« L’écriture, selon Armel Guerne, n’est qu’une écorce dont ont fait une coupe divine ». Mais le poète ici est attentif à celui qui boit la coupe comme à celui qui la donne. Poésie d’offrande, poésie qui porte le feu sacré en elle et se transmue en colères, en imprécations, en prophéties rythmées par les pulsations du sang vibrant de visions crépusculaires: ces deux livres d’Armel Guerne sont à l’image, épique et contrastée, du traducteur trop discret d’Hölderlin et de Novalis. Un verbe d’une rare puissance, une violence de ton qui sait parfois s’adoucir en chant nacré empruntant le ton de l’élégie, louant d’un registre riche, d’un langage bigarré et comme sentant l’usure de son propre pouvoir, une attention aux voix précieusement élues (Nerval et tous les voyants que Guerne, maître-ès-romantisme a pratiqués) : voilà qui suffit à charmer et envoûter le lecteur enivré de mots-clef, vite perdu à la recherche d’un monde improbable, sans cesse fuyant vers sa propre ombre :
« Sous l’auvent d’un avril d’imprécations et de sourires
Plus vert que vif et plus rêveur que vraiment endormi,
Le jour guette le jour qui vient sans aucune promesse
Car le long de la nuit des sentinelles déambulent. »
Gilles Pudlovski, Les Nouvelles Littéraires, n° 2595, 28 juillet 1977
LES poètes contemporains doivent beaucoup à Armel Guerne, qui fut et demeure leur guide le plus sûr pour pénétrer la noire forêt de symboles du romantisme allemand. Traducteur de Novalis, Hölderlin, Arnim et Kleist, l’auteur de La Nuit veille a su recréer admirablement dans notre langue les rythmes, les stridences et les cris de ces grandes voix germaniques étoilées de vertige qui tantôt se cristallisent à l’extrême en aiguilles de glace et tantôt se développent elles-mêmes, comme le feu.
L’œuvre poétique personnelle d’Armel Guerne est malheureusement moins connue que ses traductions et il convient de le déplorer car nous avons affaire ici à un créateur de tout premier plan dont chaque texte, depuis quarante ans, témoigne, par la profondeur de l’inspiration aussi bien que par la magnificence du style, d’une conception singulièrement haute de la poésie. Je n’ai eu d’autre ambition, écrit-il aujourd’hui, que d’être accueilli et reçu comme poète, de pouvoir me compter un jour au nombre saint de ces divins voyous de l’amour. Après tant de recueils essentiels (Le Temps des signes, 1957, Testament de la perdition, 1961, etc.), ce grand poète ainsi continue de s’interroger sur la réalité de sa vocation (Une oeuvre ? Allons donc !). Belle leçon d’humilité dont nous voyons actuellement peu d’autres exemples.
Rendra-t-on un jour à Armel Guerne le juste hommage que sa création depuis longtemps mérite et qu’il se garde d’ailleurs obstinément de revendiquer ? Il est possible que la perfection même de cette poésie, la rigueur traditionnelle de sa forme et la profondeur de ses sujets constituent des obstacles majeurs à sa diffusion en un temps d’improvisation hâtive et de négation galopante. Aussi devons-nous remercier avec d’autant plus de chaleur les Éditions Phébus qui viennent de prendre le risque de publier deux importants recueils d’Armel Guerne : Rhapsodie des fins dernières et Le Jardin colérique, ouvrages denses, mélodieux, secrets, où la passion du visible se conjugue avec un sens aigu des réalités cachées
À l’écoute au silence, et le chant de l’espace
Se charge de voyance et devient clair, si clair
Dans son ampleur et tellement léger aussi
Qu’il est comme une eau fine de la transparence...
Le règne végétal, les saisons, les métamorphoses de la lumière et les féeries dangereuses de la nuit, le passage du temps et celui de la créature « dans la vieille forêt des symboles vivants », la lente ou fulgurante naissance des paroles « dans un doux bruissement d’oiseaux surnaturels », voici quelques-uns des thèmes de ces livres inoubliables dont maintes pages figureront plus tard dans les anthologies.
Marc Alyn, Le Figaro, 3 septembre 1977
Le Jardin colérique dit à la fois la fragilité et le dépassement de l’homme, partagé entre ses interrogations et la certitude que quelque part une communion — ou une compréhension — l’attend. Est-ce au sein de la nature que la soif d’absolu trouve un semblant de satisfaction, ou est-ce dans l’analyse consciente et désespérée de sa propre condition ? Ces « géorgiques » de l’abstraction, avec leurs extases brèves et leurs naïvetés libératrices, valent par une sorte de fraîcheur et de noblesse désarmantes. Armel Guerne y accède à ce qu’il appelle la « pudeur de l’éternité ». Si les poèmes se répètent un peu, c’est que la permanence de la pensée doit savoir ménager ses hésitations, ses retournements, ses jubilations entrecoupées d’impatiences soudaines.
Rhapsodie des fins dernières, sans être différente de l’autre suite, s’éloigne davantage de la prière pure et simple. Armel Guerne suit les saisons et leurs aspirations secrètes. La béatitude ne lui paraît pas suffisante. Le franciscain se transforme, l’espace d’un poème, en un moine-soldat du verbe, Côtoyer l’absolu et le néant peut-il nourrir un esprit converti sur le tard à la volupté et à la sainteté de l’expression ? Le commerce avec le dieu innommé ne peut plus se faire qu’à travers les mots. Une étrange violence traverse cette paix armée jusqu’aux nerfs.
Alain Bosquet, Le Monde, 28 octobre 1977
Un hymne à l’Esprit.
Un souffle spirituel parcourt du début à la fin les deux recueils d’Armel Guerne, Ie Jardin coIérique et Rhapsodie des fins dernières. Dans cette quête de l’avenir et de l’espérance que représente pour lui la poésie, Armel Guerne ressent « une fringale du Saint-Esprit » : L’Écriture n’est qu’une écorce dont on fait une coupe divine, restent celui qui la remplit et celui qui a soif et qui la prend pour boire. »
On peut imaginer à le lire le caractère exigeant et austère de cet ancien résistant, traducteur éminent de la littérature allemande, qui vit retiré dans le sud-ouest de la France : tout le montre : exigence dans sa manière d’observer avec intuition et justesse la nature en vie dans ses moindres replis, dans ses créatures les plus fragiles, coquelicots « éclatants et discrets avec le prodigieux décor intime de leur cœur », ou les plus mystérieuses : « Il restera, voyez, après le coucher de soleil, comme une braise de silence, un bruit de rouge. » Acharnement aussi de sa recherche de Dieu, qui rencontre la grâce.
En publiant ces livres, Armel Guerne s’élève d’une manière radicale contre la médiocrité spirituelle : « J’ai honte pour tous du terrible regard de l’avenir sur nous. » Est-ce pour cela que les couvertures sont noires, comme s’il s’agissait de chants funèbres? Ses poèmes au contraire recherchent la vie en toutes choses. L’intention est plutôt de faire participer à une démarche — de la mort à la vie — par la rupture et la contemplation. Mais ce n’est pas simple.
Guerne semb1e fasciné par Gérard de Nerval, le rêve qui l’habitait, sa fin tragique : Rencontrer ton regard, le peut-on ? Quand on sent comme Il passe à travers tout ce qu’on croit savoir... » Ce penchant pour Gérard de Nerval révèle aussi un poète qui touche les extrêmes, à la fois le fond et les hauteurs du ciel, d’une manière douloureuse, et qui aime ce monde irrationnel des rêves « qui n’ont pas peur ».
Mais surtout il célèbre « le Vivant ». Pour qui cette flamme, comme un appel ou la caresse un peu secrète d’une voix extraordinaire ? Plusieurs fois revient le thème du papillon qui affronte l’hiver, l’orage : le papillon est fort, « sur son aile trop fine que poudre un sourire, la violence du vent est soudain vaine ». Il est intempestif, « si léger, ce danseur de lumière, un 20 octobre ». Fils de la lumière, le papillon, « il n’existe pour lui pas d’autre verticale que celle du matin, il ignore la nuit ».
« Ici, nous confie finalement le poète, seul le nom de celui qui n’est pas prononcé règne finement de son omniprésence. » Armel Guerne nous dit en quelque sorte que Dieu est présent dans sa création par ses « anges » qui partout veillent sur l’être vivant.
J.-L. de la Vaissière, La Croix, février 1978