N°5 - octobre 2004 - Les Romantiques allemands
N°5 - octobre 2004 - Les Romantiques allemands thomasEditorial (Charles Le Brun)
Editorial (Charles Le Brun) thomasAvec la réédition des Romantiques allemands, l’occasion se présente, une fois de plus, de souligner les éminentes qualités de traducteur d’Armel Guerne.
Traduire une œuvre, s’il s’agit d’une œuvre véritable, n’est pas une entreprise à la portée de tous. Aucun diplôme, a priori, n’y autorise quiconque. Pour traduire, en effet, il faut un don. Outre des affinités profondes, une similitude de vue, un même niveau spirituel – sinon intellectuel, outre des aspirations secrètes en résonance sympathique, une connaissance magistrale de tout le registre de son propre idiome, il faut ce quelque chose qui ne s’apprend nulle part et qui fait qu’on entre de plain-pied dans la pensée d’un autre.
Le « démontage » d’une langue et son « remontage » dans une structure étrangère dont la vocation est forcément différente n’est pas qu’une simple opération de l’intelligence. L’intelligence n’est, ne sera jamais qu’un serviteur ; ou si l’on veut, un outil. A elle seule, elle ne peut répondre aux exigences spirituelles nécessaire à la traduction. Et c’est là qu’intervient le don.
Car s’il faut un don pour écrire – pour écrire bien s’entend – il en faut un pour traduire. Chaque langue possède son génie propre. Son souffle particulier. Ses rythmes spécifiques. Ses formes incantatoires. Sa couleur. Ses lignes mélodiques. Mais toutes ont leur origine dans le Verbe. C’est pourquoi la traduction est avant tout un acte spirituel.
Et c’est ainsi que l’entendait Guerne.
Bien des textes, évidemment, n’ont nul besoin de semblables dispositions. Ces textes-là sont multitude. Mais lorsqu’il s’agit d’une production capitale, nécessaire à une époque, indispensable à son rétablissement, alors survient celui qui devait venir pour lui donner une autre vie, dans un autre vocabulaire. Dans le temps qui convient aussi. Un temps secret qui n’obéit pas aux mêmes lois que celui des horloges : un temps vivant à l’intérieur duquel s’opèrent les choses divines et que n’entendent pas les hommes distraits. Ce temps – est-il besoin de le préciser ? – n’est jamais le fruit du hasard.
Guerne le savait bien. Ecrire, traduire, c’était pour lui une seule et même mission. Un ministère. Comme celui d’un prêtre. Pour la plus grande gloire de l’esprit. Sachant bien toutefois, en ce qui le concernait, que son labeur demeurerait clandestin ; que la masse des hommes y resterait sourde. Mais il n’importe ! « On a le droit de désespérer d’un temps, écrivait-il, si l’Espérance est plus forte. » Or les travaux de l’esprit n’ont jamais été réalisés que sous l’invisible pression de l’Espérance. Celle pour laquelle le monde est en marche. Malgré tout !
À propos de la traduction (Armel Guerne - entretiens radiophoniques)
À propos de la traduction (Armel Guerne - entretiens radiophoniques) thomas
J’ai connu des écrivains obtus et même bêtes. Les traducteurs, en revanche, que j’ai pu approcher étaient plus intelligents et plus intéressants que les auteurs qu’ils traduisaient. C’est qu’il faut plus de réflexion pour traduire que pour « créer ».
Cioran, Tares
La Délirante n° 8, été 1982
Entretien du 3 juin 1975
Faut-il être écrivain pour être traducteur ?
On ne peut pas être traducteur sans être écrivain, tout au moins quand on fait des traductions de grandes œuvres. Parce que l'essentiel du problème et la solution de ce problème se passent uniquement dans le patrimoine de la langue dans laquelle on publie cette traduction. Dans le patrimoine original, c'est-à-dire dans la langue de l'auteur, les problèmes et les rapports de l'individu avec le génie de sa langue sont résolus. Le texte est là. Il est fixé. On a tout le temps qu'il faut pour l'examiner. Par contre, les exigences du génie de la langue dans laquelle on va proposer cette œuvre, les équivalences à trouver, la qualité sonore, harmonique, les images, la rigueur du sens, enfin les mille ressources qu'on peut mettre au service d'une œuvre sont à découvrir et à pratiquer à l'intérieur de la langue qu'on écrit. Autrement dit, on ne peut pas traduire si l'on n'est pas d'abord un écrivain. Et l'on ne peut, bien entendu, pas traduire un poète, si l'on n'est pas avant tout, un poète ; et je dirais : un poète égal en ambition sinon en dimension à celui avec lequel on se trouve en affinité.
Mais il n'y a pas que la poésie, il y aussi l'essai, le roman.
Tout dépend de ce que vous appelez un roman. S'il s'agit d'une œuvre, si le roman a été le mode d'expression d'une entreprise de l'esprit, il est évident qu'il faut être, à son tour, un grand écrivain pour transmettre ce roman. Est-ce que vous appelez Moby Dick un roman ?
Un roman d'une certaine ambition, je dirais même un poème lyrique.
Bien ! Par conséquent il faut être un poète lyrique pour écrire en français Moby Dick. De plus, il faut être aussi un marin, parce qu'il y a cette particularité que la langue anglaise, qui est la langue d'une île, est une langue à l'intérieur de laquelle le langage marin est tout à fait identique au langage de tous les jours, alors que notre français est une langue assez étrange à l'intérieur de laquelle il y a une quantité de langages particuliers. Le langage de la mer, en particulier, en est un. Mais le langage de la marine, le langage des métiers, les argots de toutes les catégories sociales ou de tous les niveaux d'occupation, les argots techniques… On dit une langue : il y a cent langues ou cent langages à l'intérieur d'une langue, et, bien entendu, un auteur à l'origine utilise certains de ces langages et il faut les transposer, et par conséquent être familiarisé avec ces différents langages ce qui rend le métier de traducteur infiniment plus difficile, exigeant beaucoup plus de technique et d'amour que la profession d'auteur qui n'est rien du tout puisqu'à comprendre ce qu'on voit, n'importe qui est l'auteur de n'importe quoi aujourd'hui.
La traduction de l'allemand, des Romantiques, de Novalis doit poser des problèmes différents.
Bien entendu ! Seulement toute la question, ici, dans ce problème est la même d'ailleurs que dans bien des domaines, il s'agit, au fond, des questions que l'on se pose : quels sont les problèmes à résoudre ?
Donc, si au départ on n'est pas un écrivain éprouvé, un homme qui connaît à fond son métier, on ne se pose pas les bonnes questions. Je connais des traducteurs qui croient être arrivés au comble des combles lorsqu'ils se posent une question de vocabulaire : comment va-t-on traduire telle formule britannique ou germanique dans notre langue française. Bien entendu, il faut résoudre ces problèmes, il est indispensable de les résoudre et, autant que possible, d'une façon heureuse. Mais c'est à partir du moment où tous ces problèmes sont résolus que se pose le problème de l'écriture de la traduction, c'est-à-dire que c'est une création triple.
Pour moi, c'est très simple. Pourvu que l'œuvre ait une qualité suffisante, un génie, qui fait qu'elle se rapproche du génie de sa langue et qu'elle a un esprit en soi, le texte que nous avons permet au futur traducteur de remonter à l'intérieur de l'esprit, du cœur ou de l'âme de l'auteur jusqu'au moment où, concevant les choses, il a choisi, sans savoir pourquoi la plupart du temps, tel mot plutôt que tel autre pour exprimer telle ou telle image, notion, idée, etc. Se remettant dans cette position, on redescend à son tour à l'intérieur du génie ou du patrimoine proprement français, et à son tour on trouve le mot, l'image, la chose au niveau qui convient de manière à la faire retentir et à faire en sorte qu'elle provoque ce qu'elle a provoqué dans la langue originale sur la sensibilité du lecteur.
Vous considérez qu'on ne peut pas être écrivain sans faire de traduction.
Oui, ça c'est la grande accusation que j'ai à porter contre les auteurs contemporains, d'abord à cause de mes amis Romantiques, car il est incroyable, quand on regarde comment ont vécu tous ces gens parmi lesquels il y avait une quantité énorme de professeurs d'Université, de Faculté, etc., d'histoire, d'archéologie, de philosophie… et tous ces gens étaient Romantiques. Il y a eu une science romantique, une philosophie romantique, une religion romantique, or ils ont tous travaillé à traduire en allemand les grandes œuvres du patrimoine de l'Humanité ; les uns et les autres, ils ont fait des traductions qui sont des chefs-d'œuvre. Autrement dit, leur patrimoine ayant besoin de s'enrichir, ils ne réagissaient pas vis-à-vis de lui avec cet égoïsme et cette indifférence catastrophique chez les petits garçons qu'on appelle les auteurs français contemporains, qui sont vraiment de tout petits garçons qui ne peuvent pas quitter leur nombril. Or, si ces gens étaient vraiment, comme on doit l'être lorsqu'on prend la peine d'écrire, au service de l'esprit, il n'est pas pensable, qu'ayant mis au point de par leur humeur, leur goût ou leurs tendances et leurs habiletés personnelles une technique et un domaine, ils ne trouvent pas, dans un domaine analogue d'un pays voisin, une œuvre qui enrichirait notre patrimoine. Autrement dit, s'ils étaient écrivains et s'ils étaient des auteurs au service de l'esprit, il est certain que la majorité d'entre eux aurait essayé de transmettre, de traduire, c'est-à-dire de faire respirer des choses qui sont enfermées à l'intérieur des parois de leur langue initiale.
Extrait d’un entretien radiophonique
avec Pierre Jeancard
enregistré le 3 juin 1975
Entretien du 17 juillet 1972
Voyez-vous, il y a cette race que l'on appelle "les professeurs", qui règne partout maintenant, les maisons d'édition, chez les critiques littéraires, dans les journaux, etc., qui sont de très braves gens, généralement très cultivés, qui ont passé leur vie à apprendre une langue que l'on qualifie d'étrangère, l'allemand par exemple, mais qui n'ont jamais eu l'occasion d'apprendre le français qui est une langue admirable, une langue qui est en train de fiche le camp, qui est probablement une langue morte à l'heure qu'il est, mais qu'il y a encore quelques êtres avec lesquels je vis encore, qui la pratiquent, qui y participent, qui savent ce qu'elle est. Et cette mesure spirituelle, merveilleuse avec ses e muets, avec ses scansions, avec ses exigences raisonnables est un instrument tel que la traduction, finalement, quand on a affaire à des poètes de dimension universelle comme Hölderlin ou Novalis, est un bénéfice pour eux.
Je pense que de pouvoir, d'arriver une fois —on n'arrive pas souvent, on arrive quelquefois— à traduire, en français, un poème allemand d'Hölderlin ou un texte de Novalis, s'il est bien traduit, a beaucoup plus de vertu à l'intérieur de la langue française qu'il n'en a à l'intérieur de la langue originale. Vous savez, l'allemand est une drôle de langue, avec le verbe à la fin de la phrase, qui appelle le soleil "la soleil", la lune "le lune", qui inverse les choses et qui a un cheminement, disons, paradoxal. Enfin, c'est un cas unique dans l'ensemble des langues européennes et à repasser sous le contrôle et dix fois, mille fois plus exigeant de la langue française, le cheminement spirituel de ces génies, quand, par hasard, on réussit l'exploit, c'est leur faire gagner quelque chose que leur langue ne leur permettait plus d'atteindre.
Quelquefois, je dis bien, parce qu'on perd beaucoup, on gagne un peu, ça dépend des endroits, ça dépend des moments, et puis ça dépend aussi des lecteurs. Il faudrait qu'il y en eût ! Et la question est de savoir s'il y en a. Là aussi, je suis un peu amer de penser que ce pays, lorsque j'étais dans la clandestinité et que je me cachais de maison en maison, la nuit, le jour, pour faire des opérations de temps en temps, je me suis trouvé chez des femmes qui fabriquaient des paniers d'osier, je me suis trouvé chez des gardes-barrière, des cheminots, je me suis trouvé chez des gens d'une simplicité totale. Dans aucune de ces maisons, en France, perdues dans le fond des campagnes, je ne me suis trouvé privé de lecture. Il y avait toujours quelque chose que je pouvais lire, soit au grenier, soit à la cave, soit dans une malle, etc.
Mais aujourd'hui, dans les appartements des français moyens ou supérieurs, des cadres comme on dit, et des cadres à l'intérieur desquels on cherche où est le portrait —quelle drôle d'idée d'appeler des chefs des cadres ! Enfin, bon, c'est la mode, n'en parlons plus !— mais si ces cadres à l'intérieur on ne trouve pas de visage, à l'intérieur de l'appartement, pas de livre. Les enfants lisent des bandes dessinées ou regardent la télévision et ça s'arrête là. C'est dommage pour le peuple qui a été l'un des plus cultivés de la Terre d'en être arrivé à ce point là. Remarquez que moi personnellement je ne suis pas surpris ; j'ai toujours supposé que la civilisation moderne serait beaucoup plus dommageable pour un peuple aussi évolué que le Français, qui savait manger, qui savait aimer, qui savait goûter que pour d'autres peuples qui ne savaient rien parce qu'ils s'adaptent mieux —nous nous adaptons très mal— mais il faudrait de temps en temps y veiller, non ?
Extrait d’un entretien radiophonique
à Bordeaux-Aquitaine,
enregistré au Moulin de Tourtrès
le 17 juillet 1972 à 20 h 15
Un chant fidèle (Jean-Pierre Sicre)
Un chant fidèle (Jean-Pierre Sicre) thomasPoète ardent et secret que l’on est enfin en train de redécouvrir, Armel Guerne fut aussi le traducteur insurpassable de Melville et des Romantiques allemands (Hölderlin, Novalis, Kleist), en tout cas l’un des « passeurs » exemplaires de son siècle, dans le sillage de son maître Albert Béguin.
Tous ceux dont le coeur bat à l’unisson des poètes et des conteurs de l’Allemagne romantique (et de Schumann, leur frère en musique) considèrent ce fort volume – presque une stèle – comme une sorte de bible : non seulement la meilleure introduction possible aux mystères du Romantisme allemand, mais le plus riche et le plus exigeant florilège qui ait jamais, en notre langue, rendu compte de ce haut moment de l’esprit.
Car Guerne ne s’est pas contenté de reproduire à bon compte quelques traductions héritées du XIXe siècle sans en vérifier ni l’exactitude ni l’altitude littéraire – comme cela s’était quasi toujours pratiqué jusqu’à lui. S’il reprend ici telles versions dues à des traducteurs élus – et d’abord celles, sublimes, qu’aura laissées Albert Béguin –, il n’hésite pas à proposer les siennes chaque fois que cela s’impose.
Le résultat : près d’un millier de pages où le geste de traduire n’apparaît jamais comme un effort, mais plutôt comme un chant fidèle, à l’unisson du texte original.
Publié en 1963 (1) dans la fameuse « Bibliothèque européenne » des Éditions Desclée De Brouwer, ce monument n’avait jamais été réédité depuis – lors même que la critique de l’époque avait clamé haut son émerveillement .
Hölderlin, Jean-Paul, Tieck, Novalis, les frères Schlegel, Brentano, Arnim, Chamisso, Hoffmann, La Motte-Fouqué, Kleist – soit les plus grands – sont bien sûr ici sur le devant de la scène, représentés chacun par un ou plusieurs de leurs textes majeurs. Mais l’on découvrira aussi quelques-uns de leurs compagnons injustement oubliés – Wackenroder, Contessa, Bettina Brentano von Arnim, et la touchante Caroline von Günderode (la suicidée des bords du Rhin) –, lesquels furent eux aussi caressés par l’aile de l’ange. Sans oublier le cortège des romantiques dits tardifs, où brillent encore quelques inoubliables : Eichendorff, Büchner, Grabbe, Mörike…
On peut faire confiance à Armel Guerne, merveilleux écrivain, pour présenter avec ferveur ce petit monde où il ne se reconnaissait que des frères – et quelques soeurs. Ses notices, brèves mais ciselées, dont la feinte simplicité est un régal, sont elles-mêmes presque des poèmes. Mais c’est dans la langue qu’il prête ici à ses « amis » d’hier et d’avant-hier qu’il est grand. A ceux qui s’émerveillaient du résultat, il répondait, entre orgueil et modestie : « Il faut seulement beaucoup d’amour pour traduire bien, et des affinités qu’on ne commande pas. »
Le signataire de ces lignes, qui découvrit les Romantiques allemands par ce livre au moment de sa sortie, à l’heure où il fréquentait paresseusement l’université en se demandant à travers quelle contrée il allait bien pouvoir tailler sa route, ne peut pas ne pas se rappeler que cette lecture aura été pour lui, sinon de celles qui orientent une existence, en tout cas la haute confirmation de quelques affinités justement, qui allaient l’aider à se choisir pour la vie de ces compagnons de route sur lesquels on sait qu’on pourra durablement compter.
Soucieux de laisser encore s’opérer le miracle, il a voulu n’intervenir qu’au minimum sur ce corpus de près d’un demi-siècle d’âge ; conscient surtout que Guerne l’avait conçu, très précisément, pour qu’il gardât longtemps une violente actualité (ce dernier rappelait volontiers que son aventure de résistant pendant la guerre n’était pas séparable de l’amour qu’il portait à tous les « insurgés de l’âme » ici rassemblés, qui selon lui avaient été les premiers à témoigner contre telles noires épaisseurs du génie allemand). Tout juste il s’est borné à corriger quelques orthographes de noms propres, que Guerne sur le tard regrettait d’avoir francisés, ainsi que certains points de bibliographie.
Tant d’années ayant passé, il imagine la curiosité de ceux qui ont vingt ans aujourd’hui et qui pour la première fois ouvriront ce livre. Et il envie d’avance leur surprise et leur plaisir.
- La première édition a été publiée en 1956. Une nouvelle édition, augmentée d'un Sommaire biographique et bibliographique du Romantisme allemand ainsi que d'un Sommaire chronologique du Romantisme allemand, parue en 1963 sert de référence.retour
Femmes romantiques allemandes (Jean Moncelon)
Femmes romantiques allemandes (Jean Moncelon) thomasArmel Guerne avertit que nous risquerions de nous méprendre au sujet du romantisme allemand, si nous ne prêtions pas une attention suffisante aux femmes, célèbres ou inconnues, qui ont accompagné son essor à Iéna, Berlin et Dresde : « Leur cœur et leur chaleur imprègnent magiquement le Romantisme d'une féminité souveraine ». Or, qui sont réellement ces femmes romantiques allemandes à propos desquelles le poète Novalis, mort en 1801, avait eu, lui, cette réflexion – inspirée sans doute par sa très jeune fiancée, Sophie von Kühn : « On dirait qu’elles sont par nature ce que nous sommes par art, et que leur art est notre naturel. Elles sont des actrices nées, des artistes nées » ? (1)
Parmi les écrivains qui composent son anthologie du Romantisme allemand (2), Armel Guerne en retint principalement deux : Bettina Brentano et Karoline von Günderode. De la première, il traduisit, entre autres, une longue lettre adressée à la mère de Goethe à propos de la mort tragique de la seconde, qui était son amie et sa confidente : « Elle me lisait ses poésies et se réjouissait de mon approbation. (…) Nous lisions Werther et nous discutions beaucoup sur le suicide ». Karoline von Günderode, qui s’est donnée la mort en 1806, par dépit amoureux, à l’âge de 26 ans, avait pour devise : « Beaucoup apprendre, beaucoup comprendre par l’esprit, et mourir jeune ! Je ne peux pas voir la jeunesse m’abandonner ». Ce qui mettait au désespoir sa jeune amie qui lui répondit un jour : « Vis, jeune Günderode, ta jeunesse, c'est la jeunesse du jour, l'heure de minuit la fortifie (…). N'abandonne pas les tiens, ni moi avec eux. Aie foi dans ton génie, afin qu'il grandisse en toi et règne sur ton coeur et ton âme. Et pourquoi désespèrerais-tu?... Comment peux-tu pleurer ta jeunesse? Je ne peux pas supporter tes divagations sur la vie et la mort... ».
Karoline von Günderode poursuivait un rêve intérieur d’une singulière beauté : « Il te faut redescendre, disait-elle à Bettina Brentano, dans le jardin enchanté de ton imagination, ou plutôt de la vérité, qui se reflète dans l’imagination. Le génie se sert de l’imagination pour rendre sensible par la forme ce qui est divin et ce que l’esprit de l’homme ne saurait comprendre à l’état idéal. Oui, tu n’auras d’autres plaisirs dans ta vie que ceux que se promettent les enfants par l’idée de grottes enchantées et de fontaines profondes »
Cependant, s’agissait-il pour elle d’autre rêve que celui de cet «heureux pays des rêves », « où les morts parlent aux vivants, où une lumière terrestre brille encore pour eux, sous le voile du linceul » ? C’est du moins l’hypothèse que retint Armel Guerne pour nous décrire son geste, « cette mort théâtrale, mais émouvante, et sans doute longtemps caressée à l'avance » : « La chevelure défaite et le sein poignardé, elle gît, blanche et belle, sur la berge verte du Rhin; et le linceul dont elle s'est secrètement enveloppée, c'est le grand souffle mystérieux qui accompagne les fleuves puissants et mâles…»
De Bettina Brentano (1785-1859), Armel Guerne écrira : « La délicieuse Bettina n'est pas l'exquis bonbon qu'on croit, ni seulement la bacchante qu'on a dite : on peut lire avec gravité les lettres que lui écrit Beethoven. Il le sait : elle avait le rare héroïsme du sentiment de la grandeur. » Elle fit un mariage d’amour avec l’écrivain Achim von Arnim. En plus de sa Correspondance de Goethe avec une enfant, elle imagina un monument à la gloire du grand homme – représentant le maître de Weimar en dieu antique - plus Jupiter qu’Apollon - et elle-même sous les apparences d’un génie ailé se blottissant à ses pieds : « Bien souvent au cours des années passées, j’ai cherché l’énigme de ma vie et je me suis demandé pourquoi j’étais en ce monde. Eh bien, ce monument est l’énigme de ma vie… »
Cette mise en scène grandiose que Bettina Brentano imagina à propos de Goethe, ainsi que le destin tragique de Karoline von Günderode ne doivent pas occulter cependant deux autres grandes figures féminines du romantisme allemand : ces deux Etoiles orientales, c’est-à-dire de l’Orient métaphysique, que furent Sophie (von Kühn) et Diotima (Suzette Gontard).
Sophie von Kühn était la fiancée du poète Novalis. « La muse de Novalis, écrit Heine, était une petite fille mince et pâle avec des yeux bleus tristes et des boucles dorées ». Elle mourut le 19 mars 1797, deux jours après son quinzième anniversaire, des suites d’une maladie incurable qu’elle endura avec une patience qui fit l’admiration de tous ceux qui assistèrent à son agonie : Novalis, Friedrich Schlegel et Goethe lui-même. Avant que la mort ne les sépare, Novalis avait remarqué : « Ma discipline préférée s'appelle au fond comme ma fiancée : elle s'appelle Sophie ».
Les fiançailles de Novalis et de Sophie, interrompues par la mort, dureront moins de trois ans. A peine plus long sera le temps pour Suzette Gontard et Hölderlin de célébrer leur amour jusqu’à ce que leur brutale séparation, le 25 septembre 1798, entraîne le poète dans la détresse et, bientôt, la folie qui sera sienne jusqu’au terme de son existence. Suzette Gontard est Diotima. Peu avant sa propre mort, en 1802, elle avait écrit à Hölderlin : « La vie est si courte et j’ai si froid, et parce qu’elle est si courte, faut-il en jouer ainsi ? Dis-moi, où nous retrouverons-nous, chère âme, où trouverai-je le repos ? Tout ce que je ferai contre mon amour me donne l’impression de me perdre, de me détruire. Quel art difficile que l’amour ! »
« Il faudrait tout un chapitre, et capital, pour parler des femmes dans le Romantisme, les amoureuses et les amies, dont la soudaine et gracieuse et multiple présence - qu'elles eussent ou non écrit, voire laissé seulement un souvenir de leur passage - est un signe majeur de ce temps allemand… »
Tel était le vœu d’Armel Guerne.
Pour le réaliser, il n’en faudrait pas moins, à côté de ces deux « actrices nées, artistes nées » que furent Karoline von Günderode et Bettina Brentano, faire la part belle à celles dont la rencontre décideront un jour de la vocation à l’amour de Novalis et de Hölderlin. En effet, si ce que nous savons des femmes romantiques allemandes ne se limite pas à la mort, à la séparation d’avec le bien-aimé, au suicide, - on pense à la poétesse Luise Hensel, par exemple, - il reste que Sophie et Diotima continuent, elles, de briller dans le ciel du romantisme allemand, avec cette autre Etoile d’Orient que Nerval poursuivit jusqu’à sa propre mort tragique : Sophie, Diotima, Aurélia, formant la constellation de ces femmes qui éclairent le Ciel au-delà du ciel, la vraie patrie de ces poètes divinement inspirés, que furent Novalis, Hölderlin et Nerval.