N°9 - octobre 2006 - Le poète

N°9 - octobre 2006 - Le poète thomas

Editorial (Charles Le Brun)

Editorial (Charles Le Brun) thomas

suivi de "Qui est cet homme, Pierre Emmanuel" par Armel Guerne

Toutes les aventures spirituelles sont des calvaires.

(Bernanos)

Jamais autant que de nos jours il n’a été si nécessaire, indispensable absolument, d’exister et de faire, à l’image de la création, le témoignage sans lequel il n’y a plus rien. Fût-on le seul, persécuté de toutes parts, il faut crier : poète. Et ceci, je suis bien décidé car je n’ai pas le choix et je ne vois pas QUI va le faire à ma place, ceci m’oblige à obéir. S’il n’y a plus personne pour entendre, et si demain il n’y a plus de langue pour parler, ce sont les deux raisons essentielles, indiscutables, les deux obligations absolues de parler. Surtout SI plus personne ne doit entendre. Et SI l’on devait être le dernier. (1)

La poésie, la vraie, celle dont nous entretient Guerne, qui fut sa raison d’être et son pain surnaturel, n’est pas un simple ornement, pas un art non plus, du moins au sens antitraditionnel où nous l’entendons aujourd’hui. Elle est une arme. Une arme spirituelle et la seule, hormis la prière, avec laquelle nous puissions affronter les forces de corruption et de subversion mises en marche par le monde matérialiste.

Dans la Rome antique, le poète était aussi prophète. C’est ainsi que dans la langue de Cicéron, le mot Vates faisait double emploi. On l’entendait indifféremment dans le sens de poète ou de prophète (vaticinator). Guerne, – il l’a suffisamment répété – avait une franche prédilection pour le rapprochement de ces deux vocables. Sous cet angle très particulier, il est permis d’écrire que la véritable poésie prophétise. Elle est par essence religieuse. Or Guerne s’est, avant tout, proclamé poète. Là était sa fierté. Le mot est fort, mais loin de toute vanité. Et sur la pierre qui domine sa tombe, au-dessous de son nom et des dates de sa vie, on peut lire : « poète ». Il avait demandé cet honneur.

« Les poètes ne font pas la poésie, ils n’en sont pas les auteurs (2), car ils sont une oreille avant d’être une bouche et ce sont eux, au contraire, qui sont faits pour la poésie. » (3)

Guerne auteur ? Il n’aimait pas cette expression. Auteur de quoi du reste ? A l’écoute donc, non pas des choses du monde, mais de la Parole. Celle qui ne vient pas des hommes. La seule.

« L’artiste de génie sait qu’il ne crée pas, mais qu’il obéit. » (4)

Ou encore :

« On ne peut que donner sa voix – fût-elle à bout de souffle – à la Voix qui appelle. » (5)

Nous sommes loin des professionnels de la rime ; des vers qu’on récitait dans les salons ; des odes sentimentales ; du délire cérébral des surréalistes. L’engagement, la responsabilité, le respect du langage : un sens supérieur de l’écriture. C’était cela Guerne. Il faut lire à ce sujet certaines lignes qu’il écrivit dans un article consacré à Pierre Emmanuel (6) . Leur poids est accablant pour tous ceux qui se parent du nom d’écrivain. A ces lignes font écho l’extrait d’une page inédite retrouvée dans ses papiers et que nous livrons au lecteur en guise de conclusion :

« On ne peut pas écrire pour aujourd’hui, si l’on sait ce que c’est qu’aujourd’hui et si l’on sait ce que c’est qu’écrire. Il faudrait être fou pour d’écrire pour demain, tout comme on serait fou d’écrire pour hier. Mais pour parler la langue du naufrage à l’heure du naufrage, il y a de somptueuses raisons. Je la parle, n’en connaissant pas d’autres. » (7)

 

  1. (1) Armel Guerne, lettre inédite, avril 1948.
  2. (2) C'est nous qui soulignons.
  3. (3) Armel Guerne, préface à L'Âme insurgée, Phébus, 1977.
  4. (4) Armel Guerne, La Réponse, texte inédit.
  5. (5) Armel Guerne, Au bout du temps, Solaire, 1981.
  6. (6) Extrait de Qui est cet homme, Pierre Emmanuel, ouvrier de la onzième heure, in Au bout du temps, Solaire, 1981.Voir encadré ci-dessous.
  7. (7) Armel Guerne, Réponse à une enquête, texte non daté. Voir les Cahiers du Moulin n° 7

 

 

Même si la plupart de ceux qui en font ne s’en doutent guère, il en coûte beaucoup d’écrire un livre et c’est un acte grave. Une œuvre, dès qu’on ne la tient plus pour un feuillet dans l’effarante cataracte de papier imprimé qui s’abat chaque matin sur la France, on doit se demander quel est son acte sur la terre ; et non seulement de quel esprit elle procède, mais aussi et peut-être surtout, dans l’angoissante tragédie de nos jours, quels esprits et quels cœurs elle encourage et décourage. Les temps sont trop tendus, où nous vivons si mal, et l’essentiel y est trop manifestement en péril, si près de chavirer bientôt, pour que – quelle que puisse bien être l’éloquence du prédicateur – si quelqu’un d’entre nous prend sur soi de gravir les degrés qui le mettent en chaire au-dessus du silence, nous ne l’attendions pas à l’efficace de sa parole. Et puisque nous sommes tous prisonniers de la même prison, de ce compagnon qui s’est mis au-dessus de nous pour prendre la parole, et à qui nous prêtons quelque chose de nous, peut-être un irremplaçable instant du temps humain de notre âme, pour l’entendre, c’est un enseignement utile ou un vrai pas vers la délivrance que nous attendons, non pas un bavardage qui épaississe la cloison ou une rhétorique qui nous distraie, fût-ce un instant, et nous détourne les verrous qui nous séparent du salut. Nous entendons en définitive qu’il n’abuse en aucune façon ni de notre misère ni de la sienne…

Armel Guerne
"Qui est cet homme, Pierre Emmanuel" article écrit pour la revue "Témoignage" en 1954.
Republié en partie dans Au bout du temps, Solaire, 1981.

Armel Guerne "le poète du poète" (Jean Moncelon)

Armel Guerne "le poète du poète" (Jean Moncelon) thomas

A quiconque s’approche du génie de sa langue, le verbe est une volonté

(Fragments, 35)

Armel Guerne n’est jamais plus grand poète que dans ses traductions de Novalis et de Hölderlin. On n’hésitera pas à compter ses traductions des Hymnes à la Nuit (de Novalis) et des Lamentations de Ménon sur Diotima (de Hölderlin) (1) parmi les plus beaux, les plus singuliers, les plus poétiques poèmes qu’il ait écrits. Peut-on d’ailleurs parler de traductions ? Et n’est-ce pas qu’avec elles, Novalis et Hölderlin sont devenus des poètes de langue française et qu’il y aurait même un Novalis, poète de langue allemande, et un Novalis francophone ?

En premier lieu, il s’agit plus de passage, de passer d’une langue l’autre, que de traduction. On s’accordera à dire qu’Armel Guerne est un passeur et singulièrement des langues allemande et française, qui sont des langues à génie (2) – certaines langues n’ont pas ou n’ont plus de génie. « A bien considérer les génies opposés de l’une et l’autre langue, écrivait-il, je tiendrai toujours pour beaucoup plus infranchissable le passage de l’allemand au français que l’inverse, et je soutiendrai qu’il n’en est que plus bénéfique, en esprit, et obligatoirement conquérant ». (3)

Ensuite, il est question de Novalis et de Hölderlin qui sont poètes, comme Armel Guerne est poète, de sorte qu’ils apparaissent comme des frères en poésie : d’une part, pour chacun d’eux, pris individuellement, « entre la poésie et le poète, il n’y a rien à distinguer », et, d’autre part, pris ensemble, ils se tiennent les uns les autres dans une même (et rare) relation au langage – il faudrait dire au Verbe. La mystérieuse alchimie qui les rassemble fait qu’Armel Guerne apparaît, dans le passage de l’allemand au français des œuvres de Novalis et de Hölderlin (4), comme « le poète du poète », selon le mot de Novalis :

Traductions. Une traduction, ou bien est grammaticale (littérale), ou interprétative (adaptation), ou bien mythique. […]

Les traductions grammaticales, ce sont les traductions au sens ordinaire. Elles exigent beaucoup de connaissances, mais uniquement un talent discursif.

Quant aux traductions interprétatives, il leur faut pour être valables, un esprit poétique supérieur […]. Le vrai traducteur dans cette manière doit se faire l’artiste lui-même et pouvoir redonner vie de telle ou de telle autre manière à l’idée de l’ensemble. Il lui faut être le poète du poète, capable de le faire parler lui-même tout en parlant sa propre langue à soi. C’est un rapport analogue qui s’établit entre génie universel de l’humanité et chaque individu humain

Si nous en demeurons au poète romantique allemand, nous trouverons à l’infini des exemples de ce qu’Armel Guerne est capable de « faire parler » Novalis « en parlant sa propre langue à soi ». Ainsi, dans ce poème bien connu de Henri d’Ofterdingen :

Lorsque les nombres et les figures ne seront plus

La clef de toutes les créatures […]

« - alors il suffira d’un mot mystérieux

Pour mettre en fuite ces créations contre-nature »

(Marcel Camus)

« Alors devant un mot secret fuit

Et disparaît toute l’essence inversée »

(Maurice de Gandillac)

 

Il existe deux versions d’Armel Guerne,

la première de 1946 :
la seconde de 1975 :

« C’est alors qu’un unique mot secret

Fera fuir aussitôt la fausse réalité »

« C’est là que s’enfuira devant un mot secret

Le contresens entier de la réalité ».

 

D’un point de vue poétique, surtout si on la compare aux traductions de Marcel Camus et de Maurice de Gandillac, cette dernière version est évidemment supérieure, mais une sorte d’intuition spirituelle dans la première a fait ajouter à Armel Guerne le mot « unique », en italique. C’est la même intuition qui autorisait Rudolf Steiner à dire, dans une conférence sur Novalis, le 29 décembre 1912 : « Les mots ne sont pas rien que des mots lorsque des paroles spirituelles sont la base d’une conception du monde. […] Cela a été exprimé dans le beau texte que je voudrais vous lire, en y changeant seulement un mot ; il s’adresse à nos cœurs, mes chers amis. Je change un mot de Novalis, bien que cela puisse fâcher les béotiens qui se croient des esprits libres. (5) » Or, ce mot est « unique » : « un unique mot secret ».

Mais, sous cet aspect, même les Fragments de Novalis, et jusqu’aux pages de son Journal (ici, le 13 mai 1797), en témoignent :

« Le soir je vins auprès de Sophie. Et là j’éprouvais une joie

indescriptible – moments d’enthousiasme éclatant comme

des coups de tonnerre. D’un souffle je rejetai la tombe

comme de la poussière. Les instants étaient comme des

siècles – la proximité de Sophie était sensible – je croyais

toujours qu’elle allait apparaître »

(Maurice de Gandillac)

 

« Au soir, je suis allé vers Sophie. Là-bas je fus dans une joie,

dans un bonheur inexprimables – des moments

d’enthousiasme fulgurant – la tombe, devant moi, je l’ai

soufflée comme une poussière – les siècles étaient comme

des instants ; - sa présence sensible : à tout moment je croyais

la voir s’avancer devant moi. »

(Armel Guerne)

Non seulement la traduction d’Armel Guerne est infiniment meilleure, mais, une nouvelle fois, une précieuse indication spirituelle nous est proposée : ce n’est pas que Novalis attend de Sophie qu’elle apparaisse – comme un revenant – mais que sa Sophie – Sophia, la Sagesse divine – s’avance au-devant de lui.

On pourrait multiplier, à propos de Novalis, les exemples de traductions « grammaticales » et de traductions « interprétatives ». (6)

Pour Hölderlin, aussi, quelque chose est advenu dans ses traductions du génie poétique d’Armel Guerne, en tant « poète du poète ». Par exemple, dans ces vers (Le Rhin) :

« Tout ce qui naît d’une source pure est un mystère.

A peine si la poésie elle-même ose le dévoiler »

(Geneviève Bianquis)

« Enigme, ce qui naît jaillissement de pureté. A peine si

Le chant lui-même ose le révéler »

(Armel Guerne).

Et dans ce passage d’A la source du Danube :

« Vers tes vaillants, Asie, ô Mère,

Qui sans redouter les présage dont l’univers est plein

Et portant sur leurs épaules le ciel et tout le destin,

Semblaient prendre racine sur tes montagnes,

Et les premiers

Surent parler à Dieu

Seul à seul. »

(Geneviève Bianquis)

« O Asie, tes puissants, ô Mère !

Qui sans peur devant les signes du monde

Avec le ciel sur leurs épaules, tout le destin,

Enracinés pendant des jours sure les montagnes,

Avaient su les premiers cela :

Parler seul

Avec Dieu »

(Armel Guerne)

 

C’est ainsi qu’Armel Guerne apparaît « le poète du poète » Novalis, et « le poète du poète » Hölderlin. Et, dès lors, on reconnaîtra que ces traductions sont à joindre à sa propre œuvre poétique, mais aussi qu’il existe, de toute évidence s’agissant du poète romantique allemand, un Novalis dont la langue, passée au crible du génie poétique d’Armel Guerne, serait le français : « Dénovaliser Novalis en le dégermanisant pour le novaliser en le latinisant – quelle entreprise ! », écrit-il à Cioran, le 26 novembre 1968. Il resterait à se demander s’il a également « dégermanisé » Hölderlin. Quoiqu’il en soit, le « poète Guerne » aura laissé une œuvre poétique singulière, si l’on considère qu’à côté de ses propres productions, il s’est livré, à une expérience poétique unique en son genre, dans ses traductions de Novalis et de Hölderlin, inaugurant ainsi une sorte de poésie de l’extrême.

 

  1. (1) Traduction publiée dans Les Quatre vents, « Merveilleux et poésie romantiques », n°7, 1946
  2. (2) A ne considérer ici que les langues européennes. Les rapports entre l’arabe, le persan, l’urdu et le turc, dans la poésie orientale, sont infiniment plus complexes.
  3. (3) Et aussi : « Les exigences internes de la langue sont tellement plus furieuses, en français, que si l’on veut passer, c’est jusqu’à une identité d’esprit qu’il faut bondir, jusqu’à cette littéralité absolue qui nous apprend qu’en poésie, la fusion est complète entre la langue et l’esprit ». Armel Guerne, Fragments, SOLAIRE fédérop, 1985, fragment 198.
  4. (4) Mais non de Rilke, dont Armel Guerne dit seulement ceci : « En français, si elles vivent encore, les Élégies de Duino seront nécessairement plus claires qu’en allemand, d’un relief plus apparent ; plus rien de leurs harmonies ne sera imputable, comme dans l’original, aux faciles mystères de la confusion » (idem). Ailleurs, il écrira que « Rilke s’inspire de valérisme [sic] pour faire du Hölderlin » (Lettre à Cioran, 10 octobre 1967).
  5. (5) Rudolf Steiner, « Novalis, l’annonciateur d’une conception spirituelle de l’impulsion christique », Trois voies vers le Christ, Genève, 2001, pp. 309-310.
  6. (6) Citons encore ce passage des Hymnes à la Nuit (III) : « Zur Staubwolke wurde der Hügel - durch die Wolke sah ich die verklärten Züge der Geliebten ». Une traduction « grammaticale » : « Le tertre s’évanouit en un nuage de poussière – à travers cette poussière j’entrevois les traits de la Bien-Aimée » (Geneviève Bianquis) et deux traductions « interprétatives » : « Le tertre croule en nuage de poussière – je vois au travers, transfigurés, les traits de la Bien-Aimée » (Gustave Roud) – « Le tertre n’était plus qu’un nuage de poussière, que transperçait mon regard pour contempler la radieuse transfiguration de la Bien-Aimée » (Armel Guerne).

Guerne le veilleur (José Dupré)

Guerne le veilleur (José Dupré) thomas

Rencontre idéale d’un voisin de naguère.Lorsqu’il présente son manuscrit pour “Les Jours de l’Apocalypse”, aux éditeurs bénédictins de La Pierre-Qui-Vire, Guerne reçoit la remarque du père Abbé, dom Claude, que les sombres perspectives des “derniers temps” n’y sont guère éclairées par une évocation consolatrice de la surnaturelle Lumière à venir. Puis, avec sa parfaite délicatesse, le religieux demande s’il serait possible de développer un peu plus cet aspect, porteur d’espérance, afin d’aider le lecteur à pénétrer dans une œuvre aussi exigeante. Eu égard au profond et affectueux respect spirituel témoigné par Guerne à son monacal ami, on pouvait penser qu’il accepterait aussitôt de lui donner satisfaction. En réalité, il va maintenir la tonalité de son travail, en considérant qu’il n’est pas habilité à évoquer le rayonnement divin de la Cité céleste, déjà figuré, autant qu’il est possible, par des paroles mêmes de l’Apocalypse. Claude Jean-Nesmy se rangera à la force de cet avis, et les deux amis s’accorderont pour mettre en évidence le texte néo-testamentaire lui-même, afin qu’il manifestât, directement, l’espérance de la Clarté à venir. Pour Guerne, les ténèbres maléficiées des “jours d’apocalypse”, elles se déploient, dès maintenant, dans un monde grimaçant ; leurs écumes délétères l’éclaboussent quotidiennement, jusque dans sa retraite, dans sa vie modeste et retirée, dans sa survie même ; de cela, il peut parler, il peut écrire. De la Lumière incréée de l’être, qui, seule, portera l’À-Venir véritable, s’il advient, le poète estime qu’il ne saurait traiter, ni en prophète, ni en docteur. Tout au plus, dans ses lettres à Jean-Nesmy, où sans doute, il atteint l’extrême pointe de son affectueuse confiance, il lui arrive parfois d’exprimer, au cœur des épreuves, des chagrins, de la souffrance même, cette intime joie lumineuse d’être qui ne l’abandonne jamais, si douloureux soit-il d’exister.

D’un poète authentique, de cette variété d’homo sapiens devenant humaine en effleurant l’être – il ne serait pas juste, moralement, de disserter à l’aise à proportion qu’il n’est plus là pour répondre. Ce scrupule qu’il eut de vouloir que parlât seul le texte de l’Apocalypse lorsqu’il s’est agi de l’Essentiel, il convient d’en user à l’égard de sa parole et de sa vie. Si j’ai accepté le risque de contribuer à ce “Cahier”, après avoir découvert, à l’automne 2005, l’existence de Guerne, c’est d’abord pour témoigner d’une part infime du réseau par lequel se poursuit, en ce monde, la manifestation d’un auteur ; j’esquisserai ensuite ce que j’ai retrouvé par lui.

Exceptionnellement, on m’avait apporté la revue de l’“Arpel-Aquitaine”. En la feuilletant, l’image du Moulin m’attira, et d’autant que les monstrueuses “batteries d’éoliennes” défigurant nos derniers grands sites, pauvres et libres, font aimer plus encore la rustique noblesse d’un ancien édifice aussi beau. Ce poète n’était déjà plus un étranger, qui se retirait là en 1960, l’année même où, quittant Paris, je décidai de vivre sur un coteau du Périgord, à quatre-vingts kilomètres pour le vent, de chez lui. On me disait que c’était un “résistant”, je le pris d’abord au sens général, et c’était probablement le bon ; décidément, il m’intéressait. Mais en apprenant la récente publication de son importante correspondance avec Emil Cioran, je sus que Guerne me concernait. En 1961, j’avais découvert à Montségur les “Cahiers d’Études Cathares” fondés en 1948 par mon vieil ami Déodat Roché (1877-1978). Quelques années plus tard, un article dans ces “Cahiers” m’amena à comprendre l’importance de Cioran comme penseur d’inspiration dualiste. Mais il me fallut attendre la fin du siècle, vers 1996, pour situer véritablement cette inspiration – bien que je la connusse depuis 1959 – dans les quelques hypothèses fortes accompagnant ma recherche. Enfin, le moment où je découvrais Guerne et sa relation avec l’auteur de “La Chute dans le Temps”, était celui de la publication d’un ouvrage où, pour la première fois, j’évoquai Cioran et son œuvre.

Simultanément, j’apprenais l’amitié du poète avec dom Claude Jean-Nesmy, et je lisais bientôt leur correspondance. Ainsi, Guerne – très raide si on le prenait à rebrousse-poil – était assez souple, et spirituellement vivant, pour accéder à un essentiel unifiant chez deux hommes extérieurement aussi différents. Il fut en profondeur libéré, et fraternellement rasséréné, par son bref séjour conventuel à La Pierre-Qui-Vire, où, dit-il de manière si émouvante, « on peut enfin cesser de serrer les poings, pour ouvrir la main ». Il entra poétiquement dans la vaste œuvre d’art que constitue, pour sa meilleure part, toute religion instituée, dans son dessein de susciter une autre création à partir de la nature humanisée. Cioran, lui, paraît avoir vécu en exilé dans cet univers pénétré de Mal, durant toute son existence d’adulte. La seule référence à un monde où le simple bon vouloir humain, accordé aux rythmes salutaires de la nature, lui donna une plénitude paisible, concerne uniquement, dans son œuvre, la patrie rustique de ces bergers des Carpathes, qu’il dut quitter définitivement à l’âge de dix ans. Dès lors, il séjournera dans les villes, à Paris principalement, que Guerne l’invitait constamment à quitter, mais où il semble que l’irrespirable mélange délétère de passions et de pollutions, lui était secrètement nécessaire pour accomplir son œuvre prodigieuse de distance par rapport à ce qu’un radical aveuglement tient pour la normalité. Seul, le toucher superficiel d’une sensibilité étroite, jugera “déprimants” les livres de Cioran. Nombre de désespérés furent, au contraire, écartés du suicide par la rencontre de cette œuvre où se perçoit la présence de l’être, en un regard humain, scrutant et disant les résultats de l’intervention initiale du Mal, dans cet univers mélangé où nous existons. À toute personne lassée de l’illusion des croyances et des idéologies, souhaitant respirer dans un espace plus libre, parce que dirigé vers le vrai, l’inlassable lucidité qui démasque “Le Mauvais Démiurge”, permet d’entrevoir par la bravoure de son auteur, survolant les abîmes, l’espoir que l’homme puisse enfin s’élever au-delà du morne statut de trompé-trompeur. Toutes les petites considérations sur le caractère de Cioran et les limites de sa sociabilité, restent dans l’ordre composite et fugace de l’hérédité et du transitoire, de ce qui s’évaporera avec l’animal homo qui nous porte ; mais au long de son existence difficile et douloureuse, il eut l’immense mérite de hisser dans une œuvre désormais reconnue, l’identification essentielle de l’originelle et tragique réalité duale, génocidairement dissimulée, depuis trois mille ans et plus, par tous les pouvoirs qui parasitent l’humanité.

Armel Guerne, qui apprécie particulièrement “Le Mauvais Démiurge” paru en 1969, écrit le 8 avril à Cioran : « Je trouve votre livre profondément “religieux”, et même d’une hygiène toute excellente pour les amateurs intimes de religion. Il va devenir indispensable d’assassiner les curés pour pouvoir commencer une prière, les évêques et archevêques pour la continuer, et le pape pour la finir. Le Verbe nu. », le 27 novembre : « …Le Mauvais Démiurge est l’une des choses rarissimes qui auront fait honneur à ce temps déchu, déshonoré, ignoble…», et le 17 juillet 1970 : «…un très grand bouquin, l’une des très rares œuvres, sinon la seule, qui fasse honneur à une époque aussi sinistre et déshonorée que la nôtre. » Au départ, Cioran est un philosophe, instruit en Roumanie. De son propre aveu, c’est à l’âge de quarante ans qu’il découvre véritablement l’histoire humaine et son caractère atroce. Dès lors, son intuition métaphysique s’enracine dans la phénoménologie historique, et c’est beaucoup ; il va désormais s’affirmer comme un moraliste, au sens le plus large, et d’un caractère unique dans l’Occident moderne car, lui, a reconnu le Mal originel dans l’une des racines de cet univers. Mais une vaste part du champ, tout en expansion, de la connaissance humaine, demeure indifférente à Cioran ; ainsi, la réalité de l’évolution, dans toutes ses acceptions, biologique, intellectuelle, morale, spirituelle, n’intervient jamais dans son évaluation fixiste du rapport cruel, mais dynamique, de l’être et du mal, c’est à dire du contre-être. Tout se passe comme si l’essentiel de sa tâche était de rappeler à l’Europe que l’univers n’est pas un mécanisme neutre, mais un conflit de sens – même si on le tient pour absurde – et qu’il est constitué de volonté : en l’espèce de deux volontés antagonistes. Le XXème siècle et les débuts du XXIème montrent assez le caractère désastreux d’une techno-science, d’une vie politique et d’une sociologie voulant ignorer la portée intrinsèque de cette dualité radicale de la condition existentielle qui nous est imposée. Les analyses du philosophe Cioran sont, à cet égard, d’une lucidité aussi novatrice que fut, en physique, la relativité.

Armel Guerne, lui, dans la liberté de la correspondance, manifeste cette compréhension directe du poète dont l’intuition sensible constitue la pierre de touche immédiate de ce qui s’impose, sans passer par une grille doctrinale de lecture. S’échappant de Paris après deux jours nauséeux, il parle de la “marée” – que l’on dira hétérogène par euphémisme – dans le métro du matin. Se souvenant de la “cinquième colonne” qui préparait, dès 1936, l’affaissement de la France pour 1940, il rappelle qu’une “cinquième colonne” plus durable est à l’action, depuis beaucoup plus longtemps, à travers certaines diasporas. Écrit dans les années 1970, ceci est véritablement prophétique lorsque l’on vit, ou plutôt que l’on meurt, le sinistre XXIème siècle d’une Europe suicidaire. Au milieu des années 1960, il remercie les moines de La Pierre-Qui-Vire de lui avoir confié ce qu’il tient déjà pour le sommet de ses travaux : la production d’un ensemble de textes inspirés, à un poète d’aujourd’hui, par le livre de “L’Apocalypse”. Remerciements sincères et enthousiastes, sans doute, très généreux aussi, car ce travail fut terrible, et par le sujet : celui de la rencontre du Mal, fût-ce à travers une mythologie ; et par l’ouragan intérieur de l’engagement total du poète, hanté de sa responsabilité pour l’accomplissement de cette mission.

Guerne pense que nous vivons, en effet, des temps d’apocalypse, c’est à dire de “révélation par les signes” – à ceux qui veulent voir et entendre – des catastrophes à venir que les hommes préparent. Mais, depuis des millénaires, peu de nations n’ont pas vécu, presque en permanence, des temps d’apocalypse. Ce dernier livre du NT, attribué à Jean le Théologien, résulte de l’assemblage composite de l’une des ces nombreuses “apocalypses” produites dans les milieux juifs du début de notre ère, avec le bloc constitué par les épîtres aux sept Églises d’Asie, le tout estampillé d’une référence à l’exilé de Patmos. Pour les Israëlites, l’époque réservait la prise de Jérusalem en 70 et la première dispersion des Juifs, parachevée en 135 par la destruction complète de la ville et l’exil définitif. Un siècle plus tôt l’Apocalypse aurait pu s’appliquer à la Gaule, envahie et soumise par César. Quelques siècles plus tard, elle concernera l’empire romain lui-même, tombant définitivement sous l’invasion arabe au XVème siècle. L’énumération serait sans fin, jusqu’à notre époque où la France connut, de 1940 à 1944, quatre années d’occupation par des soldats allemands que la population surnommait “les doryphores”, du nom de ces insectes ravageurs des jardins, et qui rappellent, en effet, les sauterelles de “L’Apocalypse”. Mais enfin, ces soldats portaient un uniforme et annonçaient clairement leurs intentions, ce qui permit à l’Occident de les renvoyer dans leurs foyers au bout de quatre ans. Guerne connaissait tout cela, il avait payé pour. Mais les fléaux qui s’abattent sur une Europe hébétée, depuis plus d’un quart de siècle, le font sans uniforme sous des faces goyesques, dans les mensonges d’une grossière guerre psychologique, préparée par l’abrutissement médiatique de nations trahies. Tout cela, depuis le parasitisme des cultureux “verdâtres”, jusqu’à la débilité inoculée à un peuple raffolant de ce qui le ronge, Armel Guerne le ressent avec son infaillible sensibilité de poète, et l’exprime dans une désolation dramatique par ses lettres, aussi bien à Cioran qu’à Jean-Nesmy. Mais “le jardinier colérique” vivait déjà, par lui-même, l’une des paroles écrites par Cioran : «…l’homme, c’est ce qui surmonte…», et ce n’était pas en vain qu’il en appelait au “Verbe nu”. Dans une lettre au même, du 31 mai 1965, Guerne écrit : « La foi, qui n’est pas un système à quoi l’on accède ou adhère, n’a sans doute rien à voir avec le christianisme, lequel devrait n’avoir affaire qu’avec elle, s’il était aussi chrétien qu’il le croit…». Déjà dans sa lettre du 6 décembre 1964, il exprime son regard sur les papes du spectacle, successeurs des pontifes néroniens du Xème siècle : « Notre Saint-Père Boeing Ier, le pape à réaction, mérite nos félicitations également. Je regrette seulement qu’il n’ait pas été assez réaliste pour aller jusqu’au bout et jouer le Saint-Esprit parachutiste, puisqu’il est déjà praticien du Saint-Siège éjectable. Pastor evangelicus, l’antépénultième. »

Le rapport de Guerne au christianisme, lequel emprunta son indispensable Verbe-Logos au platonisme, apparaît comme celui, strictement relatif aussi profond soit-il, mais inéluctable, de tout artiste authentique avec cette sorte d’œuvre d’art, plus ou moins qualifiée mais longuement élaborée, qu’est une vieille religion. Cette liberté de relativiser le transitoire, voulut-il s’absolutiser, resplendit sincèrement, pour un autre visage de l’informelle et permanente religio, dans cet enthousiasme de Guerne, éclos par la nature illimitée de tout véritable champ poétique : « J’ai relu le livre de Jamblique (3è-4è siècle) sur les Mystères des Égyptiens, et je suis encore tout ébloui par la lumière subtile de cette pensée ensoleillée. Quel rafraîchissement pour l’intelligence (au lieu des galimatias sartriens entendus l’autre jour à la radio), quelle récréation joyeuse que de se retrouver ainsi devant une pensée qui pense clair et se tient tout naturellement à la hauteur même des choses dont elle parle, et qu’elle exprime avec la plus frémissante des exactitudes ! Que d’abâtardissement, siècle après siècle, avec les siècles qui ont suivi pour aboutir au nôtre, le plus infâme, et puis à cette génération de la crapulerie universelle… » (lettre à Cioran du 5-12-1967)

De cette chute séculaire, Cioran écrivait en 1956 : « Il est normal que l’homme ne s’intéresse plus à la religion, mais aux religions, car ce n’est qu’à travers elles qu’il sera à même de comprendre les versions multiples de son affaissement spirituel.» (“La tentation d’exister”, ch. V)

À partir de là, il devient possible de mieux situer le destin douloureux du père Abbé Jean-Nesmy, dont témoigne la notice biographique clôturant le volume de lettres publié en 2005 : « Dom Claude meurt, avant l’aube du 1er janvier 1994, épuisé et profondément atteint devant la crise de la Foi, suite de mai 1968. »

En rejoignant, dès 1938, à l’âge de dix-huit ans, l’ordre de St Benoît, fondé au VIème siècle, on pouvait bien croire, sans doute, que ce grand corps d’une Église, qui durait depuis seize siècles et avait envoyé des croisades depuis le Vézelay voisin, bâtie sur le granit des dogmes et le marbre de ses fastes – conduirait ses fidèles jusqu’à la fin des temps. Mais le revers de la catéchèse et du théâtre religieux, et de leur recrutement facile, est de remplacer la Foi par la croyance. La Foi, la conviction de l’invisible signification, résulte d’une quête, puis d’une convergence d’expériences personnelles. Elle peut être universelle, parce qu’elle est d’abord individuelle. Les dérisoires et répugnantes bouffonneries de mai 1968 ne pouvaient rien contre la Foi, bien au contraire ; mais leurs gluantes tentations étaient, tout “naturellement” un puissant dissolvant des croyances et des disciplines, plus obéies que choisies. La “contestation” pénétra aussi les communautés religieuses, bouleversant des équilibres séculaires, et vint aggraver les changements liturgiques par lesquels l’ascèse bénédictine risquait de perdre sa réalité. Mais les religions se succèdent au cours des millénaires, leurs mythes se dissoudront peu à peu si la religio essentielle doit naître dans l’espèce homo sapiens devenant humaine, c’est à dire spirituellement éveillée. Les guerres du XXème siècle ont disqualifié les fascismes et le communisme, sans les avoir pour autant éradiqués ; celles du XXIème qui s’annoncent comme guerres des religions, c’est à dire contre l’essence même de l’humain d’où naît la religio en esprit, libéreront-elles l’humanité du naïf et agressif pluriel des religions, ou débarrasseront-elles la Terre d’une espèce géniale, manquant du génie de vaincre le Mal ?

Le père Jean-Nesmy, entre la lourde charge de son abbaye et de la centaine de moines qui l’habitent, sa vie de retraite intérieure qui se rétrécit comme neige au soleil, et les voyages, les conférences à travers le monde, ne peut qu’être intensément éprouvé par la folle tension qui monte dans l’espèce humaine, toujours plus interconnectée, sans être prête pour ce brassage. Dès 1965, le remue-ménage conciliaire dans l’Église, tellement étranger à la permanence bénédictine, a certainement contribué au choix de “L’Apocalypse” comme thème du prochain volume de Zodiaque, les éditions de l’abbaye. La collaboration de Guerne pour cet ouvrage, rejoint ainsi sa préoccupation, très en avance sur la conscience générale de l’époque, suscitée par l’ampleur des catastrophes que l’“hominité” prépare, à moyen terme, contre l’humain et la biosphère. Dans un pays trahi comme la France où, désormais chaque nuit, près d’une centaine d’incendies criminels sont perpétrés, tout aussi impunément que le sont les émeutes endémiques appliquées à déstabiliser la nation, des masses d’hominidés prédateurs sont entretenues artificiellement, qui ont perdu tout rapport autonome et responsable avec la réalité vivante du monde. C’est par la rencontre de l’esprit, immanent dans la nature et conscient chez son semblable, que l’humain peut éveiller l’esprit en lui-même ; à défaut de ce rapport, l’espèce homo dérive vers la plus féroce et la plus perverse des espèces animales.

L’existence d’Armel Guerne, dans son oblation généreuse et fraternelle à la vie de l’esprit, fut assurément épuisante par le travail et le dévouement qu’il prodigua, au point que son aorte rompit avant qu’il ne fût réellement âgé… Pour les vivants qui survivront à l’inévitable réajustement du XXIème siècle, il a laissé, tout au long de son œuvre, de sa correspondance, le salvateur exemple de cette modeste mais rayonnante relation à la présence sans laquelle l’humanité s’anéantirait dans le chaos. Alors qu’il travaille ses textes pour “Les Jours de l’Apocalypse” en 1966 et 1967, Guerne écrit à Cioran, aux débuts de ces années-là :

…ce fut un hiver sibérien : d’abord de longues averses de verglas, ensuite la neige, beaucoup de neige, puis le gel soutenu vers moins 10°; le pays alentour est un Breughel ; et les routes sont impraticables. Je suis allé à pied, glissant à chaque pas, faire les courses à Tombebœuf pour tenir plusieurs jours… C’est inouï, le réconfort et la joie qu’on peut trouver à porter réellement avec ses muscles, son sang, le poids des vraies nécessités de l’existence : faire que le feu brûle, que l’eau coule, qu’on ait de quoi manger. Je me demande si la plus grosse partie du malheur et du dégoût contemporains ne vient pas, tout simplement, de ce que chaque homme soit devenu la dupe et la victime du confort. Je pensais à vous, tout en faisant ma route dans la neige, pas à pas, et à la joie que vous eussiez trouvée à cette marche qui avait un but vital et qui coûtait un effort sensible, utile. » « J’ai fait hier, dans la neige, de nuit, une promenade sur notre route : c’était une leçon de splendeur et de définitive humilité. Je voudrais si souvent que vous soyez ici… (31-7-06)

De telles notations, sans doute essentielles chez cet anachorète, ne profilent-elles pas aussi : l’ami, le voisin, le prochain ?

José Dupré : Éditeur, auteur de Rudolf Steiner, l'anthroposophie et la liberté, Chancelade, La Clavellerie, 2004.

Toujours au-dessous des oiseaux... (Nathalie Woog)

Toujours au-dessous des oiseaux... (Nathalie Woog) thomas

Écrire sur une écriture, quelle qu’elle soit, sa matière vive, un corps de texte indissociable de son âme particulière et du monde tel qu’il lui parle, lui donnant sa parole, ce serait impossible. Ce serait peser sur elle d’un poids insupportable ; ce serait comme ajouter quelque chose là où rien ne manque si ce n’est une ouverture, de soi, dans l’écoute. Pire encore peut-être qu’écrire sur…, commenter ! En quelque sorte mentaliser puis rendre compte. De quoi ? De ses laborieuses élucubrations propres ? D’un sens qu’on trouve, qu’on donne, comme s’il était le vouloir-dire d’un dire qui se veut tel qu’il entend se dire, ni plus ni moins ? Non, surtout pas. Quant à écrire sur l’écriture d’Armel, ce serait sûrement pour lui et moi aussi le pire du pire ! Une sorte d’interposition entre une parole qui m’est aussi proche que lointaine et sa portée, là même où le vide ne réclame pas d’objet, et d’objet de culte encore moins que de tout autre.

 

Alors, quoi, puisque j’ai dit oui tout de même à la proposition d’écrire, ici ? Peut-être une sorte de lettre à des lecteurs qui leur tairait ce qu’elle leur offre à-couvrir plutôt, en le gardant un peu caché ? Oui, cela peut être.

Armel signe sa présence avec des mots d’élection, ceux mêmes de sa prédilection : le vent, l’hiver, l’orage. La foudre, le feu, l’éclair. Le ciel et le silence. La nuit « terriblement verticale ». Ce sont ces mots du temps, des saisons, du rythme et des intempéries, ces mots de notre résidence sous le soleil — élémentaire donc — qui portent au mieux le son de sa voix. Ils portent aussi, et d’abord, ailleurs, comme y invitait irrésistiblement sa voix. Ailleurs : là où conduit, déplace, emporte toute poésie. Nul n’en dira jamais le nom sans que ce soit une tentative de meurtre avec préméditation. Heureusement, toutes échouent.

Le vent, l’hiver, l’orage, la nuit, le silence et le feu, ne les entendons-nous pas parler de cela qui échappe très précisément au temps et dont ils sont pour nous les signes ?

Dans ce monde que nous habitons de passage et qui se rend audible à l’œil ouvert, lisible à la main voyante, quelque part et partout entre l’arbre et l’ange, la terre et l’infini, arbre, ange, terre, infini ont un compagnon. Il est de nature telle qu’il indique ce que la distance entre l’un et l’autre a d’inouï, à l’instant même où son trait la franchit. Ce compagnon des lointains — qui presque se touchent parfois — je crois qu’il était pour Armel, si ce n’est un autre lui-même, une figure de son plus obscur désir. Obscur parce que profond ce désir qui, pour autant qu’il était obscur, n’en était pas moins haut et clair…

Peut-être entre tout au monde, parmi les gris-bleu, les cuivres, les herbes, l’azur et les effrois, ce compagnon lui était-il le plus intimement connaturel, ce qui serait au fond bien désigné dans sa toute simple gravité par ce mot : une connaissance.

Qui est-il, entre toutes ses incarnations possibles ? Car il est mille et cent, toujours absolument singulier sous ses habits pluriels, sous ses genres masculin, féminin. Il, elle, elles, ils.... Comme il en est pour l’Homme, lequel est multitude et si souvent femme, c’est toujours de lui qu’il s’agit, quels que soit celui, celle ceux ou celles qui se présentent.

Devinez-vous qui est ce compagnon de tous les états et de tous les temps ?

C’est « pour armer l’hiver » qu’en janvier ils viennent en « chevaliers du vent…/ forgerons des fers de nuit …/ cloutiers des glaces du jour…/ Qui hantent le gris des nuages ». Mais au mois d’août, « écoute avec tes yeux [leurs] arpèges » : ce sont elles qui te donnent l’été. « A jamais » elles te le donnent si « maintenant » tu lis, attentivement par cœur, la calligraphie de leur pure écriture sans traces.

En mai, « royale et fière, à pas comptés », elle pavane, « somptueuse et bouffonne …/ Entre théâtre et majesté… ». Elle constitue en scène un arceau du clocher, un peu maîtresse de ses cérémonies comme un enfant qui joue, un peu nonne, un peu princesse. Or, ainsi qu’il en est de tout enfant qui joue, jamais ce n’est plus pour de vrai que lorsque, au regard de qui en sourit, cela semble être pour de faux.

Ce soir, ils « viendront faucher l’espace / Et crier comme pierre / En serrant les andains invisibles du vent / Dans les champs de l’orage. »

Seraient-ils la lame éclatante du glaive qui tournoie, indissociable des Kerouvim-chérubins d’Eden, à la garde du chemin de l’essence de la vie ? Sans doute en sont-ils proches : à l’instant même où le ciel noir en un éclair se déchire, les voilà disparus, tels ces annonciateurs qui s’effacent dans la lumière dont ils viennent d’accompagner l’Avent.

Le monde entier serait-il sourd sous le soleil, eux tiennent parole, en cette langue dont les savants ignoreront toujours qu’elle en est une. Lorsqu’ils la modulaient jusque dans le clair-obscur du Moyen-Age, ils habitaient « le silence autrefois jusque sous les paupières ». Elles leur était « un dôme » ; mais aujourd’hui, dans l’errance de notre distraction, « ils n’ont plus de chant que celui de l’absence ».

Ils « se hâtent parmi les couronnes du branchage / Comme des voyelles un peu folles ». Pour peu que nous trouvions consonance avec eux, les arbres deviendraient aussitôt foisonnants de ces secrets qui n’attendent que d’être livrés-délivrés. Mais nos regards sont d’aveugles et nos « matins[,] crevés ». « Même les eaux du ciel, lourdes d’impuretés / Sont des eaux mortes, à présent. Comme un métal. »

Ils passent encore cependant, en leurs voyages de migrants qui n’émigrent pas plus qu’ils ne se fixent jamais quelque part. Ils s’en vont et s’en viennent « Comme à l’appel d’une enivrante certitude / Elargissant soudain l’espace d’un élan / Qui connaît à la fois… [le] présent, son passé ancestral / Et l’avenir comme une cible de promesse ».

Elle est métaphore vive de l’Eternité … « qui s’avance et monte à son nid de lumière / En ne laissant jamais rien derrière elle », mais ici, elle est « à la recherche d’un ciel perdu… / Fidèle à sa quête immortelle / Au soleil hors du temps ».

Il est fou. Ils sont tous un peu fous. Tout ce qui monte est « un peu fou » d’ailleurs, de cette sage folie sans laquelle l’existence est démence, monstrueuse platitude et morne opacité : l’ordinaire, s’il en est. Les papillons ne connaissant que l’ivresse. Les volutes blanches du feu lui-même montent « à l’escalade un peu folle du ciel. » Lui aussi, capable de se jeter en de brusques « plongeons de pierres », « marche à marche, [c’est] l’escalier du vent » qu’il grimpe, lui « que poursuit le rêve d’un vertige…/ A la conquête de l’impair,…son désir /Est d’avoir peur ; mais jamais il ne peut se voir / Evadé du réseau sans nœud des longitudes. »

C’est lui qui nous manque lorsque nous sommes perdus jusqu’à ne plus être nous-mêmes, jusqu’à ne plus être que « les déserts debout d’un vouloir nul ».

Corbeaux, mésange, alouette et huppe, colombe, martinet, tourterelle et coucou, « A l’oreille du cœur ta bouche l’hirondelle »…

Eux, elle, lui, c’est 
L’oiseau.

Du vieux moulin, Armel écrit qu’il (lui) est « une demeure ailée », là où, de plus, la terre en personne se soulève jusqu’à frôler, d’en haut, le ciel en bas. Une demeure qui a l’assise de l’arbre ainsi que l’aile l’accordant au vent. Une demeure tenant au sol, corbeau d’hiver, mais qui se tient aussi comme au bord de l’envol. Planté au beau milieu de l’air. Là, si ce n’est chez lui, c’est un lieu pour veiller, pour attendre. Un lieu pour celui qui retient ceci à quoi se reconnaître : « Ni magicien ni mage, et toujours au-dessous des oiseaux, sa peine à peine plus sage et sa douleur ouverte à tout. C’est moi. »

Toujours au-dessous des oiseaux…

 

Extraits de Le Jardin colériqueRhapsodie des fins dernièresDanse des mortsLe Livre des Quatre Eléments.
La recherche des citations est laissée à la curiosité de chacun. Un appareil de notes est trop lourd pour… l’oiseau.

En dialogue avec Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek)

En dialogue avec Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek) thomas

Les poètes vont seuls
Où tous les autres ne vont pas.

Dès le premier poème du recueil, publié en 1957, et réédité en 2005, dont les poèmes, avez-vous avoué, ont tous été écrits, avec "la permission du langage", depuis 1946, vous me prenez à la gorge. Ils sont contemporains, pour ainsi dire, du Précis de décomposition de Cioran, qui date de 1949. C'est avec lui que vous allez échanger une longue correspondance.

Je me permets de vous adresser directement la parole, parce que les poèmes m'y invitent par leur style ouvert, m'interpellent en quelque sorte. Ils sont très affirmatifs. En témoignent les multiples points d'exclamation. De ce point de vue-là ce sont des réponses. Et pourtant je les questionne. Considérez mes questions comme autant de réponses. C'est une nouvelle correspondance qui va se mettre en marche, au-delà de la mort. Je veux donc descendre du piédestal de la critique pour pouvoir m'interroger moi-même, parce qu'en fait il s'agit moins chez vous de littérature que de la vie. Vos poèmes sont des réponses à la vie. C'est en votre compagnie que je vais également interroger la vie. Allons voir où tout cela va nous mener.

Dès le premier poème, donc, je crois lire que vous êtes malheureux, sans lieu, sans saison, sans raison sauf celle de l'âme qui vous échappe, "insaisissable", dites-vous, mais tirant "sur nous / Comme une voile au vent des visions !" Je personnalise maintenant votre déclaration, puisqu'on se parle, mais ce que vous affirmez vaut pour nous tous. Vous écrivez d'ailleurs "nous", parlant de l'âme. Ce sont donc les visions qui nous sauvent, si je comprends bien, ou plutôt l'âme, l'esprit, le vent de l'évangile de la Pentecôte. Il fallut du courage pour dire cela à l'époque où l'auteur de la Nausée proclama que "l'enfer, c'est les autres" et où Cioran renonça aux dernières de ses illusions. Mais vous avez survécu à la guerre en combattant.

Dans le poème suivant il n'est plus question du moi ou de vous, mais du monstre qui "respire encore au fond de cette humanité". C'est cela la raison de votre malheur: "l'amour arrêté", "le miroir éteint". La guerre n'est pas morte, la haine continue à vivre sous les décombres : "Il y a trop d'ossements sous le ciel / De cette terre où nous allons coucher". C'est dans le poème "puisque" de la II-ième Partie du recueil, intitulée "Temps dernier" que vous parlez de nouveau de vous-même. Les poèmes précédents sont des exhortations à la vie, où vous invoquez l'aigle, les chevaux, tous des animaux forts, dans cette lutte entre la mort et la vie, entre le désastre et les forces vives du printemps. Mais dans "Puisque" vous êtes saisi par une angoisse presque fatale, là où vous vous sentez abandonné "dans ce miroir / Qui plus jamais n'échappera aux mains de la colère", puisque, dites-vous, "les ailes du malheur se sont ensanglantées sur moi". La mort rôde partout, le "temps qu'il nous est donné / de vivre est toujours le dernier / Et le seul". Votre malheur, c'est celui de l'humanité, d'être "seul dans mon amour" et par conséquent de vous sentir abandonné par Dieu, parce que c'est à Celui-ci que s'adresse le poème. Votre malheur, votre solitude, est donc purement spirituelle, à la fois personnelle et universelle. Il s'agit d'un malheur d'âme. Le désespoir risque d'être total, puisqu'il englobe l'humanité entière. Même Dieu y est impliqué.

Le sang est partout dans vos poèmes. Il a beaucoup de couleurs, de connotations, sombres, comme dans le poème "Oui", où vous l'associez au lait de la mort : "c'est le lait de la laideur / souillé de sang dans sa mamelle d'ombre" et plus loin : "Vous mâcherez sans fin son immonde caillot". C'est de malheur qu'il s'agit qui se nourrit à "cette nourriture infecte du mensonge".

Mais ailleurs vous parlez des "fêtes du sang", où vous vous adressez aux aigles : "Anges de la douceur qu'on voit penchés toujours / sur les fêtes du sang". Ce n'est pas sans cynisme que vous écrivez cela, mais, il est vrai, il y a une "douceur" qui se mêle au sang versé sous la patte du vainqueur. Dans le poème suivant immédiatement après vous parlez des "hautes agonies, météores du sang" et de nouveau vous y introduisez le sentiment de la douceur : "Sur ces yeux clos, quelle est la lèvre qui sourit ?" Ce sourire rare, c'est la lèvre de l'âme qui apparaît, si je lis bien, c'est celui du vaincu à l'œil crevé comme "la lumière insigne où meurent les oiseaux de la félicité". Cette idée vous permet-elle d'écrire, suivie d'un point d'interrogation pour en adoucir la cruauté :

Et sur le fil de sa douceur
Se déchirent les jours et la nuit
De mon âme. Mais iras-tu, de nuit
À la trop bien-aimée
Verser la liesse ténébreuse de ton sang ?

Tâchons d'avancer plus loin sur l'itinéraire de la métaphore du sang. Encore une fois, ce n'est pas le critique littéraire qui vous suit, mais l'ignorant compagnon de route. À l'époque où moi je vis, la guerre, la mort n'a plus rien à voir avec la vie. On va au combat pour gagner des sous, la mort c'est pour les survivants, pour les héritiers. Il est vrai, c'est toujours le sang qui coule, mais on s'en rend compte trop tard. La mort ne compte plus, tout comme la vie d'ailleurs.

C'est à ce point-là que la société de l'argent est parvenu. On meurt donc sans gloire, sans âme, mais on meurt. C'est pourquoi, cher Poète, il est si difficile de comprendre vos métaphores, parce que chez vous la mort ne meurt pas : "Ô mort, je serai ton poison." C'est pourquoi vous pouvez écrire : "Au sang profond du temps s'est ancré le poignard de ta douleur en robe d'épousée / Ophélie de la mer !" et dans le poème "Futur", clôturant le cycle III 'Bestiaire spirituel' :

Ce sang nouveau
Ce sang profond

et vous le terminez par : "Ce sang hurleur se dresse". La mort a un futur, c'est pourquoi vous mettez un "Et" final au poème qui n'est pas clos, qui continue…

"La liesse du sang", dites-vous, mais vous y insérez le mot "ténébreuse". Toutefois, le mot "liesse" y est. Au Moyen Âge on faisait aussi la distinction, théologique, entre les deux morts, la première et la seconde. Seule la seconde était fatale, sans appel, celle de l'âme. Chez vous la mort garde sa perspective, si elle est ancrée dans l'amour. L'amour débouche dans le surnaturel. Dans le poème "Fleuve" j'ai souligné le vers "Sainte immolée sous les couteaux rouges du temps". "C'est la vie", écrivez-vous encore : "Sainte éternelle enfance, un fleuve te salue." On croit y entendre la voix de Bernanos, de Péguy, de René Char aussi. C'est ce ton qui domine toute la deuxième moitié du recueil. Il n'y est plus question de sang, mais de vie, tout aussi profondément liée à la nature, vécue dans ses dimensions cosmiques, non déliées de référence spirituelles.

Ce qui me frappe chez vous, c'est la manière indissoluble de penser, de lier la vie au mouvement cosmique, comme dans le poème "Fleuve" et plus amplement encore dans le poème en prose "Avoir été", où, en face de la mer vous reliez l'aube au crépuscule, la falaise aux vagues, le ciel à la terre. Peut-on parler de mystique cosmique chez vous ? Le sentiment dominant c'est le mouvement, l'angoisse, la violence qui éclate même en plein silence. Cette nature, reflète-t-elle votre âme inquiète, insatiable, assoiffée de silence, de douceur ? "Rien d'immobile dans cette paix : tout crie. Des ailes incisives tranchent l'azur et les oiseaux, là-bas, ont des plongeons de pierres et des envols de papillons ivres" : tout est lié par une "fraternité trop immense". Et dans cette perpétuelle tourmente psychique et cosmique, vous trouvez les mots pour esquisser une morale de la pauvreté, du "sublime diadème de la pauvreté". Pris par la fièvre du monde, dans le combat intérieur, dans la tension du travail, que vous appelez votre "bataille", comme vous écrivez à Cioran le 31 octobre 1966, vous avouez : "Jamais je n'ai su aussi bien ce que c'était que d'être un poète, et que la poésie est parfaitement impossible." (Lettres de Guerne à Cioran, p. 170) L'écriture s'efface devant la vie. Et c'est là, dans le dépouillement de soi, que vous trouvez, dites-vous dans 'L'unique pauvreté', "l'énorme dimension de l'unité". Vous terminez le texte par cette étonnante conclusion : "Vous ne savez pas, vous non plus, combien plus de noyés que de navigateurs ont été admis à chanter les gloires silencieuses de l'eau". Chez vous ce sont les vaincus qui chantent. Je retiens encore un dernier vers, le premier du poème "Souffle dernier" : "Mais le grand rêve doux de l'âme qui respire". Je relie ce "rêve doux" à la "lèvre qui sourit" et qu'attendent les "yeux clos" du poème 'Chevaux II'. "Mais le cœur est plus lourd / Que la mort", écrivez-vous encore. Est-ce que la vie est plus dure que le dernier instant qui nous attend ?

Concluons par le mot que dans un contexte différent vous avez confié à Cioran dans la lettre d'octobre 1966, que "la poésie est impossible" et que vous aviez déjà prononcé dans le poème, "Hommes" du Temps des signes :

Mais qui dira le mot dernier
Si le verbe est perdu, si l'image
est souillée, si la nuque s'affaisse
Sous le bras tendu ?

Tout de même je voudrais revenir à Cioran, à une lettre que vous lui avez écrite le 2 septembre 1962, que vous commencez par la phrase : "Le spectacle du monde est d'une telle horreur que les plus vaillants s'y écœurent : c'est un fait", et puis vous vous plaignez de la solitude qui vous prend et de l'inanité de l'écriture même, le seul remède, le seul devoir de l'écrivain en face de ce spectacle, lui aussi tout à fait vain : "C'est justement parce qu'il n'y a personne, absolument personne qui ne puisse rien faire que non plus ou moins mourir, et seulement mourir, lorsqu'on y regarde de près que la solitude est si affreuse, si épuisante" et vous terminez : "On ne peut écrire que sur l'avenir, et il n'y en a pas". C'est le silence même de Dieu.

Variations sur Mythologie de l'Homme (Aymen Hacen)

Variations sur Mythologie de l'Homme (Aymen Hacen) thomas

ou la voix bleue d'Armel Guerne

 

Du hasard et de la nécessité

Je découvris Cioran grâce à Beckett il y a bientôt sept ans. Un bref corps de texte recueilli dans un dictionnaire (1) me plaça devant une voix que je considère aujourd’hui comme l’une des plus nourricières : « Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett, il faudrait s’appesantir sur la locution “se tenir à l’écart”, devise tacite de chacun de ses instants, sur ce qu’elle suppose de solitude et d’obstination souterraine, sur l’essence d’un être en dehors, qui poursuit un travail implacable et sans fin. (2) »

Il suffisait d’une phrase pour que le miracle se produisît. Cela n’est pourtant pas étonnant, et le hasard de cette rencontre se transforma aussitôt en nécessité, celle qui consiste à s’abreuver quotidiennement de cette écriture qui se révéla aussi dangereuse que consolante, aussi désespérée que gaie, voire jubilatoire. Une toile grandiose finit par se tramer sous mes yeux au fil des textes qui me menèrent de Henri Michaux et Roger Caillois à Susana Soca, de Benjamin Fondane à Léon Chestov, de Maria Zambrano à Ortega y Gasset, et à tant d’autres poètes, écrivains et philosophes qui étaient soit les intimes de Cioran soit des compagnons de route et de pensée dont il dévorait fiévreusement les écrits. Et c’est en lisant les Cahiers que j’appris le nom d’Armel Guerne grâce à cet extrait d’une lettre datée du 28 mai 1969 : « L’humanité contemporaine des nations dites civilisées, en dessous de trente ans ignore le sourire ou le rire et n’a point de regard dans l’œil. (3) »

Je comprends que cette phrase ait hanté Cioran, et, en dépit de son contexte immédiat, je ne puis ne pas lui être sensible. Oui, elle résonne haut et fort en moi et son écho demeure actuel. Mais, d’un autre côté, le pouvoir suggestif des mots, ceux employés par Cioran pour deviner Beckett et ceux de Guerne pour exprimer l’état de la jeunesse contemporaine, dépasse toutes les limites imaginables qui existent entre le texte écrit et la réalité, voire la vérité qu’il cherche à décrire ou à représenter. Autrement dit, et sans exagération aucune, il me semble permis d’affirmer que tout y est : philosophie, psychologie, sociologie et poésie.

J’admets qu’aucun texte ne puisse être exhaustif, ni qu’il ne contienne des vérités absolues, ni qu’il ne touche à tous les domaines ni ne donne des réponses à toutes les questions. Il existe cependant des auteurs qui parlent vrai et dont les écrits répondent à un idéal de beauté tant au niveau de la forme que de la pensée. La formule y est certes pour beaucoup dans la mesure où elle se situe à la croisée de plusieurs disciplines, si bien qu’elle finit par donner corps à une pensée consciente des différents points de vue possibles. Ou des possibles, tout court. Mais, et c’est ici que se révèle la richesse de cette pensée, le « regard », ainsi porté par Cioran et par Guerne sur le monde, prouve qu’ils savent séparer le bon grain de l’ivraie. C’est un regard qui considère l’essentiel et qui traverse l’écorce des choses à la faveur des disciplines mentionnées et du pouvoir évocateur des mots choisis. C’est un regard qui écarte les fioritures. C’est un regard qui devine la vérité profonde des êtres, des choses et des mots eux-mêmes.

En ce sens, ce qui pourrait rapprocher Guerne de Cioran, ce qui pourrait justifier leur amitié et ancrer leur intense échange, c’est ce que Proust appelle « la consanguinité des esprits (4) ». J’incline à penser que ces hommes étaient nés pour se rencontrer et pour former une confrérie, au sens soufi du terme, qui leur permettrait de mener côte à côte la même quête. Il importe peu que Cioran soit né en Roumanie et Guerne en Suisse, pour peu qu’ils aient vu le jour le même mois, en avril, de la même année, 1911.

Il existait jadis une science ésotérique qui s’attachait aux chiffres et qui cherchait à leur trouver une signification en rapport avec le mouvement des astres, la brièveté et la longueur des noms et jusqu’à la valeur des lettres. J’ignore tout de cette discipline et c’est, peut-être, ce qui m’intéresse en elle, cependant j’essaye de transformer mon ignorance en source de savoir et d’approfondir mes connaissances en combinant les informations et les références. Il en va ainsi de ce très bel extrait d’un texte indispensable de Gabriel Bounoure, publié par Cioran du temps qu’il dirigeait la collection « Cheminements » chez Plon. Ainsi, ce passage (cf. encadré) me semble concorder à bien des égards avec la vision que Cioran a de la poésie (5) et l’expérience dont témoigne la pratique d’écriture de Guerne.

Tout est secret dans la poésie et sans doute doit le rester. L’expérience poétique, — qui ne peut se dispenser des mots, — aboutit à une conclusion de silence. Mais quel silence ? Est-ce le même que celui dont l’œuvre est sortie ? Est-ce le silence de la mort, qui recouvre finalement les hymnes les plus passionnés ? Est-ce un silence révélateur où il apparaîtra “le point du soleil”, comme dit Boehme dans un chapitre qu’il termine en mettant son doigt sur sa bouche. Et quand, cessant de considérer les poèmes comme des objets-témoins du monde culturel, nous nous proposons de trouver leur vérité secrète, celle qu’enferme leur solitude, que signifie le mot vérité, alors que cette catégorie, peut-être, est ici hors de mise ? Cette “vérité” indéfinissable, il nous arrive de passer à côté d’elle sans la voir. Il faut alors qu’elle devienne souvenir, et, que retrouvée comme telle, elle se révèle en nous plus tard merveilleusement agissante. (6)

 Il n’est pas anodin de poursuivre cette réflexion sur l’œuvre poétique d’Armel Guerne par ce long exergue emprunté à Gabriel Bounoure, un grand lecteur de poésie aujourd’hui oublié. Évoquer Bounoure pour aborder Guerne, ce n’est pas plaquer sur les poèmes de ce dernier une méthode de lecture ou des catégories d’analyse proposées par le premier, mais tirer de l’oubli et, peut-être, célébrer dans la foulée deux voix essentielles que nous gagnerons à connaître.

Tel qu’il est énoncé par Bounoure, le « secret » inhérent à la poésie ou à toute « expérience poétique » ne semble nullement s’opposer au principe de « vérité ». Non seulement la vérité ici nommée demeure libre de tous les types de contraintes allant de l’absolutisme au dogmatisme, mais encore elle pourrait concorder avec la compréhension du principe même de création poétique et, partant, de toute création, en reconnaissant aussi bien la souveraineté de l’artiste que la possibilité de toucher à l’essentiel de l’art grâce à l’étude d’une œuvre unique, ne serait-ce qu’un poème ou un fragment de texte. Pour ce faire, je ferai appel à une seule méthode investie par Bounoure, mais également Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, Cioran et tant d’autres fins lecteurs, à savoir l’intuition poétique. L’intuition poétique, donc, ainsi que toute la sensibilité qu’elle est susceptible de contenir et qui est en fin de compte le fruit d’une longue familiarité avec les textes et les auteurs lus.

Une voix bleue

Si je ne me suis pas assez imprégné de l’œuvre poétique d’Armel Guerne au point de proposer des réflexions satisfaisantes à son sujet, je pense que le lien établi avec Cioran me permettra de l’aborder d’une manière tant soit peu acceptable. Ainsi, me semble-t-il, dans la vie comme dans les choses essentielles, à l’image de la littérature, tout passe par le contact, de préférence physique. La voix d’Armel Guerne, à l’instar de celle de Cioran, m’a parlé dès le premier contact. Bien qu’elle m’ait semblé paradoxale, parce que familière et secrète, translucide et hermétique, cette voix nécessite un minimum d’attention et, il faut bien l’admettre, beaucoup de patience et de bienveillance de la part du lecteur, afin que la communication s’établisse et la compréhension ait lieu. Le finale de Mythologie de l’Homme témoigne de la complexité de la voix poétique d’Armel Guerne. Si ces vers font écho au poème éponyme du livre, « Mythologie de l’Homme », ils n’en demeurent pas moins différents. La différence réside en ceci que la première personne se trouve comme occultée dans le finale, comme si « la voix » pouvait vivre et se transformer en une personne à part entière. De fait, la violente opposition entre « je-moi » (le résistant) et « ils » (les bourreaux) du poème « Mythologie de l’Homme » n’est plus d’actualité au terme du livre, car cet antagonisme est ainsi dépassé par l’adoption de la première personne du pluriel qui clôt les deux textes : « NOUS N’AVONS PAS JOUÉ (7) » et « Notre monde est bouleversant notre monde de terres/ avec les grandes mains océanes autour. (8) »

Mais la voix qui dit « nous » est-elle la même, peut-elle tout simplement l’être, alors que le vers de six syllabes en capitales faisant office de credo jure avec les deux derniers vers dont le souffle, épandu, et la posture, épique, plaident en faveur d’un accomplissement de « l’Homme » du fait de cette « mythologie » rêvée par le poète ? Non, la voix parvient à se libérer et de ses bourreaux et de sa propre haine au terme de son périlleux périple. La voix qui fut naguère cri de guerre est désormais chant, elle ne peut être que chant :

La voix dans les déserts de sang
qui a construit une chambre à prière
Dans les chambres de torture la voix
qui a fait éclater les pierres
La voix dans les prisons la voix fontaine
des murailles
La patience nocturne de ces murs
émus et palpitants comme une chair
La voix la voix la voix qui ne peut pas se taire… (9)

Ce chant n’est cependant pas euphorique, et la voix qui le psalmodie porte le deuil de ceux qui ont sacrifié leur vie pour que la Vie continue. En ce sens, le poète n’invente pas la « mythologie de l’homme », mais il la réécrit à sa manière en fonction de son approche de l’homme. C’est ainsi que la voix d’Armel Guerne se distingue du chœur par la bouche duquel s’exprime une morale centenaire. Non, ici, la voix du poète célèbre ceux qui sont morts au combat sans pour autant jeter l’anathème sur ceux qui ont survécu parce qu’ils ont refusé de se battre. Cette voix se refuse aussi bien à la haine et au désir de vengeance qu’à l’oubli, jugés dégradants. Dégradants parce qu’ils font en sorte que l’homme ne soit plus que l’ombre de lui-même.

« Reprendre le risque à son compte (10) », voilà pour Armel Guerne une relance possible permettant d’envisager une nouvelle « mythologie de l’homme » où « le bout des forces » est identifié à « la souffrance », à « la fleur de sang », ainsi qu’à cette « rose de certitude (11) » dont l’homme, nouveau, a besoin pour aller son chemin, également nouveau. Le réseau sémantique tissé par ces analogies obéit, à mes yeux, à une représentation particulière des couleurs : « le bout des forces » et « la souffrance » relèveraient du noir, représentant l’épuisement, la mort et ce monde souterrain, le ventre de la terre, qui, bien que menaçant, pourrait laisser germer la vie. D’où « la fleur de sang », rouge et rouge sang, invoquant à la fois la mort et la vie, le néant et l’être, le tarissement et la possibilité du bourgeonnement. Quant à la « rose de certitude », elle est sans doute rose et, par opposition au noir inhérent au « bout des forces », gaie et optimiste.

Cet acheminement du noir vers le rose annonce un autre mouvement chromatique qui apparaît dans le finale de Mythologie de l’Homme, à la différence que le passage du noir de la mort (celle des « chambres de torture », des « prisons », des « murailles », des « murs », des « champs de bataille », des « convois des longs deuils de l’amour », etc.) aux mille couleurs « océanes autour » se fait par le truchement « du prisme des douleurs », et non des couleurs. Oui, il suffit qu’une lettre en remplace une autre, qu’un substantif soit employé comme un adjectif (le cas échéant « océan » a donné « océanes »), qu’une expression lexicalisée « voix blanche » soit détournée, pour que la donne change et que le miracle se produise. Naisse enfin la poésie que le poète adopte comme une nouvelle mythologie de l’homme, née de la blessure originelle de l’homme, de sa conscience de n’être enfin de compte qu’un animal syntaxique pourvu d’une spiritualité meurtrie.

Et voici comment le poète fait vœu de poésie : « Le dernier survenu, et le plus convaincu : Armel Guerne, qui tient la poésie pour le langage essentiel, le dernier et le seul possible dans le péril spirituel où s’enfonce et se perd l’humanité contemporaine, chez qui l’intelligence la plus éveillée est en retard de deux générations au moins sur son temps, lui-même aussi distant de son passé qu’un cadavre peut l’être de son vivant. (12) » — Je retrouve ici le même acharnement dont Guerne fait preuve dans sa lettre à Cioran. Si cette violence existe déjà dans Mythologie de l’Homme, elle n’en demeure pas moins réservée du fait de la prééminence des blessures accumulées en temps de guerre. Mais, aussi bien dans le fragment précédent que dans la lettre à Cioran, le poète ne ménage pas ses contemporains, notamment les jeunes de la nouvelle génération chez qui il ne retrouve ni l’énergie ni le volontarisme dont leur âge devrait se parer. En un mot, cette jeunesse, qualifiée de « sénile », ne pourrait ni « reprendre le risque à son compte » ni se réclamer de cette « voix bleue » aux mille et une métamorphoses.

Considérons une dernière fois le finale de cette épopée qu’est Mythologie de l’Homme :

La voix bleue hésitant tremblante au bord des lèvres
comme une larme à l’œil, l’arme au poing
de l’agonisant
La voix pierre au cou la voix caillot la voix glaire
la voix close dans la voix et les déserts de sang (13) […]

Quelle est cette « voix bleue » ? Qu’est-ce qui la distingue de la « voix blanche » ? Comment peut-elle donner lieu à une « voix pierre », à une « voix caillot », à une « voix glaire » et à une « voix close » ? — Questions rhétoriques, s’il en est, car le vrai problème est ailleurs. Il concerne en premier lieu la voix, non seulement celle des jeunes qui ne disent mot ou qui parlent pour ne rien dire, mais encore une voix désaccordée, quasi déconnectée du monde qu’elle est pourtant censée porter. C’est ce que le poète nous livre dans un excès de colère lucide : « […] Mais nous sommes des hommes sans lendemain, des humains prisonniers de cette actualité pressée que proclame à toute voix ce que nous avouons être nos organes (la presse, la radio, etc.) quand ce ne sont que les organes monstrueusement vocaux d’un immonde et grouillant anonymat : la voix ON, cette singerie d’un tonnerre canalisé ; nous sommes ces yeux qui ne voient pas, ces oreilles qui n’entendent pas, ces derniers annoncés dans l’Écriture, ignorants colossaux écrasés sous l’histoire d’un évident passé, certitude défunte, posés, tremblants, devant un avenir absent. (14) »

Et c’est, peut-être, ce qu’il nous dit en pensant à ses pairs dont les voix ne furent altérées ni par la folie (Hölderlin), ni par la mort prématurée (Novalis), ni par la folie doublée du malentendu généralisé, ni, pour finir, par le choix de la mort volontaire (Nerval). Que ces poètes aient fait partie du panthéon d’Armel Guerne, cela ne m’étonne guère. Le contraire, en revanche, eût semblé intolérable, tant la vie de ce poète authentique qu’était Armel Guerne paraît liée à la poésie, précisément à l’expérience vitale de la poésie, celle-là qui consiste, selon la terrible formule de Gabriel Bounoure, à « mourir au monde (15) ».

Mais ne nous trompons pas, parce que « mourir au monde » ne veut pas dire déserter le monde et refuser le commerce des hommes. Bien au contraire, c’est l’habiter poétiquement et apprendre à voir et à aimer sa lumière intérieure en dépit de la nuit noire qui l’enveloppe :

Un homme, quand la vie n’est que fatigue, un homme
Peut-il regarder en haut, et dire : tel
Aussi voudrais-je être ? Oui. Tant que dans son cœur
Dure la bienveillance, toujours pure,
L’homme peut avec le Dieu se mesurer
Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu ?
Est-il, comme le ciel, évident ? Je le croirais
Plutôt. Telle est la mesure de l’homme.
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Sur terre habite l’homme. Mais l’ombre
De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure,
Si j’ose le dire, que
L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu. (16) 

 


  1. retour « Beckett », in Le Robert des grands écrivains de langue française, sous la direction de Philippe Hamon et Denis Roger-Vasselin, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 168.
  2. retour Cioran, « Beckett. Quelques rencontres », in Exercices d’admiration, Paris, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 1574. Guillemets et italiques de l’auteur.
  3. retour Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, NRF, 1997, p. 733. Pour l’intégralité de la lettre, cf. Lettres de Guerne à Cioran 1955-1978, édition établie, présentée et annotée par Sylvia Massias, préface de Charles Le Brun, Lectoure, Éditions Le Capucin, « Collection Lettres d’hier et d’aujourd’hui », 2001, p. 242-244.
  4. retour « Sauf chez quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits », Proust, in À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Éd. présentée, établie et annotée par Pierre-Louis Rey, Paris, Folio classique, 1988, p. 7.
  5. retour Cf. Cioran, « Valéry face à ses idoles », in Exercices d’admiration (1986), Œuvres, op. cit., p. 1573.
  6. retour Aujourd’hui introuvable dans son intégralité, Marelles sur le parvis (Paris, Plon, coll. « Cheminements », 1958) a été ressuscité par le poète Salah Stétié et l’éditeur Bruno Roy qui en ont repris la préface dans l’ouvrage éponyme, Marelles sur le parvis, avec une préface de Gérard Macé intitulée « Au seuil du mystère », Fontfroide le Haut, Fata Morgana, coll. « Hermès », n° 10, 1995, p. 24-25.
  7. retour Armel Guerne, Mythologie de l’Homme, Lectoure, Éditions Le Capucin, p. 10.
  8. retour Ibid., p. 66.
  9. retour Ibid., p. 65.
  10. retour Ibid., p. 62.
  11. retour Ibid., p. 63.
  12. retour Armel Guerne, Fragments, § 81, Lyon, coll. « Vérité intérieure », Les éditions Solaire/Fédérop, 1985, p. 76.
  13. retour Mythologie de l’Homme, op. cit., p. 65.
  14. retour Fragments, § 74, op. cit., p. 72.
  15. retour Cf. Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 53.
  16. retour Friedrich Hölderlin, « En bleu adorable », traduction d’André du Bouchet, in Œuvres, édition publiée sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 939.

Langue une (Dominique Autié)

Langue une (Dominique Autié) thomas

L’athanor d’Armel Guerne

 

Préparer la nouvelle édition de La nuit veille d’après le seul texte typographié en 1958 par les éditions Desclée de Brouwer m’aura valu d’écrire l’une des pages les plus fécondes – et les plus saisissantes – de mon journal intime d’éditeur.

Armel Guerne n’a, semble-t-il, laissé ni manuscrit réputé définitif de son texte, ni dactylographie (ce que le typographe nomme la copie, qui fait référence dans son travail), ni jeu d’épreuves corrigées de sa main ; ces deux derniers documents ont dû être archivés par l’éditeur, ils n’ont peut-être pas été détruits, les consulter eût été l’idéal – entreprendre de la faire : une folie… l’assurance, dans le meilleur des cas, de mettre un confrère dans l’embarras !

Or, un texte imprimé est (presque) toujours lacunaire. S’il ne l’est pas en regard de l’orthographe et des règles propres de la typographie, ce qui constitue déjà un rare mérite, il l’est de fait par le choix d’une mise en page, d’une justification (la longueur des lignes), d’un corps de caractère, d’une charte graphique et typographique. À cet égard, l’édition de Desclée est déroutante pour le nouvel éditeur : le petit format du volume entraîne une justification du texte courant très courte, qui a contraint le typographe de 1958 à de très nombreuses coupes en fin de ligne ; surtout, l’usage exclusif des grandes capitales dans les titres (de parties, de chapitres) interdit d’attribuer de façon certaine les capitales initiales dans les titres des Rêves qui constituent les livres deuxième et quatrième de La nuit veille – seule la table des matières, composée en « bas de casse », permet de rétablir, en partie seulement, ce qui fut l’intention de l’auteur.

Ajoutons, pour être précis (1), que nous avons utilisé le procédé rendu possible par l’informatique qui consiste à scanner le texte imprimé d’origine : source de quelques imprécisions dues à de menus défauts d’encrage du caractère typographique sur l’édition originale, cette technique eut cependant, en la circonstance, un effet hautement bénéfique tout à fait inattendu : nombre de tours syntaxiques et de mots, et plus encore la ponctuation singulière que pratique Armel Guerne – autant de chausse-trapes pour qui s’aviserait de saisir à nouveau ce texte sur un clavier – ont été respectés par le logiciel de reconnaissance de texte. Une fois débusquées les quelques substitutions de caractères (un point d’exclamation confondu avec le chiffre 1 par le programme électronique…), les correcteurs ont pu se consacrer à l’essentiel : un petit nombre, toutefois significatif, de termes et de tournures sur quoi nous butions tous. Fautes du typographe ? inattentions du prote, inaperçues de l’auteur corrigeant ses épreuves ? mauvais report des corrections de Guerne ?… deux coquilles vraies dans tout le livre, défigurantes, bien entendu rectifiées pour cette nouvelle édition, laissaient place au doute sur la fiabilité absolue du texte imprimé en 1958. Dans quelques cas, il a fallu trancher. L’éditeur a suggéré de le faire toujours au bénéfice d’un scrupuleux respect de l’auteur et de son texte. Au final, pour chaque cas, un présupposé admis d’un commun accord prévalait : Guerne, sans doute, l’a-t-il voulu ainsi !

Il conviendrait d’interposer ici une suite d’exemples – problématiques ou non dans la mise au point du texte – pour illustrer la mobilisation qu’exige, de la part de tous ceux qui y collaborent, le fait de travailler un tel matériau. Celui-ci, en deçà, en amont du texte lisible, est constitué par la langue singulièrement dense d’Armel Guerne (comme en chimie on le dit d’un élément), dont ce travail fait affleurer les strates, éprouve les lignes de force et de rupture, une sorte de puissance tellurique relevant de la tectonique des plaques : je crois mieux dire en proposant organique.

Chaque page de La nuit veille recèle en effet un austère et lumineux bonheur à la mesure du « Appelons-moi Ismahel », souvent cité, qui ouvre la traduction qu’Armel Guerne a donnée de Moby Dick. Ces nodules sur lesquels la lecture trébuche parfois mais jubile toujours, tiennent à des périodes de concentration de la langue sur elle-même. Un resserrement, un appel d’énergie avant détente des muscles, un mouvement de systole et diastole pour activer le sens, à la façon dont la pompe cardiaque traite le sang. Cette contraction opère, sur un mode somme toute classique, autour du mot juste – qui n’est pas fatalement un mot rare –, autour d’un agencement de termes que la phrase ajointe – les rares métaphores de Guerne sont déconcertantes par l’efficacité qu’elles tirent de leur sobriété même –, autour enfin ( c’est le cas de l’incipit de Moby Dick ) d’une disponibilité syntaxique dont, semble-t-il alors, nul autre n’aurait songé à tirer profit, en cet instant précis du texte. Jamais il n’y a torsion, abus, violence, ni manœuvre de basse séduction : la langue est disponible, elle s’offre, Guerne en fait son miel.

Un tel relevé pour ainsi dire géologique de la langue d’Armel Guerne comblerait, dira-t-on, un thésard en lettres modernes dont le patron accepterait toutefois qu’il puise, sans distinction, dans la totalité de la bibliographie, traductions et livres d’auteur confondus. Mais ce serait faire l’impasse sur une dimension de l’écriture d’Armel Guerne – évidente dans le cas précis de La nuit veille –, à savoir sa mise à disposition, sa posture dans la page. Je ne mentionne pour exemple que la fin du chapitre « Le rêve et les rêves » (2), qui cumule les contraintes d’un discours énumératif, sous une forme qui convoque les ressources de la prosodie, où la ponctuation, dans un exercice quasi acrobatique, concilie le souffle et le sens ; mettre en page une telle séquence dans un format, un œil de page et une justification différents de l’original, tout en respectant le jeu des alinéas imposé par les conventions typographiques, fut une gageure impossible à tenir sans entrer dans la fibre même du texte, dans le métabolisme de la langue (un théoricien de la littérature dirait : sa structure). La langue d’Armel Guerne a un lieu, qui est la page, une matérialité avec ses lois propres, qui est le texte typographié – elle est une langue qui s’encre dans le livre. J’appelle organique cette dimension du langage dans le commerce de l’âme avec le support (matériel dans le cas de l’écrit, vibratoire dans l’oralité de la parole) où l’autre – le lecteur, notre prochain – est convié. Quand ce dispositif, subtil, vulnérable mais infiniment puissant, est pris en compte pour lui-même par l’auteur, il convoque de la sorte ceux – l’éditeur au premier chef – qui acceptent d’être les artisans de cette médiation, les intermédiaires du commerce d’un texte avec son lecteur. Ce que médiatise l’éditeur (celui qui met au point la leçon d’un texte en vue de sa publication, mais encore celui qui donne forme au livre), c’est le sens. Il n’est pas de plus grave responsabilité. (3)

Vient enfin ce qui touche de façon plus spécifique encore à ce livre-là précisément. Dans l’introduction qu’il a accepté de donner à sa nouvelle édition, Jean-Yves Masson indique avec subtilité l’étrange situation de ce texte par rapport à son sujet premier, le rêve. Il démontre comment et pourquoi La nuit veille n’est pas, à proprement parler, constitué de simples récits de rêves. On peut aller plus loin encore, me semble-t-il, dans les conséquences de ce que Jean-Yves Masson souligne avec tant de clarté pour la lecture de ce livre difficile – effrayant, parfois, remarque-t-il avec raison. Le cadre de ce bref article, plus impressionniste qu’universitaire, ne me permet pas d’argumenter solidement une telle proposition, mais elle s’impose assez tôt à qui s’avance, ainsi que nous l’avons fait, dans la langue d’Armel Guerne : La nuit veille est, stricto sensu, une traduction. Jean-Yves Masson le suggère, en plusieurs passages de son étude : Ce qu’a tenté Guerne dans La nuit veille, et qui en rend la lecture si saisissante et par endroits si effrayante, c’est de s’approcher par l’écriture de la nudité du rêve, antérieure à sa formulation. De sorte que le récit de rêve ne va jamais, chez lui, sans un doute permanent sur le statut de ce récit qui – paradoxe qui n’eût peut-être pas plu à l’auteur si on le lui avait formulé ainsi, mais je m’y risque – rejoint les préoccupations les plus aiguës de cette « modernité » que par ailleurs il déteste tant. Le rêve tel que Guerne tente de le cerner est en permanence, si l’on écoute bien le texte, d’une oreille sensible (j’ai rappelé plus haut que pour Guerne, le poète lui-même est oreille avant d’être bouche), le rêve est l’objet d’une traque. Ce sont ici bien souvent des rêves à deux voix, dirait-on, l’une qui raconte, l’autre sous-jacente, qu’on entend à peine, mais qui pose continuellement la question lancinante : était-ce bien cela ? comment le sais-tu ? ou plutôt, pour reprendre la formulation favorite de Guerne, comment le sait-ON ? (…) Bien que Guerne affirme dans ses aphorismes que le rêve est la chose qui nous est la plus personnelle, la plus intime, il s’est aussi attaché à montrer comme aucun autre qu’il ne va nullement de soi de raconter un rêve continuellement à la première personne. Non pas seulement parce que « je » est de toute façon, dans le rêve comme en poésie, « un autre », du fait de la puissance transfiguratrice propre au rêve, mais parce qu’il y a aussi, dans le rêve, du « nous » et du « on », du pluriel et de l’impersonnel, et des événements sans sujet que la narration doit s’efforcer de ne pas rationaliser d’emblée. (4)

La poésie n’est pas seule à répondre à cette problématique ; l’œuvre de traduction, telle que l’ont pratiquée quelques-uns des grands traducteurs du XXe siècle au nombre desquels compte Armel Guerne, est confrontée à ce que décrit de façon rigoureuse Jean-Yves Masson dans les lignes qui précèdent : l’auteur y est bien un autre ; et, dans les plus grands textes, deux voix se mêlent jusqu’à rejoindre l’impersonnel d’un texte qui déborde son temps, excède la singularité de son auteur (quand la mémoire est conservée de son identité), pour se fondre dans ce qu’on pourrait tenter de nommer le patrimoine commun, universel, de l’homme à l’œuvre – et non seulement, loin de là ! quelque trésor indécidable de la littérature mondiale. Il en va ainsi de grands textes de l’Antiquité, de pièces immémoriales que se sont annexées les religions (songeons au Cantique des Cantiques) ou qu’elles ont suscitées (songeons à l’immense corpus des livres de l’Inde et aux textes des mystiques de l’islam) : il s’agit moins dès lors de traduire de nouveau ces œuvres sans âge en trouvant des équivalences sémantiques nouvelles dans une langue modernisée que d’écrire sans relâche des textes devenus impersonnels, à tenter d’entrevoir, comme en rêve – je pèse mes mots, mais en souhaiterais, ici, un plus ténu encore – une infime pulsation de ce qui fut, peut-être, la langue du Cantique des Cantiques, celle des Upanishad ou de Rûmî. Ce à quoi Guerne sans nul doute accède quand il traduit les Hymnes à la nuit de Novalis ou les Sonnets de Shakespeare. Or, ce qu’il traque dans ses propres rêves, pour reprendre la belle expression de Jean-Yves Masson, n’est autre que cette pulsation d’une langue qui n’est pas encore la sienne et ne le sera que provisoirement ; tant le sentiment s’impose avec force, au bout de notre travail de préparation du texte pour sa publication, que La nuit veille est un livre dont le destin est d’échapper aux limites nécessairement étroites de la bibliographie de son auteur : par la médiation qu’il opère – de cet impersonnel, de cet indéfini de la langue puisant dans le rêve à ses sources nocturnes, vers ce défaut de langue dont tout lecteur aigu se sait inconsolable –, La nuit veille est un livre pour sa plus large part universel.

Pour toutes ces raisons, un autre titre possible, tout aussi juste que celui qu’il retint pour son livre – l’auteur y a-t-il songé en son temps ? –, eût été l’admirable Traduit du silence que Joë Bousquet choisit en 1939 pour donner à lire une partie de ses cahiers. (5)

Pour toutes ces raisons encore, La nuit veille semble fonder un théorème quelque peu redoutable dans sa trompeuse évidence (elle est telle, je suppose, pour tout traducteur conséquent) : traduire c’est écrire, écrire c’est traduire.

Le lecteur familier confirmera que toute traduction d’Armel Guerne évoque qu’on pénètre dans le cabinet de l’horloger ou de l’orfèvre (6); La nuit veille, l’un des textes réputés ressortir à l’œuvre personnelle, introduirait le lecteur dans le laboratoire de l’alchimiste. L’image est séduisante, mais j’atteste qu’elle est inexacte : les outils, les cornues, la matière, l’esprit, les règles profondes et pour partie secrètes que celui-ci impose à celle-là sont les mêmes. Il n’y a qu’un athanor – un homme seul en entretient le feu, à ses risques et périls.

Jamais mieux qu’aux prises avec un tel livre, l’éditeur – dont les technologies contemporaines restent, plus qu’on ne le supposerait d’emblée, redevables à plusieurs siècles de typographie – n’aura perçu combien sa contribution au travail de la langue, mené en ses instances tout à la fois premières et ultimes ainsi que l’a mené Guerne, le rapproche du grand œuvre, du moins de sa plus apparente visée : dans le plomb, révéler l’or.

 

Fondateur avec Sylvie Astorg des éditions InTexteDominique Autié est éditeur et écrivain.

 

  1. (1) Le lecteur comprendra plus loin que cet exposé quelque peu technique, ardu sans doute pour le non-spécialiste, est toutefois nécessaire : c’est confronté à cette problématique, en raison des points exposés ici, que l’éditeur a pu mener cette véritable « plongée » dans la langue d’un auteur dont il s’était fixé de rééditer le texte, au plus près de l’intention initiale, en respectant le plus fidèlement possible l’écriture d’Armel Guerne.
  2. (2) La nuit veille, pp. 48 sq. de l’édition Desclée de Brouwer, pp. 44 sq. de la nôtre.
  3. (3) Je crois devoir étayer cette remarque : l’éditeur médiatise le sens du texte qu’il publie – il devrait même se borner à ne faire que cela ! Le choix de composer l’ensemble des titres d’un livre en grandes capitales non accentuées peut – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres possibles – altérer gravement l’accès au sens du titre lui-même, voire de tout le passage qu’il titre. LE LETHE PASSE A GUE, ainsi composé, ne saurait restituer la séquence : Le Léthé passé à gué (j’improvise ce cas de figure farfelu mais éloquent, je pourrais dénombrer les flottements que suscite l’usage des capitales – fussent-elles accentuées – dans l’édition Desclée de La nuit veille).
  4. (4) Jean-Yves Masson, « Armel Guerne, la résistance par le rêve », introduction à la nouvelle édition de La nuit veille, InTexte, 2006, pp. 15-16.
  5. (5) Édition définitive, Gallimard, 1941.
  6. (6) Et je songe ici, par excellence, aux travaux qui ne relèvent justement pas a priori de la « grande » littérature : quelques pages de L’Invention du monde d’Albert Bettex ou d’Afrique d’Emil Schulthess suffisent à l’éblouissement.