlent obstinément que la langue des navigations ; et nul ne parle la langue des naufrages. On retourne à sa longue habitude, à l’illusoire sûreté des chaînes du passé pour éviter l’imprévisible, pour se détourner encore un instant du vrai danger. L’autre langue, la seule actuelle : celle de celui qui ose voir, il faut à mesure l’inventer. Poésie. Le drame ne survient, n’est là que pour la découvrir. Vérité. Ne pas fermer les yeux pour mourir. L’œil des mourants est grand ouvert, afin de se vider de son regard ; et ce sont les vivants, pieusement, qui ferment les yeux des morts. L’habitude. L’autre langue, je vous le dis, doit s’inventer.
Les œuvres de l’esprit n’intéressent jamais les habitants du monde des matières ; et quand ils viennent à en parler, c’est toujours par l’effet d’un sinistre malentendu : les saints n’ont pas vécu dans la contemplation merveilleuse et terrible pour l’encouragement des bigotes. Ils n’ont pas fait, non plus, l’apprentissage épouvantable du doute et de la certitude pour le confort administratif ou grammatical du clergé. Un saint n’a jamais eu d’autre postérité que celle des saints. Le reste, c’est de la littérature ; et Dieu sait qu’il y en a !
Le vrai passé, – non pas celui des codes et des livres, mais celui de la vie – est tout aussi imprévisible, aussi mouvant, mystérieux, que l’avenir. Nous avons fabriqué l’Histoire pour y faciliter la promenade, qui ne se pratique que de ce côté-là. Allez donc proposer une promenade prophétique !... Et comptez la monnaie que vous laissera l’amateur.
Le prophète, j’y reviens, qui parle à l’heure du naufrage la langue du naufrage, autrement dit la seule qui ait les yeux tournés du bon côté, n’a pas plus d’auditeurs de son temps (et pour leur salut) que le poète, quand il est nécessaire, ne peut avoir de lecteurs. Question d’utilité ; affaire d’efficace. Les foules sont pour les vedettes, et le recours à la postérité est une recherche de cette célébrité-là, toute de simulacre. Rimbaud, quand il est lu par le public d’Aznavour, n’a qu’un public ; pas de lecteur. Voilà. Quelque chose qui touche au mystère du verbe, en quelque sorte.
On ne peut pas écrire pour aujourd’hui, si l’on sait ce que c’est qu’aujourd’hui et si l’on sait ce que c’est qu’écrire. Il faudrait être fou d’écrire pour demain, tout comme on serait fou d’écrire pour hier. Mais pour parler la langue du naufrage à l’heure du naufrage, il y a de somptueuses raisons. Je la parle, n’en connaissant pas d’autres ; et s’il faut la traduire, je dirai qu’il m’est à peu près évident, de dégradation en dégradation, que l’écriture a cessé d’être un moyen de communication. Méditer sur le verbe, secrètement, pour le salut de l’âme et l’honneur de l’esprit, est devenu, avec la fin des temps, d’une nécessité absolue. Quand tout le monde triche, il n’est ni beau, ni grand, ni héroïque d’être honnête : c’est seulement indispensable pour la sauvegarde de l’honnêteté.
Mais est-ce une réponse à votre enquête ? (2)
Grimm, histoire d'une traduction (Catherine Coustols)
Grimm, histoire d'une traduction (Catherine Coustols) thomasTraduire aura été mon Purgatoire, vraiment.
C’est en ces termes qu’Armel Guerne parle de ses travaux de traductions dans une lettre du 24 avril 1965 adressée au père Dom Claude Jean-Nesmy Ce sentiment durera. Une correspondance houleuse entre Henri Parisot, chargé du service étranger chez Flammarion et de la collection « L’Âge d’Or » et Armel Guerne en témoigne, ainsi que ses lettres à Cioran et Dom Claude.
Dans sa lettre du 30 novembre 1964 Parisot, qui correspond avec Guerne depuis 1945, informe Guerne qu’il envisage la traduction des « Contes populaires allemands (complets) des frères Grimm »
À Cioran le 6 déc. 1964
[…] J’aurai peut-être aussi (pour distraire Mme Guillemin) les contes des Grimm « complets » à faire. La retombée en enfance ! Déjà… […]
Ce projet est à nouveau évoqué le 17 mai :
… pour ce qui est de Grimm, depuis ma dernière lettre, le projet semble devoir refaire surface, quelqu’un ayant fait remarquer à Monsieur Flammarion que le texte pourrait être réutilisé par la suite dans la collection Garnier-Flammarion de classiques de poche. L’édition allemande complète, que je possède à présent, comporte 750 pages de contes et 80 pages de notes (dont la traduction serait facultative).
À Cioran, le 6 juillet 1965
[…] Que ferez-vous cet été ?
Pour moi la chose est confirmée : Grimm sera mon prochain bagne. Je viens de toucher mes droits d’auteur 1964 : 58,60. Oui.
On a acheté onze Testament de la perdition, trente-neuf La Nuit veille et trois Romantiques allemands. Mais la presse est unanime : il n’y a plus de poètes maudits. Alors…traduisons. (Et vive la pétanque !) De cœur à vous.
À Cioran le 30 juillet 1965
[…] Je n’ai pas encore commencé à Grimm…acer. Cela viendra. […]
À Cioran le 5 octobre 1965
[…] Je regarde passer les palombes… Cela met un peu d’air dans le prussien des Grimm. Et la traduction serait bonne si le siècle avait cent ans de moins ! […]
Le 25 novembre le premier volume est traduit. Flammarion attend la traduction complète pour décider d’une édition en deux ou trois volumes
Mon cher Mongol Extérieur, le 16 janvier 1966
Je ne voulais pas lever le nez des Contes de Grimm avant d’en avoir fini avec le deuxième volume. Ce soir, dans la neige d’hiver qui fond, c’est la fête mouillée de ce terminus. Encore un, et basta ! […]
Le 3 février 66 H. Parisot accuse réception de la seconde tranche et propose pour le titre général : Grimm (ou bien : X… et X… Grimm) / CONTES / Première traduction intégrale / par / Armel Guerne / Collection « L’Âge d’Or » / Flammarion.
À Cioran, le 20 février 1966
[…] Grimm à finir pour le 1er avril, il faut que je pédale. […]
6 avril 1966 Parisot s’enquête du tome III des Contes.
le 3 mai 1966.
Mon cher Guerne,
Je suis très ennuyé de devoir vous communiquer le « verdict » de Pierre B…, directeur littéraire des Éditions Garnier, qui a examiné quatre de vos traductions des Contes de Grimm. M. B… estime que vous avez pris avec le texte original des libertés qui ne se justifient pas toujours. Il vous reproche d’avoir « mignardisé » le texte comme s’il s’agissait d’une traduction destinée aux enfants, alors que justement celle-ci s’adresse aux adultes. Par exemple il vous reproche d’avoir traduit Hansel et Gretel par Petit-Jeannot et Petite-Margot, c’est-à-dire d’avoir traduit deux noms par deux surnoms discutables. Il vous reproche d’avoir en quelque sorte commenté le texte de Grimm en introduisant dans votre version des passages et des explications qui ne figurent pas dans le texte allemand. Bref, il vous reproche de n’avoir pas toujours serré le texte d’assez près. Parmi les exemples qu’il m’a donnés, certains m’ont paru contestables et je ne me suis pas fait faute de les contester. D’autres m’ont, je l’avoue, désarmé dans la mesure où je devais me fier au sens indiqué par Pierre B… et dont votre version semblait s’éloigner sans raison précise. Mais le mieux à faire, me semble-t-il, est de vous renvoyer le tome premier (duplicata) de votre traduction avec les feuillets sur lesquels Pierre B… a consigné des critiques. Après examen de celles-ci, ayez l’obligeance de me faire savoir si vous jugez bon d’en tenir compte et de revoir toute votre traduction en fonction de ces critiques, qu’il a proposé d’étendre à tous les autres contes si nous le désirons (mais combien de temps y passerait-il ?) Bien entendu, si vous consentiez à cette révision, outre que votre texte ne pourrait qu’y gagner, cela permettrait de le réimprimer dans la collection Garnier-Flammarion et, partant, pour vous, d’en tirer un profit supplémentaire non négligeable, les volumes Garnier-Flammarion atteignant généralement des tirages incroyables. Sinon, non seulement l’ouvrage ne sera pas repris dans la collection Garnier, mais encore nous risquons fort de perdre la subvention qui avait été plus ou moins promise par la Caisse des Lettres pour les prochains volumes de L’Âge d’Or, les gens de cette caisse étant, paraît-il, plus pointilleux encore que Pierre B… en fait d’exactitude.
Voulez-vous me faire savoir dès que possible ce que vous aurez décidé ? Sans perdre de vue le fait que votre traduction risque d’être la seule complète en librairie pour un laps de temps considérable. […]
Paris, le 6 mai 1966.
Mon cher Guerne,
Il me semble que vous me répondez prématurément – puisque vous n’avez pas encore reçu les critiques de Pierre B… – et à côté de la question, car je ne songe pas à vous mettre en accusation ni à vous donner des leçons de traduction. Simplement, comme je vous l’ai dit, Pierre B… m’a cité plusieurs passages dont la version proposée par lui paraissait plus simple ou plus plausible que celle proposée par vous. Vous sachant capable de trouver toujours la meilleure solution à n’importe quel problème de traduction, j’ai pensé qu’en l’occurrence vous aviez dû travailler un peu vite, le texte de Grimm vous paraissant littérairement sans grande valeur et le tarif actuel du travail de traduction ne permettant peut-être pas de lui consacrer tout le temps souhaitable. J’espérais donc – et j’espère encore envers et contre tout – qu’après avoir pris connaissance des remarques de Pierre B…, vous prendriez ou prendrez la peine de relire votre texte d’un œil critique et de l’améliorer partout où c’est possible, toute traduction (surtout si récemment écrite) étant perfectible, comme vous le dites si justement.[…]
le 23-5-66.
Mon cher Guerne,
Accablé de besognes diverses, je n’ai pas encore eu le temps de regarder de près les critiques que l’on vous a faites, ni vos réponses à ces critiques. Toutefois, je me souviens au moins d’un exemple dans lequel vous ne semblez pas avoir raison. Il s’agit d’un mot allemand que vous avez traduit « chattière » [sic], alors qu’il s’agirait de la partie inférieure d’une de ces portes en deux parties comme on en voit souvent dans les fermes. Il est bien évident qu’un enfant qui sort en passant par ce bas de porte est un enfant normal, alors que celui qui sort par une chattière est un Lilliputien, ce qui change complètement le sens du conte.
Baudelaire a fait une traduction excellente de Poe malgré les contresens qu’il y a introduits. N’empêche qu’il est bien dommage que quelque pédant de l’époque ne lui ait pas donné une leçon d’anglais sur son manuscrit des Histoires extraordinaires. Si ce pédant avait pu intervenir, et si Baudelaire avait bien voulu tenir compte de ses suggestions, nous aurions sans doute une traduction parfaite de Poe, au lieu d’un excellent à-peu-près. Voilà pourquoi je ne comprends pas que vous refusiez de mettre à profit ne serait-ce qu’une faible part des critiques que l’on vous a faites. […]
le 31 mai 66.
Mon cher Guerne,
Vous vous trompez en croyant que je n’ai pas pris connaissance de ce que vous m’avez écrit. Mais cela ne changeait rien au fait que la moitié inférieure d’une porte en deux parties ne saurait s’appeler une chatière et que vous avez trop le sens du mot propre pour soutenir le contraire de bonne foi, fût-ce en tirant à vous au maximum la mauvaise définition du Larousse illustré. Je vois mal, par ailleurs, ce que ma comparaison de votre travail avec celui de Baudelaire pourrait avoir d’offensant pour vous, à moins de supposer que l’amour-propre excessif que je vous ai toujours connu ne soit en train de prendre avec l’âge des proportions démesurées.
Ceci dit, j’ai dû soumettre votre réponse à notre Direction qui, devant votre position, m’invite à vous demander :
1°) Si vous êtes bien d’accord, comme semblait l’indiquer une de vos précédentes lettres, pour que l’on fasse revoir et corriger votre traduction par un germaniste qualifié ?2°) Si dans ce cas vous admettez que le nom du correcteur figure à côté du vôtre dans une formule du genre : Texte français par Armel Guerne, avec la collaboration de Untel ; ou si, au contraire, vous préférez que votre nom disparaisse tout à fait du « générique » de l’ouvrage remanié ?
On me prie par ailleurs de vous faire remarquer que votre contrat prévoit la fourniture, par vos soins, des textes publicitaires que j’ai eu la courtoisie – jugée excessive – de ne vous demander qu’après règlement du dernier à-valoir prévu et que maintenant vous prétendez me refuser en indiquant la raison la plus absurde qui soit, à savoir que les termes –si mesurés, pourtant – de ma dernière lettre vous auraient dégoûté des Contes de Grimm ! Fidèlement H.P.
À Dom Claude. Le 4 juin 1966
L’acharnement avec lequel s’est mise à me persécuter l’imbécillité hargneuse d’un médiocre ou la médiocrité rageuse d’un imbécile, depuis l’instant que je m’étais débarrassé des Contes de Grimm en les lui envoyant, […]
Paris, le 23-6-66
Mon cher Guerne,
J’ai bien reçu les deux petits textes publicitaires pour les Contes de Grimm. Merci.
En ce qui concerne votre traduction, notre Direction littéraire a décidé, puisque vous ne souhaitez pas la revoir vous-même, de la soumettre à un germaniste pour qu’il en vérifie la fidélité et pour qu’il propose des variantes pour les passages dont vous auriez éventuellement faussé le sens. Selon l’importance et la qualité de son intervention [,] son nom serait soit associé au vôtre, soit passé sous silence (à supposer, bien entendu, que vous ne désavouiez pas ses corrections). Il n’a pas dépendu de moi que soit prise une autre décision.
À Cioran , le 15 juillet 1966
[…] J’ai subi des persécutions inouïes et des tracasseries sans nom depuis que je croyais en avoir fini avec ces Contes des frères Grimm ; lettre sur lettre- à quoi il faut toujours répondre, sans parler des rages qu’il faut épuiser en soi, jusqu’à en perdre le sommeil (Dieu ! que la nuit est donc propice aux déchaînements des plus folles fureurs) après ces assauts imbéciles. J’en suis à m’opposer, maintenant, à ce que mon texte soit « revu » par un « germaniste ».
À Dom Claude. Le 16 juillet 1966
[…] En outre, je m’étais avancé si profondément au cœur de ces Jours de l’Apocalypse, j’étais si bien à l’écoute qu’un déchaînement diabolique s’est acharné sur moi sous la forme de persécutions enragées, tracasseries incroyables, critiques imbéciles, offenses diverses, etc. de la part de l’éditeur pour lequel j’avais achevé ma traductions des Contes de Grimm et qui remet sans cesse tout en question. Il m’a fallu tout envoyer promener brutalement, à la fin, pour essayer de reconquérir, sinon ma sérénité intérieure, du moins l’espace et la tranquillité où la loger si elle doit m’être rendue. Une certaine bassesse me laisse sans défense, et j’ai beau savoir que c’est le Diable qui est là-dessous : j’ai eu des nuits entières secoués par de folles colères.[…]
Le 13 septembre 1966
Mon cher Guerne,
Sauf opposition imprévue de la Direction, j’ai l’intention de faire mettre en composition, ces jours-ci, pour la collection L’Âge d’Or (et sans corrections) votre version des Contes de Grimm.
À Cioran, le 31 octobre 1966
[…] Les emm. du côté des Contes de Grimm ont l’air d’avoir cessé depuis que je les envoyés ch…anter. Amen.
Vôtre : AG
À Cioran, le 10 janvier 1967
[…] Je vais me mettre au Choix de Nerval, dès que j’aurai fini de corriger les épreuves de cet exécrable Grimm. Ô le Boche !
Bien à vous
Trente-sept lettres d’Henri Parisot, du 14 octobre 1964 au 9 septembre 1968, permettent de suivre les aléas de l’édition intégrale en français des Contes populaires allemands des frères Grimm.
L’orage passera, Guerne et Parisot poursuivront une correspondance plus sereine jusqu’en 1974.
L’ouvrage paraîtra en 2 volumes, 204 x 147mm, broché, 510 p. avec une couverture illustrée par Max Ernst. La date d’achevé d’imprimer mentionne février 1967 [ !]. Texte français et présentation par Armel Guerne.
En 1970 Guerne dédiera un exemplaire en ces termes : À Charles Le Brun pour qu’il conserve sous les étendards déchirés de demain la certitude, avec LES CONTES / Kinder- und Hausmärchen que l’innocence et la candeur de l’enfance sont, comme toute sagesse, pleines d’atrocités et de splendeur, de cruautés et de merveille […].
- (1) Les Contes de Grimm dans la traduction d'Armel Guerne en librairie :
L'intégralité aux éditions Flammarion (2 vol.), Le Seuil (2 vol.).
Quelques Contes illustrés aux éditions Castor Poche (9 contes, 1 vol.), Corentin (3 Contes, 3 vol.), Gallimard (2 contes, 2 vol.), Le Capucin (5 contes, 5 vol.).
Armel Guerne et Mounir Hafez, le poète et le soufi (Jean Moncelon)
Armel Guerne et Mounir Hafez, le poète et le soufi (Jean Moncelon) thomas
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« LA VIE N’EST PAS UN ETAT MAIS UN RISQUE »
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TRANSITION : LE PRINCE ET LE POETE
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« LA VIE EST INTERIEURE »
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LES COLLINES ETERNELLES
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TOUT EST DEVANT
Evoquer l’amitié d’Armel Guerne et de Mounir Hafez pourrait se limiter à retracer son histoire, l’histoire d’une amitié déjà exceptionnelle par sa durée, car commencée, à l’âge de l’adolescence, en 1926, au collège de Saint Germain en Laye (ils ont l’un et l’autre 15 ans), alors qu’Armel Guerne est séparé de sa mère : « Je rageais contre tout et contre moi, désolé, abruti. Hafez fut à ce moment-là et pour toujours maintenant, la moitié de moi-même, et la moitié sage… » (20 avril 1927). Une amitié qui ne s’est éteinte qu’avec la mort du premier (en 1980, Mounir Hafez est décédé en 1998).
Toutefois, il y a plus qu’une simple histoire, fût-elle exemplaire, quand nous savons que pour Armel Guerne il est question, durant toutes ces années, de « cette unique amitié où s’alimente [sa] vie… ». De son côté, Mounir Hafez parlera d’une « vie partagée » : « Peu de mots entre nous, écrit-il le 17 septembre 1968, peu de signes, au cours de cette longue marche mais, mystérieusement, une vie partagée ». Dès lors l’histoire de leur amitié prend des dimensions à la mesure de leur génie, et nous éclaire autant sur leurs vies respectives que sur leurs destinées spirituelles.
« Mystérieusement » ! L’amitié d’Armel Guerne et de Mounir Hafez nous apparaît ainsi tout entière dans ce mystère qui en est aussi le secret.
Quel est ce mystère ?
« LA VIE N’EST PAS UN ETAT MAIS UN RISQUE »
Il est mystère de l’homme, tout d’abord.
Ce qu’éprouvait Armel Guerne pour son ami était une immense admiration, au point qu’il faut penser que Mounir Hafez fut vraisemblablement le seul homme qu’il ait admiré (avec Bernanos, sans doute) : « Moi, je sais tout le bien que ça fait d’avoir toujours encore et toujours devant soi quelqu’un à admirer, - et quel remède aux désespoirs. Je ne t’ai jamais autant aimé. » (Dédicace à Mythologie de l’Homme).
Mais aussi, voici comment Mounir Hafez parle de l’homme : « Un humain (…). C’est une bataille à mort, il faut être très très fort, avoir un courage extraordinaire, un courage moral » (1). C’est, à n’en point douter, ce courage d’homme qu’il admirait chez son ami, qu’Armel Guerne manifesta dans toutes les circonstances de sa vie, et l’on devine combien il lui en fallut pour affronter son père, pour affronter l’occupant quelques années plus tard, et tous les coups durs de l’existence.
Et, essentiellement, ce courage pour affronter son temps et presque tous les hommes, ses contemporains, quand on a une vocation de poète à accomplir : « - Comment une vocation se confirmerait-elle, si elle n’était pas contrariée ? »
« La loi du contre est la loi fière de la vie. La loi du pour est celle d’une infaillible médiocrité »,(2) écrira Armel Guerne et, sous ce rapport, il existe entre Mounir Hafez et lui, une évidente communauté de destinée, de cette destinée qui est celle des poètes et des grands spirituels, vécue, toujours, dans la solitude, car, « les poètes vont seuls où tous les autres ne vont pas », le plus souvent douloureuse, tantôt indignée, au sens de Léon Bloy, tantôt apaisée, comme celle des Soufis.
Risquons le mot, une destinée « bafouée », au sens que lui donne Mounir Hafez : « Connaissez-vous le mot bafoué » ? Il faut apprendre ce mot par cœur, dans tout, dans ma vie, dans mon corps. Et dire : « Tiens ! » C’est tout ! « Et peut-être aller suivre l’enseignement d’un gourou vedantin, qui vous dira : « Vous êtes le Tout, vous ne souffrez pas ». Moi je vous dis : soyez bafoué dans votre existence humaine ; acceptez cela ! » (3)
Est-il nécessaire d’évoquer les événements où l’un comme l’autre furent « bafoués » ? La correspondance d’Armel Guerne (à Cioran, en particulier) en porte témoignage et cela suffit (4). En revanche, il nous revient de souligner la manière dont l’un et l’autre, l’un pour l’autre, y ont réagi. « Tu sais, écrit Mounir Hafez, le 20 janvier 1967, souvent, j’ai le sentiment qu’il suffit que l’un de nous deux « tienne ». Quand tu me dis « ça va, je tiens bon », je me dis : « bon, il tient, je peux lâcher ». C’est le cas depuis quelque temps » (20 janvier 1967). Comment ne pas penser à cette confidence d’Armel Guerne à sa mère, quarante ans plus tôt, en 1928 : « Je crois bien que nous avons été faits pour nous compléter l’un l’autre ; et quand il n’est plus là je perds l’équilibre parfait où je me trouve quand il est là » (6 février 1928) ?
TRANSITION : LE PRINCE ET LE POETE
« Cette unique amitié s’émerveille aujourd’hui que toi, tu ne méprises pas plus les hommes », écrit Armel Guerne dans sa dédicace à Mounir Hafez de Mythologie de l’homme (1945). Et il ajoute : « De moi, cela s’explique : je suis un paysan de l’âme ». Destinée à son ami, cette expression prend un relief particulier. Ne signifie-t-elle pas qu’Armel Guerne, « paysan de l’âme », tenait celui-ci pour un prince de l’esprit. Ce n’est pas seulement que Mounir Hafez appartenait à une famille princière (d’origine égyptienne), il était aussi soufi, et poète.
Prince et poète, donc, et Armel Guerne, tout « paysan de l’âme » qu’il se croyait être face à son ami, était prince aussi, prince parmi les poètes qu’il aimait, comme Nerval, au terme de son existence tragique, le sera parmi les Reines. (5)
« LA VIE EST INTERIEURE »
Le premier versant de ce mystère de leur amitié est donc mystère de l’homme, le second est mystère divin.
Il est tissé de ces fils invisibles qui ne sont pas ceux du destin, mais de la vocation, qui pour Armel Guerne comme pour Mounir Hafez, fut une même vocation, à l’Amour et à la gnose, à l’Absolu, et à laquelle ils communiaient.
Ce qui les unissait : leur admiration commune pour des morts et pour des vivants, devenus des amis, ou des frères, dans la communion de ceux qui partagent la même destinée spirituelle, qu’ils aient ou non quitté la manifestation terrestre. Et qui les unissait, non pas l’un à l’autre, mais chacun d’eux à sa famille d’esprits ? Nerval, Hölderlin, Novalis, Paracelse, Bernanos pour Armel Guerne, Jacob Boehme, Louis Massignon (6), Henry Corbin, pour Mounir Hafez.
« Mais il y a des familles d’esprits dont parle Novalis », écrira Armel Guerne dans une dédicace de Mythologie de l’Homme, à M. Kahnweiler. A côté de leur appartenance, chacun à sa propre famille d’esprits, ils appartenaient ensemble à cette unique lignée spirituelle, très rare, qui transcende toutes ces familles, à ce « petit nombre seulement / [qui] sait le mystère de l’amour, / Éprouve l’insatisfaction / Et la soif éternelle », selon les mots de Novalis (Chants VI).
Mounir Hafez écrira, dans une lettre à Armel Guerne, qu’« entre ceux qui marchent sur une même route, s’établit une sorte de camaraderie – extérieure – qui est la plus profonde. Car ce qui compte c’est le chemin suivi, pour eux. Je veux dire qu’ils se trouvent liés et proches, même s’ils s’ignorent » (27 octobre 1950). Ce compagnonnage aussi leur est commun, qui les reliait aux autres, à leurs semblables sur cette route.
Et quelle est cette route ?
C’est le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon le mot de Novalis, le chemin des pneumatologues, ou des théosophes, en l’occurrence des poètes et des soufis, en un mot, de ceux qui savent que « la vie est intérieure ». Armel Guerne le dira à la fin de sa préface à La nuit veille :
Toute vie est intérieure et près des sources vives :
Qui dit rêve, dit homme ; et qui dit homme dit Dieu. (7)
Cette route, pour Armel Guerne, c’est la Poésie elle-même.
Pour Mounir Hafez, il s’agit du Soufisme. Mais pour l’un et l’autre, il n’est jamais question que de l’expérience intérieure, « celle que l’on a soi-même de la vie, de sa vie ».
Qu’on se rappelle la singulière définition qu’Armel Guerne donne de l’écriture dans Rhapsodie des fins dernières : « L’écriture n’est qu’une écorce dont on fait une coupe divine ; restent Celui qui la remplit et celui qui a soif et qui la prend pour boire. Suppliant devant l’un et mendiant devant l’autre, le poète est entre les deux » (8). On sait aussi, comme l’enseignera Mounir Hafez, qu’« en arabe, dans le soufisme, le cœur s’appelle : le secret ».
Le cœur, la coupe, comme deux symboles de ce Graal, qui est un « trésor caché », c’est cela même que Mounir Hafez et Armel Guerne partageaient dans le secret du cœur, dans l’intime de leur amitié.
LES COLLINES ETERNELLES
Ta lettre, oui, ce sont des choses qui descendent plus profond que le cœur et qui, un jour,
par-dessus tout, doivent aider à mourir (Armel Guerne, 12 ou 13 mai 1954)
Cette amitié que nous évoquons aujourd’hui, à la mémoire d’Armel Guerne, a atteint son terme, maintenant que l’un et l’autre ont quitté ce monde. Il reste les collines qui nous entourent et qui forment la « signature » de ces collines éternelles auxquelles Armel Guerne aspirait et parmi lesquelles son âme veille : « Oui, on peut dire déjà que tu es fils de saint Jean et couronné de feu. Gloire à Dieu que tu sois seul sur ce seul chemin où nous tous sommes avec toi… », lui écrira Mounir Hafez, le 23 mai 1966, à propos de Testament de la perdition. (Armel Guerne travaillait alors aux Jours de l’Apocalypse).
Demeure également à l’évocation de Mounir Hafez la présence mystérieuse d’une prairie verdoyante où il savait être accueilli par le Maître invisible qui a guidé toute sa vie, de cette Ile verte, « continent inconnu, d’où tous les continents prennent leur réalité », qu’il a définitivement rejointe désormais.
Armel Guerne ne serait-il pas la figure vivante et terrestre de ce Maître de qui Mounir Hafez tenait sa science divine… qu’il a transmise, oralement, à ses disciples : « Je continuerai en tout cas à augurer que tu viendras un matin me chercher et que nous irons ensemble, chez toi, dans ton moulin, et que des oiseaux, autour de nous, chanteront » (20 janvier 1957) ?
Nous irions, à poursuivre cette évocation, de mystère en mystère, et tout nous serait encore devant.
TOUT EST DEVANT
Tout est devant, en effet, aujourd’hui, pour nous, pour Mounir Hafez et pour Armel Guerne, comme cela fut tout au long de cette « vie partagée » qui constitue l’histoire de leur amitié :
Je le dis pour l’avoir éprouvé souvent (combien de misérables fois n’a-t-on pas à reprendre le difficile apprentissage de sa mort ?) : plus que jamais à l’heure ultime et singulière de la fin, à la plus mince extrémité du temps, tout est devant pour le poète. Le souffle vient de là. (9)
- (1) Mounir Hafez, Entre tradition et pensée contemporaine, Les Deux Océans, Paris, 2005, p.118
- (2) Armel Guerne, Fragments, Solaire, 1985, n°58
- (3) Et il ajoute, non sans humour : « Que « bafoué » soit bon ! Voilà un instinct. Bafoué ! J’aime cela ! Vous me direz : « Mais c’est du masochisme, il faut aller voir le docteur Lacan… ! Cela me donne du plaisir, je vis de cela » Mounir Hafez, Entre tradition et pensée contemporaine, op. cit., p.118.
- (4) On rappellera seulement que les difficultés matérielles furent leur lot commun, ainsi que les traductions pas toujours choisies, mais qu’il faut honorer, pour vivre. (Sait-on que Mounir Hafez a traduit de l’anglais Les Mythes grecs de Robert Graves et qu’il collabora à la traduction d’Armel Guerne des Mille et une nuits ?) : « Le poète, je vous l’ai dit, n’a pas la vie facile dans ce monde et ses besoins, pour exister, n’ont rien d’épisodique ou de professionnel. Il est voué à l’essentiel. Donc à la pauvreté matérielle. », Armel Guerne, L’Âme insurgée, Phébus, 1977, p.9.
- (5) Allusion à un dessin de Gérard de Nerval, intitulé « Les poètes et les reines » et daté du mois de janvier 1855, publié dans l’Album Gérard de Nerval de La Pléiade, pp. 258-59
- (6) L’orientaliste Louis Massignon (1883-1962) dont il disait : « J'ai un infini respect pour tout ce qui touche Louis Massignon. Tous ceux qui ont été, de loin ou de près, effleurés par sa présence, sont mes frères » (28 juin 1988).
- (7) Armel Guerne, La nuit veille, DDB, 1954, p.19, inTexte, 2006, p. 25.
- (8) Armel Guerne, Rhapsodie des fins dernières, Phébus, 1977, p.12
- (9) Armel Guerne, Rhapsodie des fins dernières, 1977, p.11
Un passeur (Jean-Pierre Sicre)
Un passeur (Jean-Pierre Sicre) thomasLe mot évoque une activité patiente et paisible : d’une rive à l’autre, en paysage familier. Lui ne voyait pas du tout les choses ainsi : « Vous oubliez le fleuve, et qu’il s’agit d’un fleuve proprement infranchissable ! » Raison pour quoi importait tant, à ses yeux, que ledit fleuve fût franchi.
Ceux qui l’ont un peu fréquenté dans la solitude de son moulin, sur la haute colline de Tourtrès, savent qu’Armel Guerne, anachorète par choix, ne recherchait en rien le calme ni même le frugal confort champêtre. Ame intranquille s’il en fut, soucieux de toujours se maintenir en alerte à son poste de sentinelle, s’il revendiquait au nom de ses travaux de traduction le beau titre de « passeur », c’est en nautonier armé pour la guerre qu’il aimait à se représenter son office. Il fallait l’entendre quand on le félicitait de si bien jouer au moine dans sa thébaïde d’Aquitaine : « Moine-soldat ! » rectifiait-il sous l’œil amusé d’Ellen – qui savait qu’on ne désarmait pas un rebelle de sa trempe en lui lançant des amabilités.
L’auteur de ces lignes, qui devrait pourtant se dispenser d’écrire – ne serait-ce que pour avoir commis le péché de se faire un beau jour éditeur –, n’est pas près d’oublier que c’est à l’insoumis de Tourtrès qu’il doit non d’avoir fauté mais d’avoir si bien persévéré dans son crime. Il hésitait, cet apprenti vendeur de chimères, à l’orée de sa nouvelle et douteuse carrière (on était juste au mitan des années soixante-dix), peu soucieux de passer le plus clair de sa vie à lire de mauvais manuscrits au lieu de bons livres. Et l’ami Armel combattait son dégoût anticipé en enfonçant ses clous à son habitude, sans trop de ménagement : « Que vous commenciez à souffrir déjà dans votre métier, qui n’en est peut-être même pas un, est une excellente chose. On n’arrive à rien sans l’épreuve. Les manuscrits que vous lisez sont mauvais ? Dites-vous qu’ils seront pires encore dans dix ans, dans vingt ans : vous n’avez qu’à regarder autour de vous, observer l’époque en sa dégringolade, pour vous en assurer. Les écrivains français d’aujourd’hui ? Si vous avez le courage de déblayer quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ce qu’ils vous envoient à lire, peut-être parviendrez-vous à publier quelques livres qui ne soient pas trop médiocres. N’espérez pas plus. Vous vous consolerez, et accomplirez tâche utile, en faisant traduire tout ce qui, parmi les bons livres d’hier et d’avant-hier, n’a pas encore été traduit… ou a été mal traduit. Ce n’est pas rien, vous verrez. »
On a vu. Encore qu’on n’ait mené à bien, en trente ans d’efforts un peu bénédictins, qu’une très modeste partie de la besogne. Guerne s’était d’ailleurs porté aussitôt volontaire pour apporter sa contribution à l’interminable projet. On rêvait alors de lui faire traduire tout Hoffmann (ou plutôt tout ce qu’Albert Béguin n’avait pas eu le temps de traduire – soit cinq ou six volumes bien garnis). Il avait décliné : « Trop pour moi ! je n’ai plus assez d’années à vivre. » Et il nous avait suggéré de nous adresser à Madeleine Laval, la grande hoffmannienne disciple de Béguin, qui en effet fit merveille à cette longue tâche. Lui se contenta – si l’on ose écrire – de s’atteler à l’œuvre de fiction de Kleist : une intégrale qui devait remplir deux volumes seulement, dont le premier put paraître de son vivant (La Marquise d’O…, 1976) – il était à mi-chemin du second (Michael Kohlhaas) quand la maladie mit brutalement fin à son œuvre de passeur, et de créateur tout court, au beau milieu d’une phrase qui s’interrompait sur les mots suivants : « et si… »
Plutôt qu’à l’incertitude (mais il aimait rappeler que les seuls croyants qui l’intéressaient étaient ceux qui n’étaient certains de rien), c’est au sens du risque, du pari, que nous paraît renvoyer pour le coup cette brève formule oraculaire, la mieux ouverte à toute hypothèse, c’est-à-dire à toute conquête. Armel Guerne traducteur, lancé à bord de sa nacelle à contre-courant de toutes les facilités de son temps, familier de tous les dangers, était de ceux qui pensent que celui qui ne risque rien n’est rien.
Car le passeur-traducteur ne se borne pas à convoyer un texte d’une rive à l’autre, d’une langue à l’autre. Ce qu’il accomplit étant de l’ordre de l’impossible, en tout cas du peu recommandable, c’est aussi en contrebandier qu’il agit, prêt à se voir accuser à tout bout de champ d’avoir frelaté la marchandise, de pratiquer un métier déshonnête, de trahir la confiance du lecteur naïf. Traduttore, traditore…
« A ce jeu-là, on perd toujours en cours de route une partie du trésor qui vous a été confié, rappelait-il. Il faut l’admettre humblement. Et chercher à gagner autre chose en échange, en ne se contentant pas, par exemple, d’une traduction qui ne se voudrait que platement fidèle. Il faut pour cela chercher à questionner plus que de raison sa propre langue ; ou, plus exactement, à prendre la plus juste mesure possible de la distance qui sépare le génie de la langue de départ de celui du français. Si j’ai traduit surtout à partir de l’allemand et de l’anglais, c’est que j’ai fait la guerre dans ces deux langues : contre l’allemand ; et avec l’anglais pour allié, c’est vrai, mais dans un combat pour le moins douteux. Dans les deux cas, et tout spécialement pour ce qui est de l’allemand, c’était se mettre à l’école de la plus haute vigilance ! »
Le fait est que l’Allemagne, au travers de sa route, fut un peu comme un obstacle vital, salvateur même : une épreuve dans tous les sens du mot. C’est elle qui l’obligea à décider de sa vie, à s’engager, à choisir. Elle lui apporta, comme il se doit, le pire et le meilleur : l’oppression dans son acception la plus inhumaine (ou la plus crûment humaine, dirait son intraitable ami Cioran), mais aussi la fraternité d’une famille d’esprits de haut vol, tous façonnés, comme lui, contre cet ordre oppressif justement, affamés d’un inaccessible « ailleurs » et misant tout sur cette inaccessibilité même. C’est elle qui le fit guerrier – ce qu’il demeura tout au fond de lui-même la paix revenue (« Mais la paix n’est pas revenue ! » s’entêtait-il à rappeler). C’est elle enfin qui lui fit endosser cet inconfortable habit du traducteur-passeur qu’il porta jusqu’au bout non comme une livrée mais comme une sainte cuirasse.
Armel Guerne, on l’aura compris, n’aimait pas les guerres gagnées d’avance. Marquer un intérêt passionné pour les œuvres de langue allemande en cette fin des années trente violentées par les convulsions que l’on sait, c’était compliquer singulièrement le jeu. Toujours est-il qu’en 1939 sa décision était prise : il consacrerait sa vie à rebâtir en français l’œuvre monumentale de Paracelse – « l’immense Paracelse » –, comme il aimait à dire… et l’énormité du projet ne faisait qu’aiguiser l’impatience de ses vingt-huit ans. Les circonstances en décidèrent autrement. L’imposante édition allemande du « Docteur merveilleux », qu’un éditeur d’outre-Rhin venait d’établir avec scrupule, comptait de nombreux tomes et coûtait fort cher. Guerne sacrifia ses dernières économies pour se la procurer. Il eut tout juste le temps d’installer les lourds volumes sur les rayons de sa bibliothèque avant de prendre le maquis. Quand il retrouva son appartement à la Libération, la Gestapo était passée par là : les précieux bouquins avaient disparu. L’Histoire, coutumière de semblables ironies, lui refusait les moyens de réaliser son rêve. Quarante ans après, Paracelse attend toujours le traducteur et l’éditeur qui le feront exister dans notre langue…
On peut cependant s’étonner de voir Guerne, que l’adversité a toujours fortifié, renoncer si facilement à un projet qui lui tenait à ce point à cœur. C’est que les temps avaient changé. L’Europe de l’après-guerre n’habitait plus le même paysage. Et chacun s’empressait d’oublier, malgré le sang versé, pourquoi l’on s’était battu – quand toutefois l’on s’était battu. L’argent mieux que jamais occupait le devant de la scène, étalon de toutes les valeurs d’avenir. Comment, dans ces conditions, espérer faire entendre la voix d’un homme mort depuis quatre siècles et dont le discours jamais ne dévia de la ligne essentielle ! L’heure propice était passée. En cinq années à peine – mais l’horreur autorise tous les progrès – l’ombre du vieil alchimiste s’était fondue dans l’indistinction d’un passé hors d’atteinte. Mieux valait laisser la parole à des hommes que nos oreilles fussent encore capables d’écouter, avant qu’il fût trop tard ; des hommes dressés eux aussi à souffrir au nom de l’esprit, niés en leur temps par le troupeau des bourgeois philistins qui tenait déjà le haut du pavé au nom du progrès triomphant. C’est ainsi que Guerne se donna – et nous donna –, en fréquentant les Romantiques allemands, une famille fraternelle en laquelle notre époque, si elle n’était pas si aveuglée, devrait reconnaître quelques-uns de ses guides les plus sûrs. Ce romantisme-là, insistait-il, si différent de sa pâle copie française (Nerval à peu près seul excepté), est très précisément la nourriture dont nous avons faim aujourd’hui. A l’aplomb exact de nos hantises, de nos craintes, de nos désirs informulés, il nous offre un modèle qu’il est peut-être encore temps de mettre à profit…
A ceux qui s’étonnaient de l’avoir vu combattre au péril de sa vie cette Allemagne dont les écrivains si fort le fascinaient, il répondait imperturbablement : « Mais c’est parce que j’aime ces écrivains-là – ces Hölderlin, ces Novalis, ces Kleist, ces Hoffmann, et puis ces Rilke, ces Trakl – que j’ai pris les armes contre l’Allemagne : une Allemagne qui déjà à l’époque de ces insurgés, ne l’oublions pas, était considérée par eux comme l’ennemie de l’Esprit ! » Certes il n’était pas le seul à avoir éprouvé, avant, pendant et après la guerre, des sentiments aussi violemment ambivalents à l’endroit du génie allemand. Julien Gracq dans un tout autre registre (lui aussi traduisit Kleist) suivit un chemin parallèle ; et Michel Tournier un peu plus tard. Mais, à la différence de presque tous, Guerne refusa de concilier les mouvements contraires de son cœur. Il choisit au contraire d’exprimer à la face du monde un refus et une adhésion également extrêmes. Son refus le poussera d’abord à prendre le maquis contre l’occupant ; et son désir d’adhésion le conduira ensuite, tout aussi radicalement, à exercer le métier de traducteur comme une sorte de sacerdoce. Moine-soldat, on l’a dit… On peut même avancer, sans trop jouer sur les mots, que la « traduction » fut pour lui la poursuite de la guerre – une manière de guerre sainte – par d’autres moyens. Il s’agissait, dans l’un et l’autre cas, de rappeler à ses contemporains que l’Allemagne ne devait pas être forcément confondue avec cette meute cruelle et peureuse que l’on venait de voir à l’œuvre, conduite à la curée par une poignée de tristes délinquants ; il s’agissait enfin et surtout de faire entendre ces voix issues du plus profond de l’âme allemande et qui depuis deux siècles, de Novalis jusqu’à Kafka, n’avaient jamais cessé justement de témoigner contre le pire.
Restait qu’il fallait faire parler ces voix en français, ce qui moins que jamais n’allait de soi. La langue française n’est pas une maîtresse facile. Aucune autre, en Europe en tout cas, n’a l’épiderme aussi sensible : la moindre répétition la défigure, la plus légère imprécision, la plus innocente approximation la mettent à mal de façon rédhibitoire. Idiome d’un pays gâté par la nature et qui eut la chance d’être une puissance riche et unifiée à l’heure où ses voisins pleuraient misère ou se débattaient dans de vieilles rivalités intestines, le français a imposé très tôt à ses écrivains des exigences stylistiques dont la plupart des autres langues se passent fort bien. Exigences qui sont autant d’armes à double tranchant. Alors que la langue française, dans la clarté impitoyable de son discours, se prête admirablement à l’expression de la pensée, on s’étonne de voir qu’elle a donné au total si peu de penseurs de premier rang ; au lieu que l’allemande, en dépit de son embarras – lequel mettait si fort en rage Schopenhauer et Nietzsche –, n’a cessé depuis le XVIIIe siècle de tenir au plus haut le flambeau de la philosophie. C’est qu’il suffit bien souvent en France d’exposer un brin de pensée singulière – mais de le faire avec un art aigu – pour être entendu, goûté, fêté. Le travail accompli avec originalité sur la langue dispense du risque de penser de façon vraiment originale. Les philosophes ne sont d’ailleurs pas les seuls, chez nous, à avouer pareille insuffisance. Les poètes français, Bachelard nous l’a magistralement révélé, ont souvent le plus grand mal à acclimater sans tricher la spontanéité de leurs visions dans une langue à ce point armée contre l’humaine faiblesse ; de sorte que les Allemands d’aujourd’hui ont quelque peine à comprendre qu’un pays si bien inspiré en tant de domaines ait fourni une si piètre poésie au long des trois siècles qui s’étendent, en gros, de Ronsard à Baudelaire.
Être lui-même poète (et quel !) aura finalement été à Guerne du plus grand secours à l’heure de transposer d’une langue à l’autre des textes qui ne ressortissaient pourtant pas toujours au domaine de la poésie. Le tout était selon lui de prêter une oreille attentive, musicale si possible, fraternelle en tout cas, à celui qui avait parlé en premier : l’auteur et lui seul, dont il fallait parvenir à faire reconnaître la voix, à la distinguer de toutes les autres, pour lui restituer en français sinon une consonance originale, au moins cette sorte de « grain » expressif qui la rende aussitôt familière à de nouvelles oreilles. Une opération dont il ne se cachait pas les risques ; tout particulièrement, bien sûr, lorsqu’il s’agissait d’acclimater l’œuvre d’un poète.
Écoutons-le plutôt :
… Lorsque le poème, dans son langage premier-né, a subi au surplus la greffe délicate qui le change d’espèce et veut le faire parler dans une autre langue, tous les secours de cette première vie lui seront à jamais fermés. Pas de milieu. Pas de quartiers. Ou bien il meurt de l’opération, ou il prend un surcroît d’énergie et il acquiert nécessairement quelque chose dans son nouveau sang. (1)
Ceux qui l’ont lu au service de Novalis pour le domaine de la langue allemande, de Melville ou de Kawabata ailleurs, écrivains avec lesquels il se sentait tout naturellement en harmonie, savent à quel point il était capable de réussir dans cet office délicat de jardinier des âmes. C’est qu’il n’y fallait pas que de la délicatesse ; mais aussi, mais surtout la conviction que cette transplantation hasardeuse était commandée désormais, l’époque étant ce qu’elle est, par un impératif d’urgence extrême. Il n’est pour s’en convaincre que de rappeler ce qu’il en dit dans son « Novalis ou la vocation d’éternité » (2) :
« Ce que je veux dire encore, parce qu’il ne convient pas de mentir aux agonisants et que notre langue française, tout comme l’allemande, est en train de mourir, c’est que le passage de l’allemand au français est infiniment plus ardu et pose des problèmes souvent à peu près insolubles, alors que la transition inverse se fait beaucoup plus naturellement. Que telles sont les raisons mystiques qui appelaient, comme nécessité spirituelle implicite, non pas la naturalisation proprement impensable, mais la re-pensée en français, dans tout ce qu’elle peut avoir de légitime, de la pensée de Novalis, qui aspire parfois à des gestes, à des mouvements qu’empêtre ou que gêne aux entournures son costume allemand. Je sais que cela peut paraître absurde et je conviens bien volontiers qu’il est incongru de le dire, mais il est incontestable que l’œuvre de Novalis avait quant à elle, intérieurement, sa raison d’être en français (et non pas seulement comme un échantillon d’une chose étrangère) – une sorte de besoin initial, dont la satisfaction lui donne ou lui « rend » quelque chose, en dépit de tout ce que lui fait perdre au passage, sous la seule responsabilité du re-penseur, la re-pensée, et par la seule faute du traducteur, la traduction. »
A cet exercice, on le devine, la plate « connaissance de la langue » est loin de suffire. Guerne cachait d’ailleurs peu qu’il parlait médiocrement et l’anglais et l’allemand (sa compagne Ellen Nadel, d’origine berlinoise, lui prêtait parfois main forte quand il s’agissait d’éclairer dans cette dernière langue tel passage ardu ou obscur). Mais là n’était pas à ses yeux l’essentiel : il lui arriva bien souvent de traduire (avec l’aide d’un « spécialiste ») à partir d’une langue dont il ne connaissait pas un traître mot – à partir du tchèque, du tibétain, du japonais… Ses réussites, en ces singulières occurrences, n’étaient pas moins étonnantes. L’important à ses yeux était qu’une rencontre eût lieu.
Ainsi avec Kawabata. Un éditeur parisien, parmi ceux qui savaient apprécier sa manière, lui soumet un jour la traduction d’un roman japonais. L’auteur, Yasunari Kawabata, à peu près inconnu en France, est considéré comme un maître dans son pays et a rencontré un succès d’estime aux Etats-Unis. La traduction française que l’éditeur a fait établir à partir de la version américaine n’est pas satisfaisante et l’on demande à Guerne de la revoir. Ce dernier se déclare incapable de la remettre d’aplomb, quelque effort qu’il fournisse : l’œuvre a subi trop de transvasements successifs, et probablement hâtifs, pour que l’on puisse s’y retrouver. Mais le « passeur » a lu avec attention : derrière le double écran de l’anglais et du français, il sent un grand texte bouger. Il demande qu’on lui procure un exemplaire de l’original japonais, et avec l’aide de Bunkichi Fujimori, qui prépare à son intention un mot à mot scrupuleux et accepte de répondre à toutes ses questions, il s’attelle à la tâche. Quelque mois plus tard paraît Pays de neige (3), et les lecteurs français ont la chance de découvrir d’emblée le vrai visage de Kawabata, huit ans avant que celui-ci ne reçoive le prix Nobel.
Guerne déplorait plus que tout la baisse tragique de la qualité des traductions en France depuis la guerre. Il savait mieux qu’un autre que la première pierre n’était pas forcément à jeter aux traducteurs eux-mêmes, lesquels dans la majorité des cas, considérés comme tâcherons de bas étage et payés comme tels, se voient contraints pour survivre de produire à la hâte des sortes de mot à mot plus ou moins « améliorés » – dont les éditeurs au reste se contentent fort bien. La carence du traducteur n’était pas selon lui la cause du drame mais plutôt l’un de ses effets. C’est en amont que se situait la vraie source du mal : non dans le laxisme professionnel de telle ou telle partie en cause, non dans la méfiance paresseuse que les Français témoignent depuis toujours à l’égard de ce qui vient de l’étranger, mais bien dans la désaffection où ils tiennent désormais leur propre langue. Pour Guerne, la véritable trahison du traducteur ne provient pas tant de sa plus ou moins bonne compréhension de la langue de l’Autre (les contresens de Baudelaire et de Mallarmé n’ont guère altéré l’exactitude de leur vision de l’œuvre de Poe) mais de sa démission devant les exigences centrales du français lui-même. Symptôme alarmant entre tous, car un peuple qui a perdu le juste usage de sa langue est un peuple qui s’est déjà perdu.
Toutes les traductions qu’aura signées l’homme qui pensait de la sorte nous crient, pour peu que nous veuillons bien tendre l’oreille, que demain il sera trop tard. « Jours de l’Apocalypse » : tels furent, au fond, tous ceux de cette vie sans cesse alertée. Patmos, de façon visible ou non, est toujours à l’horizon de sa poésie – comme à celui des grands lyriques prophétiques du XVIe siècle français (Du Bartas, D’Aubigné) dont ses vers prolongent parfois étrangement l’écho : il s’était étonné qu’on fasse un jour ce rapprochement devant lui, qui avait si bien rompu avec le passé huguenot de sa famille, mais n’avait rien dit contre… Il professait au reste qu’on n’est digne de vivre sur cette drôle de planète qu’autant qu’on s’est trouvé des frères, et point seulement dans son temps. Sa route n’avait pas toujours été celle d’un solitaire : il avait révéré en Bernanos l’homme non moins que l’écrivain ; il s’était fait, chemin faisant, des compagnons de qualité et fidèles (Masson, Cioran). Mais il considérait aussi bien comme d’authentiques rencontres, de ces aubaines qui éclairent d’un vrai jour, d’un jour vivant, les saisons d’une existence, le fait d’avoir quasi physiquement côtoyé, hors l’espace et le temps, quelques défunts de belle carrure : de l’Anglais anonyme qui, au XIVe siècle, avait rédigé le Nuage d’Inconnaissance (la traduction dont il était secrètement le plus fier (4)), à Shakespeare, à Hölderlin, à Stevenson et jusqu’à Rilke tout près de nous. « Est-ce ma faute ? Quoi que je pense, Paracelse l’a déjà pensé (ou Novalis, ou Bernanos ou tel autre – les familles d’esprits). Et comme ce n’est que moi qui le pense, c’est aussi celui-là que j’aime et que j’admire, heureux de n’être pas tout seul. Un mot d’André Masson a régné sur toute ma vie ; deux lignes de Bernanos m’ont été un commandement. (5) »
A nous à présent de lui retourner cette politesse, qui n’est autre que celle du cœur. Guerne est parti il y a vingt-cinq ans. Il nous a manqué, c’est sûr ; et du train où va le monde, il nous manquera demain un peu plus encore. Mais, ayant œuvré au total moins pour lui que pour les autres, c’est peu de dire qu’il ne nous laisse pas seuls : le vieux passeur, l’ermite de Tourtrès qui feignait si bien de tourner le dos au monde, ne cultivait la solitude que pour mieux peupler notre désert.
- (1) Fragments, Editions Solaire-Fédérop, 1985.
- (2) L’Âme insurgée, Phébus, 1977
- (3) Éditions Albin Michel, 1960.
- (4) Cahiers du Sud, 1953 ; éditions du Seuil, 1977.
- (5) Fragments, op. cit.
Fondateur des Éditions Phébus, Jean-Pierre Sicre a publié Le Jardin colérique (1977), Rhapsodie des fins dernières (1977) et L'Âme insurgée, écrits sur le Romantisme (1977). Il a également réédité les traductions d'Armel Guerne qui étaient devenues introuvables : Les Romantiques allemands (2004) et Hermann Melville, Moby Dick (2005), toutes deux unanimement saluées par la critique.