C’est moins dans ce qu’elle exprime qu’est à rechercher la poésie que dans ce qu’elle tait tout à coup. Se mutile-t-elle en ne chantant plus la bonté ou la beauté du monde ? Ou, plus simplement, tient-elle compte — et un compte exact — de ce qui a déserté le cœur des hommes ? En cela, elle nous définit mieux que toute approche dite sociologique. Elle nous cerne, et nous dénonce jusque dans nos absences. Si elle est parfois ce creux devant lequel nous sommes pris de vertige, à qui la faute ? Au poète ? Allons donc ! Le poète se contente d’être l’écho sonore de nos silences.
Or, il y a un silence de l’homme. Depuis 1945 et la découverte d’horreurs successives, l’homme se tait. Ce silence succède au silence de Dieu — ou des dieux. Et il fait autant de fracas dans nos consciences désolées. La poésie a à rendre compte de ce silence, non pour le renforcer, mais pour l’exorciser. Elle le fait très bien. Si bien même qu’il y aurait erreur à affirmer, comme je le faisais en commençant, que notre époque n’est pas tendre à la poésie. La vérité est tout autre : c’est la poésie, en ses exigences. qui n’est pas tendre à notre époque.
J’imagine que je ne serai pas contredit par les trois poètes que j’ai réunis cette semaine d’un même élan.
Le premier, M. Armel Guerne, a passé sa vie au service de la poésie et des poètes. Éminent traducteur et poète lui-même, il nous a donné des œuvres parfaites ; et, par lui, nous eûmes accès, enfin, à Novalis, à Hölderlin, à Kleist, aux frères Grimm, du côté des Allemands, à d’autres encore comme Melville ou Stevenson, pour ne citer que ceux-là. Et, les ayant traduits, il les a préfacés, condensant en quelques pages de haute prose une fraternité en même temps qu’un affrontement, ainsi qu’il en va de toute traduction où l’être s’engage à se tirer de l’avoir. Ces préfaces, entre toutes précieuses et dispersées au hasard des bibliothèques, viennent d’être réunies sous un titre magique : L'Âme insurgée (1).
À lui, seul, ce titre exprime bien ce que je disais de la poésie en ces temps de givre. Mais je ne saurais trop recommander la lecture attentive et tendre des premières pages. Cri autant que tri, cette introduction nous offre tout ensemble la colère et la sagesse de M. Guerne, l’une et l’autre vivifiées et comme nourries par ces poètes qu’il a servis. Ces pages sont essentielles en ce que, ayant dénoncé les maux dont nous mourons, elles proposent un retour sur les chemins de l’âme et de l’esprit. Écoutez-le : « C’est pourquoi, je le dis ici, pour le salut de ce qui nous reste d’âme, pour l’honneur de l’esprit : Jamais depuis l’origine du monde, depuis la création de là lumière et la séparation des eaux d’en haut et de celles d’en bas, ni à aucun moment au long de notre histoire depuis le tout premier commencement, jamais la poésie n’a été aussi nécessaire... » Non, ce n’est point parole de poète : c’est parole d’homme insurgé, d’homme debout, en qui et par qui le poète parle. Serons-nous assez attentifs et entendrons-nous à temps ?
[…]
J’aimerais citer, et citer encore, de ces poèmes, simples en apparence et tout refermés eux aussi sur leurs secrets, disant à leur manière — c’est-à-dire entre vagues et neige, entre sel et froid et, plus lointainement, entre épaves et genêts en fleurs — ce que M. Armel Guerne et René Char, ces grands vivants, nous ont enseigné, le temps d’un éclair.
Que vivent les poètes, ai-je souhaité en ouvrant ce feuilleton. En vérité, mon souhait s’adressait à l’homme qui s’est recroquevillé au plus profond de chacun de nous. Fassent les dieux que cet homme-là, en dépit de son éloignement et de ses blessures, entende s’élever la poésie, en son chant le plus haut !
Henry Bonnier, La Dépêche du Midi, dimanche 20 novembre 1977
Armel Guerne, traducteur des romantiques allemands
parle du « nouveau romantisme »
L’ACADÉMIE DU « NOUVEAU ROMANTISME », dont Gonzague Saint-Bris, Jean Edern-Hallier, [...] et Patrick Poivre d’Arvor sont les mousquetaires les plus voyants, hante les plateaux de télévision, déclame dans les micros, se répand dans les colonnes des revues spécialisées et des quotidiens.
Les trompettes de sa renommée n’ont cependant pas ébranlé les murs du village lot-et-garonnais de Tourtrès où Armel Guerne vit depuis une quinzaine d’années.
C’est là que Jean-François Mézergues a rencontré le traducteur de Novalis, Hölderin, Kleist, Arnim, Hoffmann, Melville, Stevenson. Lui-même poète, dont « l’Âme insurgée » — écrits sur le romantisme — a été publiée chez Phébus.
Armel Guerne lui a parlé du romantisme, « moment de l’esprit qui dure toujours depuis toujours », et du nouveau romantisme, sécrétion d’une génération « d’orphelins volontaires ».
AU PREMIER ÉTAGE DE L’ANCIEN PRESBYTÈRE de Tourtrès, la pièce dans laquelle Armel Guerne médite est encombrée de livres. Non une bibliothèque ni un décor, mais l’accumulation d’outils substantiels, indispensables à l’accomplissement d’une vie intérieure. A 68 ans, amaigri par la maladie, le poète « encore humblement gainé dans sa chair mortelle » n’a néanmoins pas changé depuis ce jour de 1968 où la France le salua sans vraiment le reconnaître : il était le traducteur du Prix Nobel de littérature, le Japonais Yasunari Kawabata. Car le regard est toujours aussi étonnamment jeune, rayonnant de lucidité, tourné vers l’essentiel. Regard de visionnaire! Non, celui qui a écrit du romantisme dans « l’Âme insurgée » : « Mouvement insurrectionnel donc, et qui ne visait à rien moins qu’à rétablir l’homme dans sa vraie patrie : cette âme illimitée qu’il avait eu la folie de déserter au profit d’un monde effroyablement rétréci, où il risquait à présent de finir emmuré », n’a pas abdiqué. Aujourd’hui pas plus qu’hier, Armel Guerne ne renierait cet autre passage de « Hic et Nunc », texte publié en 1949 dans le numéro des « Cahiers du Sud » consacré au romantisme allemand : « Le romantisme tout entier est un acte de voyance, une furieuse aspiration. Voyance trouble, aspiration confuse dans ses manifestations, peut-être ; mais combien nette dans ses raisons ! Et combien totale l’attente ! Son verbe est un perpétuel futur et ses mots clés sont : magie, prophétie, annonciation, pressentiment, promesse ; une impatience de l’espoir ; un grand acte de foi ».
Existe-t-il un lien commun, aussi ténu soit-il, entre cette « façon d’être », ce « combat pour la plénitude » que le génie « angélique » de Novalis, Hölderin « l’archange au verbe flamboyant », Armin, Kleist « la seule vraie tête allemande » du mouvement, Hoffmann (davantage que Byron et Shelley) en Angleterre, Melville et Poe aux États-Unis et l’Académie mondaine de Gonzague Saint-Bris, Jean Edern-Hallier, [...] et Patrick Poivre d’Arvor réunis ?
La question à peine posée, Armel Guerne se lance dans un monologue dont la richesse et la densité interdisent l’interruption. Il taille des croupières sans agressivité, fulmine et fustige sans tonitruer. La voix égale, le verbe dru, le poète parle de notre époque et de cette nouvelle mode qui se nourrit plutôt de signes que de réalités.
« J’ai l’impression que plus personne ne lit ni ne pense. Personne n’a le temps de vivre. C’est une question de cohabitation avec le temps. L’intellectualisme actuel n’est qu’une logorrhée. Nous vivons dans un monde strictement mental, abstrait, sans acte. On a des prétentions de style alors que les nostalgiques de mai 1968, énorme ratage, pet foireux, rien du tout, espèce de fièvre fondant sur le monde entier, confondent la formulation de slogans et la pensée. Ils se gargarisent de formules de clowns qui ne mènent personne nulle part. Les attitudes mentales de cette génération d’intellectuels affirmant que tout est politique ne correspondent à rien.
La fausse monnaie
Elles sont propres aux milieux parisiens et l’académie du nouveau romantisme ne quitte pas les sentiers battus. Aujourd’hui plus personne ne sait qu’il existe une langue française, instrument merveilleux, par sa virtuosité et sa rapidité, pour peser l’esprit. On baragouine une espèce de magma additionnant les pléonasmes aux mots étrangers. Pourquoi un « nouveau romantisme » aujourd’hui ? Tout bêtement parce que si vous êtes seul personne ne vous demande rien. Or, si vous vous intégrez à un groupe on vous invite à la radio, à la télé, partout où la masse croit qu’il faut être entendu et vu. Pour le reste, c’est-à-dire l’important, je ne perçois rien d’autre qu’une vague, incertaine nostalgie sentimentale, brumeusement mythologique, brumeusement écologique. [...] De plus, chez eux, on devine une sorte de culte de l’ignorance, de tendance à proclamer que ce qui a existé avant eux est mort. De mépris du passé. Il est pourtant fondamental pour la connaissance d’avoir une pratique de ce qui a été connu autrefois. On oublie que le premier langage fut la contemplation du ciel dont les civilisations anciennes incluent l’existence comme primordiale. La nôtre a le cul dans la machine ; elle a oublié le ciel. Le culte de l’homme pour l’homme, seul à l’honneur à notre époque, est imbécile. L’homme n’a jamais été qu’une créature. Ce qu’il peut faire de mieux, c’est comprendre »
Le temps d’allumer la cigarette interdite par la médecine qui « ne vous laIsse même pas mourir sérieusement votre propre mort » et le monologue reprend :
« Comment comparer l’époque de l’épanouissement du romantisme, quand les hommes allant à pied ou à cheval, naviguant à la voile, les nations existaient, et les individus avaient la conscience et la nostalgie de la plénitude de leur être, avec la vie fantomatique que nous vivons aujourd’hui dans une société ou on ne sait plus ce qu’est le peuple mais où on nous parle de masse ? Où il n’y a plus de place pour l’individu. Où personne ne veut de ce qui a un semblant de vérité. Où, seule, la fausse monnaie passe.
Les romantiques, eux, étaient profondément attachés au génie de leur langue. Les Allemands ont façonné la leur, à peine sortie du haut Moyen Âge en même temps que leur nation. Les Anglais ont soudé le génie de la leur. Quant aux Français, en dépit de la gentillette école littéraire qui fit florès sous ce nom, ils sont restés en dehors du mouvement. Nerval, l’exception de notre pays, Victor Hugo et d’autres en plein dans l’incarnation du génie de la langue l’ont cependant manipulée, élargie, fait retentir.
Actuellement je vois partout en Occident à l’intérieur de la chrétienté et en Extrême-Orient une rupture définitive avec la tradition, la transmission incarnée d’homme à homme, de génération en génération. Nous refusons de nous ouvrir à la présence du monde invisible. Nous vivons dans un monde accessoire, nous nous occupons à des choses inutiles car ce n’est pas une fin en soi que de gagner se vie ».
Cette invective à un moment où nous sommes « passés, de l’humanisme à la fourmilière, où nous avons atteint un tel degré de barbarie que ce n’est pas une décadence mais une nouvelle barbarie » ne s’abîme pas dans l’irrémédiable :
« En dépit des conquêtes de la science, il suffit d’un accident météorologique pour que tout soit arrêté et l’homme ramené à l’état de l’âge des cavernes. C’est ce qui m’empêche de désespérer même si nous sommes engagés dans une voie sans issue. Une catastrophe, et tout sera remis en place. »
Armel Guerne a rougi dernièrement devant son écran de télévision à l’heure d’ « Aujourd’hui, madame » quand un de ces nouveaux romantiques dont les « écrits ajoutés égalent rien » l’a cité en référence. « J’ai eu honte ! »...
recueilli par Jean-François Mézergues, Sud-Ouest Dimanche, 4 février 1979