UN POÈTE DE L’HOMME LIBRE
Un livre ne peut plus me toucher, aujourd’hui, par ses seules qualités de surface. (Y a-t-il, d’ailleurs, des qualités de surface qui ne soient pas caduques ?) La vie vraie, la vie pratique, nous a comblés de dons trop lourds pour que nous restions sensibles à ce qui n’a pas de poids dans le destin. Mais qu’une voix s’élève, accordée aux secrets qui nous ont déchirés et qui nous font vivre, c’est le poète que nous attendons. La beauté du verbe qui l’exprime ne fait que donner leur valeur sonore, aux vérités qu’il nous délivre. Tel Armel Guerne, avec sa Mythologie de l’Homme, nous apparaît comme un ami que nous ne connaissions pas, mais qui venait sûrement à nous.
Une phrase, dès les premières pages, m’a accroché. La voici : « Ceux qui ne sont pas morts auraient-ils échappé seulement parce qu’ils n’étaient pas des vivants ? » L’homme qui ose poser cette question, la vérité lui sort du cœur, une vérité qui brûle toutes les inutilités de la vie. Il m’arrive presque chaque jour de me détacher, par la pensée et par l’âme, de cette vie qui restaure sous nos yeux ses artifices, et de me retourner vers un des hommes que nous avons vus mourir (Jean Prévost, par exemple, dont j’ai su, par mille détails, la vie des dernières semaines dans le Vercors. Jean Prévost ou un autre.) Et ce n’est pas pour moraliser que j’ai recours à ces hautes vies. Ce n’est pas pour répéter, selon l’usage, que nous devons en être dignes. C’est par recours à l’exigence de la vie vraie ; pour m’assurer de ce qui « est », dans le tumulte de ce qui n’est pas. Oui, certaines vies qui se sont données ne permettent plus que l’on se trompe sur la qualité de ce qui est réellement vivant.
Autrement dit, il n’est plus permis de se tromper sur la valeur de l’homme. Rien ne compte que la valeur de l’homme : parce que c’est la seu1e chose qui puisse sauver le monde de l’absurde et de l’horrible ; et parce que rien ne court autant de danger aujourd’hui.
C’est pourquoi, sans doute, M. Armel Guerne a appelé le livre dont je parle Mythologie de l’Homme. Le titre est mauvais. Je sais bien que « Religion de l’Homme » eût fait dire à M. Guerne plus qu’il ne voulait : il ne s’agit pas de diviniser la nature humaine. « Valeur de l’homme » eût été plat et insuffisant. Ce que je reproche à « Mythologie », c’est de nous orienter vers l’idée de mythe, alors qu’au contraire une vérité essentielle est à sauver. Bref, le bon titre reste à trouver. Tel quel, le livre est le plus chargé de vérité et d’action qui ait paru depuis quinze mois.
Il tient de Péguy et de Bernanos. M. Guerne nous fait penser à Péguy quand il met l’accent sur le sens éternel de certaines manières d’être et de vivre, quand il les dégage violemment de l’indolence qui les laisserait glisser dans le passé et dans la mort. La complaisance au passé est une des tares de notre époque que Péguy a dénoncée, le plus vivement. M. Guerne reprend avec une nouvelle force ce cri d’alarme quand il écrit : « Tout l’aujourd’hui est versé en arrière, on s’y retranche et on attend. On attend quoi ? Ce qui arrive : ce qui est arrivé. On classe ; on compte ; et on attend encore. Le présent tout entier se regarde passer. » (Cette dernière phrase, magnifique, donne le ton de tout l’ouvrage, écrit dans le style soutenu et un peu vaticinant d’une sorte de discours poétique.)
Pourquoi, aujourd’hui surtout, cette crainte que le passé établisse son règne sur notre avenir ? C’est que le danger est là, imminent, qu’on fasse entrer dans l’histoire ces vies d’hier et de toujours. Le danger mortel est qu’on fasse de l’histoire cette chose morte, parée du linceul d’une dévotion assassine, avec ces semailles de vie, avec ces semailles de sang. Alors, Guerne, avec une splendide véhémence : « Croyez-vous que des milliers de gens, des milliers de consciences ont accepté la mort, affronté la torture, ont épuisé sur eux un capital de souffrances humaines accumulé depuis des ans et des siècles peut-être... (j’abrège à regret la période).., ont passé, seuls, et repassé les portes de la Mort, uniquement pour que leurs congénères attardés et leurs contemporains insanes écoutent des histoires au coin du feu, le soir ? »
Si l’on me demandait quel est, à l’heure actuelle, le vrai livre de la Résistance, je dirais que c’est celui-là. La Résistance considérée non comme une aventure exceptionnelle et un épisode historique, mais comme un mode de vie où l’homme reprend le gouvernement de son destin, et dont la guerre nous a rendu l’initiation. Ce n’est pas une histoire d’hier ; c’est une ouverture qui s’est faite dans notre chair, et qui demeure, et par où le sang des hommes libres se remet à couler vers leur avenir. « Les cœurs simples ont été ouverts à coups de couteau ; notre monde est béant d’un soudain avenir, grand ouvert par la souffrance : le ciel est là tout neuf, et les grands vents du ciel… »
Et pas plus qu’elle n’est qu’une histoire localisée dans le temps, la Résistance ne se laisse localiser dans l’espace. Elle est toute la vie de l’homme, quand l’homme connaît sa vie. Car elle sacrifie tout à la liberté, et la liberté c’est l’homme même. Il faudrait pouvoir citer tout entière la page où Guerne dit de la Liberté : « Cela, nous l’avions à défendre, cela seul au-dessus de nous — et non pas seulement une patrie, un pays, un continent, un monde : mais la patrie de l’homme, On vous dit Liberté, c’est vrai. Mais je vous dis que la liberté c’est l’homme ; et que nous avons fait la place autour de nous, en nous, pour Quelqu’un que nous sommes…, Nous avons entrepris la « défense de l’homme », et nous ne nous arrêtons pas. »
Cette admirable mise en valeur du combat de l’homme pour lui-même, de l’homme nu et sans armes qui meurt pour sauver son âme, change toute l’optique sur la guerre que nous avons vécue. Nous sommes plus d’un à nous effrayer de la prépondérance matérialiste que l’évolution de cette guerre a affirmée de plus en plus. On n’est venu à bout d’une masse de fer et de feu que par une autre masse de fer et de feu. Mais Guerne ose dire que le commencement de la libération n’est pas là, qu’il y a une âme active de la libération, qui est la bataille à mains nues pour la liberté. « La France qu’on disait réduite, hors de combat… la France s’était avancée, modeste et seule, au-devant du drame, l’avait vidé sur elle de sa substance, en avait épuisé le venin... » Il y a un certain rêve de l’inhumain que la Résistance, vie complète de l’homme, refuse de reconnaître comme on refuse la reconnaissance diplomatique à certains gouvernements. Alors, étant par là les initiateurs de notre libération, nous n’avons pas reçu la libération comme un secours extérieur, c’est nous qui en avons ouvert la voie à ceux qui y apportaient leur concours, C’est ce que Guerne ose avancer dans ces lignes étonnantes : « Libérateurs, ils sont venus chercher la liberté sur place ; sauveteurs en péril, tragiquement venus faire leur propre salut. Ils sont venus, à leur guerre si pleine d’épouvante, de complexités emmêlées, de forces prétentieusement bandées, à leur inextricable guerre, ils sont venus chercher l’issue. Affaire de cœur, affaire de France. »
Nous touchons ici au point où ce livre, à force de tendre vers l’absolu, semble donner dans l’excessif. Le martyre pour la liberté, d’autres hommes ne l’ont-ils pas soutenu, du cap Nord au Péloponnèse ? C’est vrai, mais qui dira que la victoire de la liberté est venue chercher son terrain définitif dans un débarquement en Normandie et dans une campagne de France ? Les vérités dont Armel Guerne nous rappelle la primauté ont peut-être le seul tort d’être trop fortes et de condenser encore leur violence dans la forme où il les cristallise.
André Rousseaux, samedi 1er décembre 1945
Mythologie de l’Homme
Un messager vient d’apporter des nouvelles des amis de là-bas et il remet de leur part un livre. Un de ces livres éclos dans la clandestinité et dont la marraine se nomme souffrance. Beau livre à tous points de vue : digne des meilleures traditions de l’édition parisienne quant à la présentation, livre excellent par ce qu’il prétend donner et qu’il apporte vraiment, en toute simplicité et généreusement.
Le livre devait paraître sans nom d’auteur pour des raisons de combat. Son auteur s’en expliquait dans une dédicace qui a été maintenue pour « éteindre autant qu’il se pourra le nom de cet auteur, qui n’est ici que le nom d’un homme parmi des millions d’hommes ». Il ajoute : « L’auteur, dont on comprendra sans doute que toute la personne demeure engagée, répugne et se refuse aux vanités pseudonymes.
» Ne pouvant donner ici son nom d’homme il ne s’en prit aucun.
» Il pense, par ailleurs, que les cent cinquante mille fusillés de la Résistance, les six cent mille prisonniers toujours agonisants, comme aussi et surtout ceux dont on n’aura connu ni le combat ni la mort, comme encore toutes celles et tous ceux qui furent écrasés sous les bombes et les obus trop fraternels des alliés, ont autant que lui-même leur droit à la même signature.
» Trop d’œuvres anonymes, dit-il plus loin, et depuis trop longtemps, sont signées de noms très littéraires, la qualité affectant la personne ; trop de narcisses gelés en leurs miroirs ; trop d’écrits dans cette époque, et depuis trop longtemps à l’attention des homme n’ont de mérite que le nom qu’ils affichent ou qui les porte ; trop de littérature et depuis trop longtemps est ainsi illustrée pour que cette occasion, offerte simplement, ne soit pas saisie à deux mains presque heureuses de donner, cette « Mythologie », où ce sont les choses dites qui importent, et non pas qui les dit.
» Ainsi va l’épopée… »
Mais encore, votre auteur, quel est-il ?
Vous souvient-il de ces messages de forme saugrenue, que lançait au monde en délire la radio de Londres ? « Gaspard a-t-il remis ses tulipes à Phyllis ? ». À cause de l’insistance mise à sa répétition, entre cent autres d’aussi cocasse allure, celui-là nous avait frappé. Pour nous tous, profanes bien nourris, c’était là de l'hébreu. Après des jours la formule changea quelque peu et les ondes retentirent une fois encore, brièvement : « Gaspard a fait savoir que Phyllis avait reçu les tulipes ! » C’était l’annonce qu’un coup dur avait réussi et que la douzaine d’avions ennemis d’une escadrille repérée avaient d’une mystérieuse façon éclatés en plein vol, que le galant Gaspard était momentanément à l’abri, ses fleurs ayant été livrées. Cet obscur héros, nous le retrouvons dans les pages de son ouvrage dont chaque mot, chaque phrase a pour marraine la fée bienveillante et cruelle qui a nom souffrance. Et cet homme qui, dans l’épreuve et pour elle, s’est reconnu homme parmi les hommes, est notre compatriote. Il est natif de Morges et a nom Armel Guerne. Il habite Paris depuis sa jeunesse qui ne fut, dans la ville adoptive qu’un long tissu d’expériences pénibles, d’embûches et de traquenards. Si les circonstances lui imposèrent les métiers les plus invraisemblables, elle n’en fit pas cependant l’aventurier à la mesure de son temps, qu’on pourrait croire. Son goût pour les arts, la critique littéraire, la psychologie, entre autres, lui vinrent en aide et en firent un chargé de conférences d’une des hautes écoles de la capitale. D’orateur à écrivain, le pas paraît aisé. Il fut franchi sans périls, mais sans beaucoup de gloire. Il en fut de l’alchimie sonore de ses premiers « Essais » dans la poésie pure comme de ces coups sifflet que perçoivent les chiens à l’affût mais qui n’affectent point le tympan ni le cœur du chasseur. « Oraux » fut suivi en 1938 du « Livre des Quatre Éléments », en 1939 de la « Traduction des Disciples à Saïs, de Novalis ». Livres encore hermétiques qui, s’ils ont échappés à l’audience des masses, ont servi de clé pour ouvrir les portes de ces cénacles où, paraît-il, il était nécessaire de s’introduire pour prendre de là son envol. Ces vanités de jadis auront-elles sombré dans la tourmente ? Pour quelques-uns peut-être.
Au moment de l’attaque, Guerne travaillait à un important ouvrage de critique sur Nerval. La guerre et l’orientation vers les destins nouveaux qu’elle imposait, la crise du papier également, je suppose, empêchèrent cette naissance. Mais vint la Résistance. Dans la clandestinité s’élaborèrent des ouvrages d’une tout autre portée qui sont le témoignage d’êtres qui ont compris et qui sont devenus : « L’Homme qui en revient n’est pas un revenant : c’est un homme. Et il dit :
« Nous avons eu un cauchemar... Nous avons fait une vision. Le présent prophétise. Mais il est seul infiniment comme sont les prophètes. Il a besoin de nous ah ! tellement. Le destin qui passait nous avait pris pour cible : pas un de nous qui n’eut manqué ; nous étions devinés, de pleine connivence... Or, personne ne sait penser ce temps et il va comme un fou. Hommes, le laisserons-nous ? Le laisserons-nous seul ? Il y a tout à dire maintenant. Et puis, c’est « notre » temps. Qui le dira ? »
Ils s’essaient à le dire, eux qui ont passé par la fournaise. Eux, c’est-à-dire les Gaspard et leurs compagnes, oui, leurs compagnes, car j’ai omis de le dire jusqu’ici, Guerne est marié. Sa femme qui s’était fait un nom comme conteuse pour les petits, a été sa collaboratrice dans les bons comme dans les mauvais jours et en fait de résistance active et intelligente, elle ne le cède guère à son mari, ce que prouvent les vingt ou trente mois de séjour dans ce camp de SS d’Holleischen en Bohême. Mais cela est une autre histoire que nous nous proposons de conter, quelque jour, tant elle est pleine d’invraisemblance, d’effroyables expériences et d’enseignements précieux.
Ce qu’ils ont rapporté encore de là-bas, de l’exil et du camp où la mort qu’ils avaient acceptée a refusés, c’est une « Danse des morts », « Le Livre des rêves » et cette « Cathédrale des Misères » lue à Londres où elle a fait sensation que feront paraître incessamment les éditions de « La Jeune Parque », à Paris.
Un beau jour, ils se sont retrouvés comme par hasard, rentrés à quelques heures d’intervalle, lui d’outre-Manche, elle du pays Sudète dans leur petit appartement de la rue Lalande.
La France ne peut laisser chômer les Gaspard, fussent-ils natifs d’autres pays. Aussi a-t-elle chargé nos amis, comme tant d’autres d’aller témoigner en pays étrangers de l’esprit et l’âme de la terre gauloise qui sont ni l’un ni l’autre choses mortes. Lui, Gaspard, pour commencer viendra dans son pays, la Suisse, pour y faire une tournée de conférences. Elle, Pérégrine, l’amie et l‘émule de Geneviève de Gaulle que nous connaissons, s’en ira, au début de l’an prochain, comme ambassadrice de cette France spirituelle qui vit et continuera à vivre par ses élites dont le monde a besoin s’il veut enfin être délivré définitivement et jusqu’au souvenir de la tentative d’asphyxie qu’« ils » ont tenté de pratiquer sur lui.
« Ils y sont revenus encore. Ils se sont remis à chercher.
» Comme des fous méticuleux, partout.
» Mais ils n’ont pas trouvé
» Le minerai de l’homme,
» Car ils étaient nombreux et vous savez,
» Jouer leur jeu c’est perdre la partie.
» Nous n’avons pas joué ».
Dans un long article consacré à « Mythologie de l’homme » paru dans le Figaro, 1er déc. écoulé, André Rousseaux dit : « Tel quel, le livre est le plus chargé de vérité et d’action qui ait paru depuis quinze mois ». Et plus loin « Si l’on me demandait quel est, à l’heure actuelle, le vrai livre de la Résistance, je dirais que c’est celui-là. La Résistance considérée, non comme une aventure exceptionnelle et épisode historique, mais comme un mode de vie où l’homme reprend le gouvernement de son destin, et dont la guerre nous a rendu l’initiation ». Cet article en tous points élogieux nous arrive de Paris à l’instant.
G. de la Forge - Journal de Montreux, n° 296, jeudi 20 décembre 1945