Quand seront publiées les réponses de Cioran [1] — pour l’heure, son exécuteur littéraire s’y refuse —, les 168 lettres d’Armel Guerne figureront parmi les plus belles correspondances du siècle dernier. Des lettres fréquentes, précises et impétueuses qui relatent les joies, les anxiétés, les rages, les travaux et les jours d’un poète et traducteur qui avait choisi de quitter Paris et qui vécut à partir de 1960 en Lot-et-Garonne, parmi les ailes d’un moulin édifié en 1620.
Ch. Le Brun et Le Capucin, Ph. Blanc et la Bibliothèque de Charleville oeuvrent actuellement pour la mémoire de Guerne, décédé en octobre 1980 [2]. Guerne et Cioran ont correspondu entre 1955 et 1978. Chacun à sa manière, tous deux se conformaient à l’éthique définie par Cioran : « Écrire pour des inconnus » est « la seule excuse de l’écrivain ».
Quand un accident met en danger la compagne de Guerne, Cioran réagit immédiatement : « L’an dernier votre main m’ a retenu dans le noir ». Les invectives de Guerne, ses empoignades et ses fureurs contre l’époque et le milieu littéraire ne l’empêchaient pas de maintenir un style de vie souverainement religieux, impliquant discipline, ferveur et attention. Évoquant son moulin, Armel Guerne redisait inlassablement que « ce lieu est un don du ciel, un miracle dans l’aujourd’hui ».
Ces deux personnages savaient qu’ « immuablement clandestines sont les vérités ». Les lettres qu’ils échangeaient faisaient partie de leur respiration : « Vous n ‘êtes pas votre ami, mais moi je suis le vôtre ! ». Toutes sortes d’avanies — entre autres, la grotesque construction près du moulin d’un château d’eau en béton qui défigura le paysage — n’entamaient pas Guerne qui bonifiait ses traductions, œuvrait pour La Pierre Qui Vire, évoquait sans cesse Nerval et Novalis.
« Plus on va, plus on est inconnu... cet héroïsme est sans danger puisqu’on peut être sûr que personne ne s’en apercevra ». A la fin des années soixante-dix, quand La Délirante, Granit, Solaire et Phébus publièrent ses livres, Armel Guerne était inconsolable « invinciblement seul, vous l’avez dit »…. « cet intérêt qui se réveille autour de moi me donne assez le sentiment d’être un peu mort ». Proche de Bernanos, il demeura « fidèle à cette enfance qui rêvait de moi que je serais poète un jour, peut-être, au bout de cinquante ans d’usure et de coups »…« Ces choses-là ne peuvent être dites que pour ceux qui les ont comprises déjà, les autres n’y retiennent rien ».
Alain Paire - Cahier Critique de Poésie 3, 2001/1
[1]. La Bibliothèque Jacques Doucet et l’Imec en sont propriétaires. Le blocage relève de Gallimard et des héritiers de Cioran.
[2]. Le Capucin a publié Les Veilles du Prochain Livre et son Journal 1941-1942.
Philippe Blanc et la Bibliothèque de Charleville-Mézières lui consacrent pendant l’hiver 2001 une exposition et un catalogue « Armel Guerne / Le verbe et la foudre ».
Un très bel ouvrage qui réunit cent soixante huit lettres d’Arme ! Guerne, écrivain et traducteur (notamment de Rilke, Novalis et Shakespeare), adressées à Emil Michel Cioran entre 1955 et 1978. Les lettres de Cioran n’ont pu être publiées, à regret, puisqu’il s’agit en effet de la "seule correspondance croisée du fonds". Toutefois, le recueil n’en est pas moins captivant et révèle à travers la voix de Guerne, une amitié intense, une compréhension intime de l’œuvre de Cioran, un écrivain et un homme d’une attention sans relâche. Aussi, la qualité et l’intelligence du travail éditorial pallient l’absence des lettres de Cioran.
Nathalie Jungerman, Fondation La Poste, Correspondances, édition du 4 avril 2001
www.fondationlaposte.org/correspondance
Ce gros volume, fort bien imprimé et présenté, cache une déception : le refus, sans appel, de l’« exécuteur » littéraire de Cioran d’y voir incluses les réponses, pourtant conservées dans deux dépôts publics. Incompréhensible veto, que l’éditrice a su fort habilement tourner, en résumant ou paraphrasant, dans ses notes, ces réponses. Voir Cioran frappé d’interdiction est d’ailleurs assez piquant. La raison, nous précise-t-on, en est probablement ses propos peu amènes sur la maison Gallimard, qualifiée par lui de « crématoire » ! Guerne était à l’unisson, qui stigmatise l’inertie, l’incapacité et la grossièreté des éditeurs, et invective la N.R.F., « ces culottes inhabitées » (voir aussi ses déclarations véhémentes sur Paulhan ou Valéry). Il n’empêche que ses lettres, d’un style élevé et très dense, constituent une véritable correspondance : mieux encore, la seule correspondance importante maintenue par Cioran avec un Français, et la seule qu’il n’ait pas détruite. La chose s’explique assez bien. Esprit porté à la médiation métaphysique, Guerne, poète et traducteur nourri de Bloy, de Bernanos, de Hölderlin et de Novalis, avait fui Paris et la vie littéraire , pour se réfugier dans un moulin perdu du Lot-et-Garonne, où il invite infatigablement son ami à venir —ce que celui-ci ne fera qu’une fois. Ses lettres oscillent entre l’accablement que lui inspirent le monde et l’humanité, et une méditation qui creuse le ciel et se nourrit de poésie et de mystique. A cet égard, il avait dans son correspondant un interlocuteur privilégié. En revanche, on a parfois l’impression de le voir, lorsqu’il parle de lui-même, s’enliser un peu dans son désespoir. Et ne se lamente-t-il pas sans cesse que ses livres ne se vendent pas et qu’il n’a point de lecteurs ? Cioran eût pu, sur ce point, lui donner des conseils de stoïcisme et surtout de lucidité. Il est vrai qu’il disait de Guerne : « On ne discute pas avec la Foudre. » Le désespoir de celui-ci était d’ailleurs d’un autre ordre que celui de Cioran, tout comme son style même, parfois presque hyperbolique à la Bloy. Sur lui, l’amitié de Cioran aura agi comme un contre-poison, pour lui redonner « le goût de la vie qui va ». Félicitons Sylvia Massias de cette excellente édition critique, aussi dépourvue de lourdeur que bien documentée. Ses notes sont, répétons-le, fort précises, ainsi que l’index détaillé des noms et la bibliographie de l’œuvre de Guerne (petite rectification : dans la lettre du 14 mai 1962, il s’agit d’Edith Mora et non Moro).
Histoires littéraires, n° 9, janvier-février-mars 2002
On ne peut contester le courage d’Armel Guerne. Résistant, il échappe en janvier 1944 au train-cercueil qui aurait dû le mener à Buchenwald, puis traverse l’Espagne, et rejoint l’Angleterre. En 1960, ayant acheté un moulin dans le Lot-et-Garonne, il le restaure et s’y installe: il y vit difficilement, douloureusement, mais toujours avec fierté. On ne peut pas non plus dénier à Armel Guerne, outre la fermeté, une capacité d’emportement peu commune. Il s’en prend à ses éditeurs, dont la négligence est la vertu capitale, aux chiens de garde, aux œuvres mêmes qu’il traduit, celles de Hölderlin, de Novalis, de Rilke, de Shakespeare. Il exècre Canetti, s’accommode de Stevenson. Il a un principe de traduction assez particulier : l’universalité de la langue française ayant été établie, il s’efforce de rapporter à l’ordre et à la clarté, des textes confus. Son état moral naturel est l’indignation. La fureur, quand elle était inspirée par Apollon, pouvait être un état poétique ; mais le furibond ou le furibard sont des personnages comiques et inquiétants, comme l’est Ubu. L’irritation et les marottes d’Armel Guerne le font condamner Sartre, on s’en doute, mais également Valéry et Paulhan. Jeune encore Guerne a rompu avec son milieu, mais il a gardé avec lui, dans son cerveau reptilien, un vieux fonds d’antisémitisme : les étudiants de 1968 sont des « asticots judaïques ».
Préfacées par Charles Le Brun, les lettres de Guerne à Cioran sont présentées et annotées avec soin par Sylvia Massias. Cela était d’autant plus difficile que « Le Capucin » n’a pas été autorisé à citer les lettres de Cioran. On aurait aimé connaître par une note les circonstances de la rencontre entre Guerne, intransigeant et despotique, et Cioran, sceptique à l’égard de la foi et de la politique. Guerne a reconnu en Cioran un esprit religieusement tourmenté, quand il est tenu pour un esthète (ce qu’est à leurs yeux Valéry). Dans ses lettres, Guerne célèbre admirablement le paysage qui entoure le moulin ; le vent et la vue suffisent à lui vider la tête de ses soucis, et peut-être même de ses espérances ; le 31 octobre 1966, il affirme que « la poésie est parfaitement impossible ». Un propos semblable devait faire grand bruit.
Jean Roudaut, Magazine Littéraire, n° 410, juin 2002