Une science des rêves serait une science des sciences.
Aucun psychologue, aucun analyste, aucun théoricien n’a jamais étudié ni le rêve ni les rêves. Ils ont fait porter leurs analyses sur ce que la conscience seule pouvait conserver du rêve rêvé par le truchement de la mémoire, et sur les approximations qu’elle en pouvait donner, c’est-à-dire un récit, une copie verbale d’où tout ce qui est essentiellement « rêve » fait défaut. Est-il vraiment si original de signaler à ces Messieurs que le récit d’une chose n’est pas cette chose elle-même ? Et de leur expliquer que c’est pour cette raison que les poètes (ainsi Jean-Paul), même s’ils notent chaque matin les rêves de leur nuit, ne font jamais le récit d’un de leurs rêves quand ils veulent en écrire un : qu’instinctivement, afin de lui conserver son caractère propre, son étoffe, ils le rêvent en l’écrivant ? Ne pas se laisser aller à cette paresse trop facile qui prend le moyen pour une fin. Et les dossiers copieux pour des êtres ; les fichiers pour de la vie.
Le Marquis d’Hervey Saint-Denis [1], n’usant comme moyen d’appréhension que de sa mémoire, cultivait en lui sans le savoir les seuls rêves que sa mémoire pouvait lui rapporter fidèlement, ou, plus exactement, il cultivait sa faculté d’oubli, laquelle lui dérobait tout ce qui n’était pas du domaine strict de sa mémoire consciente. Il est pénible de penser, surtout, que cet homme qui étudiait exclusivement les rêves du sommeil s’était éduqué à se réveiller à volonté, et que cela puisse paraître une ruse psychologique de bon aloi, un moyen rationnellement exact et logiquement inventé. Je penserais quant à moi qu’il conviendrait bien plutôt de s’éduquer à sommeiller, et de se perfectionner dans cet art très négligé, sans doute par excès d’habitude ! Et que bien des choses de la vie éveillée s’éclaireraient d’elles-mêmes, et de façon surprenante, chez un homme dont on pourrait dire : c’est un homme qui sait bien dormir !
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Pendant que je sommeille, quelque chose veille en moi, qui dort pendant que je veille. Le pivot, entre deux, est un grain de sommeil.
Entre la veille et le sommeil le contraste est constant, absolu, l’opposition farouche ; c’est par l’échange des contraires deux à deux, chaque contraire en son contraire, que l’harmonie se fait, que l’équilibre dure, que la vie continue en nous, permettant de perpétuels échanges qui entretiennent et nourrissent notre vitesse propre. La vie est diurne et nocturne, blanche et noire ; ce n’est pas la vivre que de la faire crépusculaire. Pour cultiver la chose, perfectionner ses extrêmes. Dans la nature, en effet, il n’y a pas de moyen terme : tout ce qui nous apparaît tel indique une insuffisance de pénétration, comme aussi ce qui est commun à autre chose qu’à soi-même. Le gris est le contraire du gris.
L’homme est un moyen terme qui doit s’efforcer d’en sortir : il a pour lui les anges et les archanges et le génie, auxquels il doit son obéissance et grâce auxquels il doit trouver, dans un bel esclavage, sa liberté ; il a contre lui les démons et les idées et la part la plus égotique de lui-même, dont il doit se rendre maître, pour être libre, qu’il doit réduire à son obéissance.
Encore une fois, ce n’est pas ce qui est pensé qui compte, mais avant tout qui le pense, à partir de quoi, par sympathie, on pourra savoir comment cela a été pensé, pourquoi, vers où, et seulement alors savoir quelle est, avec exactitude, cette pensée et de quel signe elle est la pensée et le signe.
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Parvenir à comprendre cette parole capitale de l’augure : « Voici mes prophéties ; elles se réaliseront ou ne se réaliseront pas. »
Ce qui, en effet, ne touche en rien à leur exactitude.
On peut se tromper sur son rêve, mais le rêve ne trompe pas. À la vérité, il ne s’agit pas d’inventer une clef qui ouvre nos rêves à nos investigations d’éveillés, ni de découvrir ou de fabriquer une « grille » qui nous permette de les traduire dans notre langue diurne. C’est à notre langue diurne qu’il faut apprendre à être traduite en rêve, de telle sorte qu’à sa comparution, l’une et l’autre puissent se comprendre sans que le sens subtil de la langue des rêves soit dévoyé. Le point fixe pour nous, c’est le rêve, sur lequel nous n’avons aucun moyen de contrôle, dont nous ne connaissons ni la syntaxe, ni la grammaire assez pour en traiter selon nos vues.
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Vous vous trompez : la conscience n’est pas la lucidité, ni la lucidité, la conscience.
On parle abusivement de conscience claire et d’obscur inconscient ; la vérité veut qu’on renverse l’image : l’inconscience est transparente. Écoutez ce mot : inconscience, et dites-moi s’il peut être obscur, ou même éteint. Plus la conscience est claire, plus les objets s’y appuyent fortement sur leur ombre : ce sont ces ombres qui font juger du relief apparent. Dans l’inconscience, au contraire, c’est la transparence qui règne, une parfaite transparence qui permet tous les échanges, où toutes les lumières peuvent se jouer (sauf la nôtre, toutefois, qui est trop faible et qui vient de trop près) ; c’est sa lumière également diffuse et continue qui nous la rend aussi incompréhensible. Une invincible blancheur où l’on ne peut pas créer à notre propre usage l’ombre ou la nuit qui nous sont nécessaires pour juger de l’éclat. Une lumière où tout est lumière, et qui nous est impénétrable par cette raison que nos lumières s’y baignent et s’y égarent, y disparaissent ainsi que disparaîtrait un rayon qui voudrait remonter à sa source pour en prendre connaissance.
Un inconscient obscur serait un poids sur nous. Or, c’est la conscience qui pèse ; il faut y prendre garde.
Ce qu’ils nomment censure n’est ni une muraille, ni une barrière, ni une frontière, ni non plus un obstacle qui se situerait en un lieu quelconque à la limite d’une étendue, c’est un miroir mouvant qui réfléchit là où nous ne pouvons pas penser. Car la lumière n’est pas étendue mais mouvement.
"Ce qu’a tenté Guerne dans La nuit veille, et qui en rend la lecture si saisissante et par endroits si effrayante, c’est de s’approcher par l’écriture de la nudité du rêve, antérieure à sa formulation. De sorte que le récit de rêve ne va jamais, chez lui, sans un doute permanent sur le statut de ce récit - qui rejoint les préoccupations les plus aiguës de cette « modernité » que par ailleurs il déteste tant. Le rêve tel que Guerne tente de le cerner, si l’on écoute bien le texte, d’une oreille sensible, est en permanence l’objet d’une traque. Ce sont ici bien souvent des rêves à deux voix, dirait-on, l’une qui raconte, l’autre sous-jacente, qu’on entend à peine, mais qui pose continuellement la question lancinante : était-ce bien cela? comment le sais-tu ? ou plutôt, pour reprendre la formulation favorite de Guerne, comment le sait-ON?"
Jean-Yves Masson
extrait de l'introduction
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Présentation
Après lecture de La nuit veille — c'était en 1970 —, j'avais eu la conviction qu'il s'agissait là, entrecoupée de réflexions diverses et de notes en forme d'aphorismes, d'une suite de rêves plus ou moins authentiques, arrangés, retranscrits et assemblés pour former ce précieux petit livre dont l'excellence et l'originalité n'ont pas fini d'étonner les lecteurs. Lorsque j'en avais parlé à Guerne, quelques jours plus tard, il avait souri, mais n'avait rien répondu. Un certain regard était venu à la rencontre du mien. Sans plus. Une ombre de commisération ? Peut-être. Mais de gentillesse : sûrement. Ma question, il faut l'avouer, avait été bien puérile...
C'est en 1954 que parut, chez Desclée de Brouwer, ce prodige d'imagination, de liberté et de haute maîtrise que la critique d'alors avait salué à sa juste valeur. Et de fait, il s'agissait bien d'une entreprise unique, d'une descente sous les cendres et les neiges du rêve comme jamais encore personne ne l'avait tentée. Ni ne l'avait osée. Et plus encore : la relation directe d'un homme avec la nuit. De l'Homme avec la Nuit. La Nuit originelle. Si proche en vérité du dormeur. Car l'entassement géant des ères géologiques qu'on dit nous séparer du Commencement des temps, cette écrasante distance que les savants nous font toujours plus inaccessible dans sa démesure, le plus petit infant la franchit d'un pas, dès qu'il entre dans le sommeil. Avec pour seul effort de fermer les yeux. Parce que le rêve est contemporain du premier jour du monde.
Plus de cinquante ans ont passé depuis le premier tirage de La nuit veille. Et le silence a grandi sur ce texte insolite, inouï, incomparable. Incomparé. Providentiel en tout cas. Il y aurait sans doute de quoi s'en étonner, mais qui s'étonne de quoi aujourd'hui, la couche sédimentaire de la médiocrité, de l'ignorance et de l'indifférence s'épaississant chaque jour davantage ? Plus de héros, plus de saints, plus de génies. De grotesques gloires accrochées à de grotesques personnages ; une fausse élite boursouflée de suffisance ; et puis, l'innombrable masse, fluctuante, imprévisible, de la nouvelle race.
Il reste les isolés, les clandestins, ceux qui n'ont pas rendu la main aux séductions du monde et qui résistent, ici ou là, reliés entre eux par le fil d'or de l'amitié, sinon d'une invisible communion. Or c'est pour eux que Guerne avait écrit. Et croyez-le, il n'en demandait pas plus. Il savait à quel degré nous en sommes de la grande glissade universelle et que ce n'est pas sur le nombre qu'il faut compter. Ce choix devenu sien, il n'avait plus a se retourner.
Cité par Pierre de Boisdeffre comme l’un des trois livres de l’année qui, n’étant pas un roman, eût dû recevoir l’un des quatre grands prix de décembre (Combat, 29 déc. 1954).
LE MONDE : Livre étrange, véritable « château de l’âme » comme l’entendaient sainte Thérèse et saint Jean de la Croix. Emile Henriot (16 juin 1954)
LE FIGARO : Rares sont ceux qui nagent loin du bord, et seuls. Armel Guerne est de ceux-là. Claude Mauriac (16 juin 1954)
CARREFOUR : Pas banal, ce solitaire!... Il est probable qu’on rapprochera cet ensemble de pensées et de cristallisations poétiques des œuvres de Blake, de Poe, de Lautréamont, et de celles des Allemands Novalis et Hölderlin. Cette sorte de révélation poétique sur les buts proposés à l’homme est de la plus haute spiritualité. R. G. (28 juillet 1954)
LES NOUVELLES LITTÉRAIRES : Quand je lis ses inventions raffinées, d’un style étudié, crispé, si habile à organiser un beau désordre, leur métaphysique si obscure mais si amusante à déchiffrer, je suis bien content. Robert Kemp (juillet 1954)
LE FIGARO LITTÉRAIRE : Dans ce très précieux petit livre, qui nous apporte le témoignage d’une longue, d’une lente « expérience de la nuit », les esprits attentifs et fervents puiseront des enseignements toujours riches, parfois nouveaux, sur la psychologie et la métaphysique d’un univers auquel, malgré qu’on en ait, nous appartenons tous pendant un tiers de notre existence. Le meilleur peut-être. M. C. (26 juin 1954)
COMBAT : Ce livre magnifique et passionnant, La Nuit Veille.., ce livre unique, ce livre fascinant. Armel Guerne est un vrai et grand poète ; une des natures poétiques les plus authentiques d’aujourd’hui. Un homme, aussi, auquel tous les domaines de la spiritualité sont ouverts... Avant d’avoir lu La Nuit Veille, je n’avais jamais vu aucun livre donner aux rêves leurs véritables valeurs, leur densité, leur éclairage, leurs perspectives. — La Nuit Veille n’est pas seulement une joie pour les poètes ; les autres se réjouiront d’y trouver un « document » ... Le livre d’Armel Guerne nous montre à quel point le langage poétique, avec ses somptuosités, ses horreurs, ses obscurités, capte seul la véritable essence du rêve. Marcel Brion (5 août 1954)
LE SOIR de Bruxelles : Il n’y a rien là d’arbitraire, de littéraire. Les grandes friches du revers des choses où l’âme retourne de nuit, appartiennent en commun à tous les hommes. Et l’affirmation courageuse d’Armel Guerne prend un appui singulièrement solide dans ses textes. Jean Mogin (21 août 1954)
TÉMOIGNAGES : Le titre, à lui seul, est déjà révélateur ; mais l’on n’a pas plutôt lu les premières phrases de la préface que l’impression se confirme : nous sommes en présence d’un vrai poète... Et parce que le verbe, ici proféré dans sa plénitude, peut déployer tous ses pouvoirs, nous sommes pris dans un rythme heureux qui nous tient enchaînés à sa suite et nous plonge dans un état de paix, de gravité et de recueillement, où l’on découvre sans peine que la vie est intérieure, selon l’admirable aphorisme reproduit sur la bande. — Mais de quoi s’agit-il ? Il s’agit du rêve, de ce monde ou plutôt de cette vie méprisée qui est pourtant la nôtre... Le mérite d’Armel Guerne est d’avoir affronté plus explicitement la difficulté en prenant le rêve non seulement comme effet à produire, mais comme la matière même de son art. Il en résulte un livre unique (bien que le Nerval des meilleurs jours, après tout, n’en soit pas si loin) étrange et attirant comme le royaume de notre liberté perdue. Dom C. J. Nesmy (novembre 1954)
LE MATRICULE DES ANGES : La beauté effrayante de La nuit veille ne réside pas tant dans l'étrangeté furieuse et oppressante des images qui y courent, que dans cette assignation inachevée du rêve, tendu vers l'impossible de toute parole.Sophie Deltin, (février 2007)
STALKER: J'ai entrepris la lecture du magnifique La nuit veille d'Armel Guerne, l'un des tout premiers titres des éditions In Texte, dans la collection intitulée D'Orient et d'Occident. Jean-Yves Masson a donné, pour ce recueil de rêves, une très belle préface. D'autres titres de Guerne doivent paraître, notamment une traduction de certains textes de Paracelse. Attendons avec impatience ces livres à venir, qu'ils soient signés de Guerne, hélas aujourd'hui bien oublié, ou d'autres auteurs. […] Langue superbe bien sûr, écriture entée sur elle-même si je puis dire, non point pour s'admirer mais, devenant consciente de son dire, afin de rémunérer le commun défaut des langues, préoccupation toute boutangienne (logocratique ? Je me souviens ainsi d'un texte admirable de Guerne sur Monsieur Ouine) dans sa volonté de servir le français et non point de s'en servir. C'est dans ce souci d'une écriture désireuse, aimante, ne se croyant pas à sa propre origine, tendue vers celle-ci (si toute conscience est conscience de, nous pourrions affirmer que toute langue est langue de...), qu'il me faut chercher non pas tant la clef des songes que celle de cette immense porte derrière laquelle Kafka attendait l'insigne venue, en sachant bien que jamais elle ne s'ouvrirait et que même si, par extraordinaire, elle finissait par s’ouvrir, c’est lui-même, devenu vieillard, qui n’oserait en franchir le seuil. Juan Asensio, (13/12/2006)