UN petit livre violent, un livre de souffrance et de colère, qui risque bien de n’être guère compris, ou de valoir à son auteur de nombreuses oppositions. Parce que Guerne ressemble aux deux maîtres qu’il avoue, Léon Bloy et Georges Bernanos, il sera sans doute condamné à être comme eux un solitaire. L’an dernier déjà, son premier livre prophétique, Mythologie de l’Homme, — qui était d’ailleurs beaucoup moins clair que la Danse des Morts, — n’avait guère rencontré que le silence, à part, je crois, un bel article d’André Rousseaux.
Armel Guerne, qui a publié avant guerre d’admirables traductions de Novalis et de Rilke, est un bel écrivain. Son style personnel ne ressemble pas beaucoup à celui de ses traductions et ne paraît rien devoir aux poètes traduits : rien sinon cette connaissance de la langue et de ses ressources que l’on peut gagner (que l’on ne gagne pas toujours) dans l’ingrate pratique de la traduction. La prose de Guerne est éloquente, nombreuse, vocale, comme celle de Bloy, avec ce luxe un peu surabondant qui, chez le Pèlerin de l’Absolu, choque les modernes esthètes de l’expression pauvre. C’est un grand style latin, que Bloy tenait de ses lectures patristiques et qu'Armel Guerne tient évidemment de Bloy. Mais il s'agit moins ici d’une imitation littéraire que d’une filiation spirituelle. La substance même de la Danse des Morts est dans la droite ligne des Méditations d’un Solitaire, le plus beau livre inspiré par l’autre guerre. Valeur de la souffrance et des larmes, « illuminatives splendeurs de l’horrible », sens symbolique de l’histoire humaine, orages de la colère divine lentement accumulée à travers les siècles pour éclater à la fin des temps, espérance arrachée aux « ténèbres solaires » de l’époque : autant de thèmes familiers aux lecteurs de Bloy et que l’on retrouve, non point servilement empruntés, mais redécouverts et revivifiés, chez Guerne.
QUELQUE chose, cependant de plus humain, de plus tendre, se mêle aux thèmes bloyens, et je pense qu’il y faut voir l’influence de Bernanos, dont Guerne fait dans sa préface un bel éloge. (Avec quelle joie découvrons-nous en même temps, par les Commentaires récemment publiés chez Desclée et qui furent écrits aux jours de Munich, que Charles Du Bos, lui aussi, avait pour le Journal d’un curé de campagne une véritable vénération et recevait en plein cœur la lumière que font jaillir les Grands Cimetières sous la lune.) Ce que Guerne doit sans doute à Bernanos, c’est, d’une part, ce qu’on trouve déjà chez Péguy comme chez Bloy : une vue impitoyable et douloureusement lucide des signes de notre décadence. Mais c’est, d’autre part, comme un défi à tout l’âge moderne, le culte des valeurs chevaleresques, la fidélité et l’honneur, le goût de la grandeur le sentiment d’une mission de la France surnaturellement vouée à servir ces valeurs.
Les seize proses lyriques et visionnaires de la Danse des Morts et sa très belle préface, dont le style est plus discursif, ne sont pas d’ailleurs composées seulement de tout ce que Guerne a hérité de ses modèles. On se persuade vite que ces vues spirituelles ont été pour lui des préceptes dans l’action ou bien les vérités auxquelles l’ont conduit l’action elle-même et une expérience directe de la douleur. Sa nature est bien d’un contemplatif, — sinon se serait-il tourné naguère vers Rilke et Novalis ? — mais d’un de ces contemplatifs qui découvrent en pleine pâte de la vie l’objet de leur méditation. Ce sont des hommes de solitude, puisqu’une certaine profondeur ne s’atteint que dans le recueillement, et pourtant la solitude ne leur suffit pas. Ils ont un besoin de la présence humaine, qui n’est pas seulement un appel du cœur ; c’est leur vocation profonde, l’orientation de leur intelligence, qui les rend nécessairement attentifs à la communauté, à son destin, au tumulte contemporain et à la marche de l’immense Histoire. Car c’est « ici et maintenant », sur cette terre, dans le monde de l’incarnation, qu’ils sont invités à poursuivre la quête de vérité. Il n’y a point, pour ces hommes-là, d’évasion possible, point d’abstention, ni de retraite protégée des tempêtes. Ni un Bloy ni un Bernanos, et pas davantage Péguy ou Dostoïevski ne sont capables de s’abstraire de « ce qui se passe ». Et Armel Guerne non plus.
Quelle fut sa participation active aux combats de ces dernières années, il ne nous le confie pas, et il nous importe assez peu de le savoir. Ce qui compte, c’est qu’il y a participé par un engagement si complet de tout son être, intelligence, volonté, foi, imagination, que chacune des pages qu’il écrit est encore brûlante des incendies d’hier, habitée par les cris des victimes, le visage des criminels, le scandale de l’injustice ou de l’indifférence. Mieux encore, Guerne est de ceux qui, en très petit nombre, ne feignent pas que le monde soit rentré dans la paix, et que la lutte, la menace, les raisons de peur ou de défi à la peur aient cessé d’être en même temps que la guerre des armées. Pour lui rien n’est fini, rien ne peut finir, en vérité, car la guerre lui a fait comprendre qu’elle était elle-même peu de chose, si on ne savait voir en elle la manifestation soudain criante d’un mal qui en réalité travaille notre humanité depuis longtemps. Et Guerne ne consent pas, comme nous le faisons presque tous, que ce cri retombe à l’oubli. Ce n’est pas lui qui fera semblant de croire que désormais les sages mesures du bon sens, les aménagements d’une prudente organisation suffiront à tout faire rentrer « dans l’ordre ».
Son pamphlet contre les temps modernes n’est en aucune façon (et de nouveau pas davantage que ceux de Bloy ou de Bernanos) dicté par les nostalgies d’un esprit réactionnaire. Il se situe même à l’opposé de ces nostalgies. S’il s’acharne à mettre à nu les insuffisances de l’homme d’aujourd’hui, à dénoncer la misère d’un temps où « il n’y a plus de saints, plus d’amants, plus de pauvres ; il n’y a que des citoyens », ce n’est point accuser. Car les vrais violents, comme lui n’accusent pas ; une telle véhémence n’a jamais qu’une source qui est l’amour. Ce siècle lui paraît n’avoir engendré ni sainteté ni grandeur héroïque évidente comme l’était celle des âges antiques. Mais si la grandeur individuelle y fait défaut, l’époque est plus grande que les hommes : ce ne sont plus des êtres d’exception qui ont eu a porter le fardeau du courage, de la douleur et du sacrifice, mais n’importe qui. Paradoxe que Guerne formule très clairement : « ...Comme si, à mesure que les saints faisaient défaut, c’était au monde anonyme qu’avait été confié le soin de notre avenir spirituel,… comme mi c’était alors la vie quotidienne, la vie simple des braves gens, qui prenait sa charge d’éternité sans nul intermédiaire. »
Des propos aussi insolites aux esprits actuels ne peuvent être tenus que par quelqu’un qui a regardé le désespoir en face, mesuré le prix du sang, offert on holocauste, et payé son tribut de ces larmes des hommes qu’il appelle « l’ondoyante ondée de la mort ». De quelqu’un aussi pour qui la civilisation de ce siècle n’est pas simplement troublée par un accident de l’Histoire, mais bouleversée jusqu’aux racines par les « vents de la peur », par la « marée de l’immonde », par une mort « qui n’est le compagnon de personne, la chevalière d’aucun combat, l’honneur d’aucun nom ».
Tout, dans ces pages qui ne désignent jamais explicitement l’univers des camps, le souvenir de l’oppression et de la résistance, procède de l’esprit de ces années-là. Mais leur détresse, les abîmes de désespoir qui s’ouvrirent alors sous nos pas n’inspirent pas à Armel Guerne le fatalisme de qui consent à l’inévitable. Au fond de la nuit où nous vivons encore, il perçoit les premiers feux de l’espérance ; dans l’agonie affreuse d’un monde, la naissance future qui s’y prépare ; le regard des hommes qui ont connu l’épouvante, une nouvelle connaissance et une résolution. Il peut être hanté par le cauchemar de tous les morts s’avançant en cortège, « en colonnes de solitudes ». Il s’en délivrera par ce cri : « Mort à mort, nous bâtissons », qui est un cri admirable, si du moins celui qui l’ose a lui-même couru le risque de la mort et se trouve prêt à le courir encore.
Albert Béguin, Le Figaro Littéraire
Un grand poète nous est né
Une abondante littérature a été consacrée à la Résistance. Il faut bien avouer que cette littérature est décevante. Cela tient sans doute au caractère anecdotique des œuvres publiées. La Résistance, qui fut une démarche inexprimable de la conscience, ne se détaille pas. La raconter, c’est plus que la trahir, c’est l’amenuiser ; c’est la ramener à la taille du normal, alors qu’elle a rehaussé l’homme, qui y fut , à la taille d’un démon et d’un saint inextricablement emmêlés ; autrement dit : à la plus exacte vérité de l’homme.
Il rentre d’autres valeurs d’appréciation dans l’impression de médiocrité qui se dégage des livres sur la Résistance, quelle que soit la sympathie spontanée qu’ils inspirent. Mais l’explication principale est celle-là : l’intenable gageure de narrer l’inénarrable.
Deux ouvrages échappent à cette erreur. Ce sont La Mythologie de l’Homme et La Danse des Morts de M. Armel Guerne. Ils sont un cri, un long cri terrible et magnifique. Ils sont la vérité, bien au delà de l’épopée ; ils sont, l’un l’autre se couronnant, la vérité jaillie du plein cœur du poète, jaillissant au plein cœur de l’humain. Ils sont un effort d’intelligence, tellement dépassé qu’ils entrent dans le prophétique comme dans un élément naturel.
À vrai dire, on est gêné pour parler de ces livres. L’on comprend que les rares critiques littéraires qui les ont signalés à l’attention du public aient bronché devant l’obstacle et qu’ils aient tourné court. Les textes d’Armel Guerne défient l’analyse. Ils surgissent dans un tel bouillonnement, ils passent si haut par-dessus les lyrismes qu’on redoute pour eux la chute brusque dans l’emphase. Inquiétude vaine lorsqu’il s ‘agit du poète, mais piège fatal lorsqu’il s’agit de parler de lui. L’emphase, l’outrance verbale sont là, embusquées derrière chaque mot, chaque phrase de notre langage de tous les jours, qu’il faut bien employer cependant pour parler de cette langue propre à Guerne, dont la chaleur, l’abondance et la violence sont de tous les hommes et de tous les temps, quoique uniques dans la littérature et la pensée des hommes et des temps.
Déjà, par méfiance, nous sommes passés à côté du mot vrai : ce n’est pas de la langue ou de langage qu’il faut parler ici, mais de verbe. Il y a le verbe, agissant et présent, — parole, acte et substance. Guerne, c’est essentiellement cela.
« Une langue inconnue, dit l’auteur dans le bouleversant chapitre de « La Danse des Morts » intitulé « La cathédrale des Douleurs ». Une langue inconnue dans la réalité où tous les signes qu’on ignore vont et viennent sans cesse en poussant de grands cris ; la langue des présages dont la sagesse est faite de ton sang. Écoute-toi, comme une oreille qui écoute, posée sur une oreille qui écoute… »
Les critiques qui, comme M. Albert Béguin ou M. André Rousseaux, n’ont pas raté l’événement qu’est la naissance d’un très grand poète ont cherché, moins pour eux-mêmes sans doute que pour guider leurs lecteurs, les parents spirituels de Guerne. Ainsi Théophile Gautier voulut apparenter Baudelaire. La filiation de Guerne a été recherchée dans des directions divergentes. Il a été parlé de Léon Bloy, de Péguy, de Bernanos, et ce fut pour l’égaler à ces pères putatifs. Si, pour notre part, nous nous concédions cette commodité, c’est vers Gérard de Nerval – celui des Chimères – que nous nous tournerions, et peut-être, vers Baudelaire. Au même degré qu’eux, Guerne détient l’art magique des transpositions. Le même mot, la même phrase ont des sens parallèles. Ils portent des messages superposés, s’élargissant concentriquement comme des cercles, appelant avec force l’intelligence d’un ciel vers un ciel supérieur et ainsi de suite. C’est à cette concentration indéfiniment explosive du verbe – et à cela seul – que l’on distingue LE poète de ceux que l’on appelle LES poètes. Le poète, c’est un perceur de mondes : le précurseur et le visionnaire du réel, qui nous révèlent à nous-mêmes et nous accouchent à l’avenir.
Mais Guerne n’est pas Bloy, ni Péguy, ni Bernanos. Il est mystique, certes, — et quel ! Mais pas comme eux. Il est le mystique de l’homme. Il est le nouveau prophète de l’homme.
Il n’est pas davantage Nerval ou Baudelaire.
Il est le témoin. Il est le témoin d’une passion et l’appelant, le prophétique récitant de cette passion qui a ses héros et ses saints, — les plus actuels qui soient : ceux de ce temps déjà fini et perpétuellement recommençant qui fut la Résistance. Il est le témoin qui a été soldat et chef de soldats, pris comme un autre, — fait comme un rat — torturé jusqu’au tréfonds de l’âme et qui continue a porter ces supplices endurés — à les porter presque tout seul pour presque tous. Il est le solitaire de la Douleur, farouche et désespérément optimiste : celui qui ne transige pas avec sa fierté, mais croit en les hommes, plus spécialement en ceux de France.
« Voici nos hommes, écrit-il en construisant leur cathédrale « belle, effroyablement ». Voici nos hommes torturés et tordus en façon de gargouille, les calcinés et les pendus ; les pauvres corps de notre chair humaine fourrés un peu partout, posés sur les rebords, enfoncés dans les alvéoles…
« Ils sont tous là, ornementant à profusion tous les recoins, chaque surface, parlant partout à travers eux cette langue muette et bien plus large que la voix où rien n’est plus seulement souvenir, même le plus pesant, mais de nouveau symbole lancé furieusement dans cette immobilité toujours très singulière ; cette langue muette dont chaque homme quel qu’il soit, ne doit porter qu’un mot qui nous fait signe et nous appelle… »
La place exiguë, dont nous disposons, ne nous permet pas d’aller au fond de ce message et de ce témoignage, les plus absolument valables qui aient été offerts au monde depuis Les grands cimetières sous la lune, de Bernanos, plus universellement prophétiques encore que cette splendide langue de feu, qui préfaçait et annonçait La Danse des Morts.
Il eût été inconcevable que la Résistance ne révélât pas un poète. Cet événement rare, qui se rencontre moins souvent que les siècles, est survenu. La platitude de notre présent intérimaire fait que cet événement passe encore inaperçu, le présent préfère la littérature excrémentielle, — à sa mesure. Il se vautre dans les « disciples » de M. Sartre, – qu’il importe de séparer de ses sous-produits – plutôt que de s’enlever avec M. Guerne.
Nous aurons été au moins quelques-uns qui, bien que cernés par le médiocre contemporain, n’aurons pas été complices de cette inattention, que nos cadets jugeront sévèrement comme presque tout de ce temps bassement mercantile, bassement tranché de ce passé d’hier et des vues qu’il ouvre sur l’avenir, — de ce passé qui fut la conscience de l’homme en chacun de nous et qui demeure notre raison de continuer.
Pierrat, Caliban, 20 février 1947