N°8 - avril 2006 - Paracelse
N°8 - avril 2006 - Paracelse thomasEditorial (Charles Le Brun)
Editorial (Charles Le Brun) thomasParlant de Paracelse, Guerne m’a toujours dit avoir passé vingt ans de sa vie à en méditer l’œuvre. Ceux qui l’ont connu savent bien qu’il en fit, tout au long de son parcours d’homme, sa référence majeure. L’un des points cardinaux de son horizon spirituel. Cette constatation a son poids. Surtout lorsqu’on sait qui était Paracelse ; et lorsqu’on sait qui était Guerne.
S’il est difficile de dire exactement qui le conduisit vers l’illustre médecin, il est par contre plus aisé d’indiquer celui qui fut son initiateur : en l’occurrence Jacques-Emile Emerit, acupuncteur de génie mort en 1968 et qui fut, tout comme Georges Bernanos, comme Mounir Hafez, comme E.M. Cioran ou comme André Masson, l’un de ses grands amis.
Emerit, qui a laissé différents travaux sur l’art des aiguilles (1) , précise dans son Introduction à la zodiotechnie (2) : « Nous pensons être le seul médecin français ayant entièrement lu, traduit et résumé l’œuvre de Paracelse. » Confidence qui ne laisse pas d’étonner quand on sait qu’aujourd’hui, – comme hier d’ailleurs – la plupart des disciples d’Esculape connaissent à peine le nom du citoyen d’Einsiedeln ! Dans un autre ouvrage (3) , il écrit : « Un homme de science, un médecin conscient des prodromes du mal, voilà quatre siècles, a rédigé l’œuvre immense seule capable de nous rédimer, en réconciliant la raison avec la foi, et de nous préparer un remède : cet homme est Paracelse. »
Il n’y a rien à ajouter. Si ce n’est que la conversation des deux amis dut fréquemment rouler sur ce sujet. Leur passion commune.
De fait, toute la production poétique de Guerne se ressent de la puissante empreinte du grand alchimiste. De cette influence du reste, il ne se cachait pas. Au contraire : il en fit état dans ses Fragments, dans son Journal, dans nombre de ses lettres. Son désir profond de donner une version française des Opera Omnia ne put malheureusement se réaliser. Il eût été, pourtant, LE traducteur de cette somme magistrale. La maîtrise dont il fait preuve dans ce qui a été retrouvé de la Prognosticatio, du Lion Septentrional et autres traités ou extraits, est exceptionnelle et ne pouvait venir que d’un homme qualifié, d’un esprit capable de saisir la signification de textes aussi énigmatiques, aussi délibérément fermés à l’entendement ordinaire. A ce propos justement, il me confia un jour que « quelqu’un » lui avait assuré, après lecture de ses poèmes, que la teneur de sa pensée correspondait, en alchimie, au degré du soufre rouge (4) . Cette précision, si elle n’évoque rien pour la plupart des lecteurs, en dira long aux praticiens de l’hermétisme. Toutefois, elle ajoute au mystère de cette décision, prise en haut lieu, qui le contraignit à renoncer à son projet. Mais le « hasard » a ses raisons qui échappent à la raison humaine.
Cette formidable entreprise donc, il ne l’assuma point : refus d’une aide substantielle qui lui eût permis d’en assurer la continuité ; aléas de la vie qui le jetèrent dans les péripéties de la Résistance ; obligation, plus tard, au prix d’un travail harassant, de subvenir à ses besoins. Un ensemble de choses qui lui parut être un signe de la Providence, autorité souveraine à laquelle, de longue date, il avait résolu d’obéir et qui fut son guide de chaque jour.
L’essentiel, toutefois, ne devait pas se perdre ni la chaîne invisible se rompre. Le discours de l’un, en effet, allait passer dans celui de l’autre, chacun baigné par une même et munificente lumière : cette Lumière de la Nature dont il est si souvent question dans les écrits de Paracelse et que la poésie de Guerne, tout intérieure, secrètement reliée à une réalité plus haute, nous restitue d’une façon incomparable.
En tendant la main à Paracelse, de son temps jusqu’au sien, par-dessus les séductions de la Renaissance, la tentation des « Lumières », les utopies de la Révolution, le mirage innombrable et tragique de l’ère contemporaine, Guerne ne prenait-il pas, résolument, le relais de l’unique et véritable tradition ? L’heure était venue, qui sait ? d’en retrouver la racine immémoriale.
L’avenir est là. Il nous fait signe. Il nous attend. Et nous en sommes tous responsables. « Le lendemain, c’est vous ! » s’écriait Bernanos il n’y a pas si longtemps. Et par ce « vous » c’est nous qu’il désignait, nous les dépositaires d’un passé que nous oblitérons chaque jour un peu plus au profit de rêveries étranges et de fantaisies vénéneuses. Nous que l’amnésie menace et qui obéissons, sans relever la tête, aux voix plurielles de la paresse et de l’indifférence, d’acquiescements en compromissions, de lâchetés en abandons, prompts à nous aligner sur la sinistre cohorte de ceux qui, depuis toujours et toujours plus haineusement, travaillent à crucifier, – encore – Celui dont ils ne veulent plus entendre la parole.
- (1) Tous republiés chez Guy Trédaniel Éditeur en 1986.
- (2) Acupuncture et Astrologie, introduction à la zodiotechnie, Editions du Nouvel Humanisme, Embats, près d’Auch, 1955. Et Guy Trédaniel Éditeur, 1986. Dans les années 1980, j’étais parvenu à retrouver le neveu d’Emerit, Michel Boujard, acupuncteur lui-même et radiesthésiste, lequel était censé avoir conservé les papiers de son oncle. Hélas ! il n’en restait rien.
- (3) Zodiotechnie de l’embryon, des nerfs crâniens, de la médecine hermétique, de l’acupuncture chinoise, Editions du Nouvel Humanisme, Garches, 1948. Guy Trédaniel Éditeur, 1986.
- (4) Étape importante sur le chemin du Grand-Œuvre.
Paracelse ou l'aventure prométhéenne (Charles Le Brun)
Paracelse ou l'aventure prométhéenne (Charles Le Brun) thomasMes écrits dureront et subsisteront
jusqu'au dernier jour du monde
comme véritables et incontradicibles.
Prophétie d'un sage ? Délire d'un fou ? Prétention d'un imposteur ? Le défi est superbe en tout cas. Lancé par l'un des plus étonnants personnages de son époque : Théophraste Bombast von Hohenheim, dit Paracelse. Un outsider comme l'Histoire en fabrique parfois, pour le bonheur de quelques-uns et l'exaspération de beaucoup. En rupture avec les officiels, provocateur, ennemi de tous les conformismes. Isolé donc. Emphatique à souhait dans ses écrits, tonitruant dans l'invective et tapageur à l'occasion. Au moins dans sa jeunesse. Fraternel avec tous les parias et les déshérités. Insoucieux de ses biens, mais jaloux de sa renommée et toujours prêt à fustiger l'Ecole. Allant et venant, disparaissant, reparaissant, ne demeurant nulle part. Sa marque en quelque sorte.
Les universités n'enseignent point toutes choses. Il faut au médecin rechercher les bonnes femmes, les Bohémiens, les tribus errantes et autres gens hors la loi, et se renseigner chez tous. Il faut par soi-même découvrir ce qui sert l'art, voyager, connaître maintes aventures et retenir en route ce qui peut être utile.
Je préfère les sentiers et les routes aux universités où l'on n'apprend rien !
Quiconque a le désir de pénétrer la nature doit en fouler le livre vivant de ses propres pieds. L'écriture s'apprend par des lettres ; la nature par les contrées dont chacune est un livre. Et l'homme, en voyageant, doit en feuilleter les pages.
Le conseil se passe de commentaire.
Ces migrations continuelles pourraient signer l'un des traits spécifiques de sa nature. A moins qu'elles ne dissimulent, sous l'apparente agitation, l'identité véritable de celui qui s'intitulait non sans intention le « Prince des deux médecines ». René Guénon, en 1930, confiait en effet aux pages du Voile d'Isis les propos que voici :
Les pérégrinations des initiés ne se distinguaient des ordinaires voyages d'études que par le fait que leur itinéraire coïncidait rigoureusement, sous des apparences de course aventureuse, avec les aspirations et les aptitudes les plus secrètes de l'adepte (1).
A plusieurs reprises du reste, le même auteur rapproche Paracelse de ces itinérants et pèlerins, les « nobles voyageurs » (2) comme le furent, entre autres, Démocrite, Thalès, Pythagore et, plus près de nous, Nicolas Flamel ou même Rabelais.
Prince des deux médecines. On sait qu'à cette époque les disciples d'Esculape se divisaient en deux confréries bien distinctes : celle des médecins – la Faculté – et, sous la bannière de saint Côme et de saint Damien, celle des chirurgiens, l'une et l'autre possédant leurs règles, leurs canons, leurs cérémonies, leur enseignement, leurs examens et se livrant parfois à des rivalités qui n'étaient pas seulement verbales. Deux institutions, deux médecines dont Paracelse a affirmé posséder la maîtrise, ainsi qu'il le souligne dans son Paragranum. Mais il apparaît, si l'on tient compte de la totalité de ses écrits, qu'il faut l'entendre différemment. A savoir : une médecine de l'âme et une médecine du corps. En un mot, et pour reprendre sa propre expression, la « médecine adepte », celle qui non seulement tient compte du petit monde qu'est l'homme, mais aussi du grand qui s'étend par-delà les espaces sublunaires ; l'homme d'en bas et celui d'en haut, ou, si l'on veut, le microcosme et le macrocosme. C'est ainsi du moins que nous l'interprétons.
Les Œuvres complètes forment une construction massive qu'il n'est pas simple de cerner, d'où qu'on l'aborde ; un chantier d'une autre époque, d'une autre ambition, si varié, si vaste, si dense qu'on se demande comment un seul homme, en une seule vie – brève au surplus – a pu l'entreprendre. Et le conduire si loin. Sa lecture est ingrate. Elle exige plus que de l'attention : une disposition d'esprit particulière, un recul, un silence. L'état d'alerte à chaque ligne. Et beaucoup de patience. Car les feux qu'il contient, dissimulés sous l'enchevêtrement d'un enseignement jeté sans ordre, entassé en quelque sorte, ne se livrent qu'à ceux qui les cherchent ; et les cherchent vraiment.
Mais à qui les adressait-il ces pages si hâtivement assemblées qu'elles semblent respirer l'urgence ? Et qui se chargea de les divulguer ? On n'a presque rien de sa main et seuls quelques traités parurent de son vivant. Quels furent les copistes et quelle leur conscience lorsqu'ils transcrivirent l'énorme masse ? Nous ne le saurons jamais. Ce médecin volant, perpétuellement en déplacement, tout occupé à composer ses élixirs, à porter secours aux malades, à prêcher aussi – et ce ne fut pas la moindre de ses occupations – prit-il le temps de se relire, d'ajuster sa pensée ? Tout incline à croire que non. Il n'eut probablement pas ce loisir et rien, si l'on y réfléchit, dans son tempérament bouillonnant ne dut l'y porter.
Tout dire, tout recenser, tout saisir des phénomènes sans s'accorder le moindre répit. Tel fut son souci permanent. Déposant çà et là ses manuscrits, les confiant à la Providence puisque n'ayant ni lieu ni famille pour en assurer la pérennité. Et la question revient encore : pour qui écrivit-il ? On serait tenté de répondre : pour nous. Pour nous, ses héritiers tardifs, logés tout au fond des âges, quatre cent cinquante ans plus loin ; nous, les singuliers mutants du troisième millénaire, penchés sur un lendemain qui, pour la première fois peut-être, ne répond pas.
L'urgence, en réalité, il la ressentait pour soi-même : il n'allait, en effet, disposer que d'un petit bout d'existence pour remplir la mission qu'à lui seul il incombait de mener à bien. Parce qu'en définitive, tout s'organise en fonction d'un point situé dans l'avenir, qu'on ignore absolument mais qui commande de l'intérieur et par quoi tout s'explique, se met en place et s'éclaire : la mort. L'aboutissement. La pierre d'achoppement contre laquelle viennent buter toutes les existences mais à partir de quoi le nom de chacun s'inscrit, enfin complet, de la première à la dernière lettre.
Il n'y a pas de naissance gratuite. Pas de hasard. On naît pour quelque chose. Pour la réalisation de quelque chose. On se met en route – quelle que soit la route – et cet acte n'a de sens que par le but qu'on veut atteindre, pour lequel toutes les énergies se tendent, qui orchestre et suscite la suite entière des événements. Les créatures n'ont d'autre raison d'être que ce qui les attend, plus loin, à l'extrémité du parcours qu'elles ont cru choisir mais qui, en vérité, les a choisies depuis toujours. Elles sont appelées et doivent répondre à cet appel venu de devant. C'est en ce sens qu'il faut entendre le terme de prédestination si présent dans les travaux de Théophraste et qui revient avec tant d'insistance.
Dans l'œuvre de Paracelse, tout est scruté, tout est envisagé de ce qui regarde le destin des êtres et leur place dans la Création : leur origine, leur situation au sein des règnes de la nature, le sens de leur vie, le sens de leur mort. Le mystère du temps. Le mystère de Dieu. L'éternité. Sa Philosophie aux Athéniens est riche en remarques et réflexions portant sur ces questions. Toutes mériteraient des développements tant elles sont chargées de sens, de sous-entendus : le Mysterium magnum, la séparation primordiale, la Turba magna, l'evestrum, le grand Rassemblement et la grande Récolte, le chaos et la Terre fondamentale. Autant d'évocations lourdes de suggestions et susceptibles d'éveiller chez le bon lecteur les bonnes interrogations et, qui sait ? d’appeler les bonnes réponses. Or le bon lecteur, c'est celui qui ne s'est pas verrouillé dans les limites étroites de la pensée rationnelle ; celui qui sait encore qu'autour de lui se déploie le vaste miroir du macrocosme : ce prodigieux monde invisible avec ses myriades de créatures qu'aucune logique ne gouverne, dont le rôle, les pouvoirs, l'efficience n'obéissent pas à nos lois. Tout ce pan de la réalité qui échappe à l'homme pressé, à l'homme hâtif, ce fruit inattentif de la modernité ; l'égaré, l'absent, aveugle aux signes de plus en plus insistants et de moins en moins reçus que lui livre à profusion l'écrasante et dérisoire « actualité ».
Les hommes d'alors – et plus encore leurs devanciers – avaient leurs raisons de croire ce qu'ils croyaient. Et ces raisons n'étaient pas forcément mauvaises. Leur univers, bruissant de vies immatérielles, s'ouvrait sur des horizons différents et répondait à des structures que nos investigations actuelles ont totalement rejetées. Paracelse, pour sa part, n'en finit pas d'énumérer ces entités qu'il faut évidemment se garder d'estimer pour ce qu'elles ne sont pas. Une suite d'appellations résolument sibyllines telles que lorint, anwat, trifertes, neufareni, durdales, diemeae, mechili. Et beaucoup d'autres, obstinément, opiniâtrement résistantes à l'analyse. Tout un assortiment vocabulaire propre à mettre un nom sur ce qui précisément n'en a pas. Ne relève d'aucune nomenclature.
Etaient-ils donc si crédules, si naïfs ces gens-là, qu'ils aient ensemencé le jardin de leur réflexion des seuls caprices de leur imagination ? Voire… Ne désignaient-ils pas plutôt, derrière ces mots, l'insaisissable mystère que notre science triomphante s'acharne à repousser au lieu de le respecter comme tous les peuples avaient su le faire jusqu'à la veille des temps modernes ? Parce qu'il ne faut pas se leurrer : le mystère, à sa base, est intact. Tout entier debout, inchangé, immuable, masqué seulement par l'assourdissante fanfare des vanités humaines ; une brume fragile que le moindre souffle un peu sévère pourrait bien disperser, brusquement.
Notre instruction, nos découvertes, tous ces trésors dont nous sommes si facilement glorieux, nous font probablement l'écran le plus opaque et le plus déformant qui puisse se concevoir, propre seulement à nous rendre aveugles à la réalité dissimulée sous l'apparence : un entassement prodigieux d'exactitudes mortes et qui bouchent le moindre interstice par où pourrait se glisser un rais de vraie lumière ; le parfait tampon qui étouffe toutes les voix vivantes de la nature, au profit de l'outrecuidante sapience des savants et de leurs imprudences. Et nous, derrière cet édredon si finement tissé, nous n'entendons plus rien que ce qui se mesure et se chiffre. Or celui qui n'entend pas nie qu'on l'appelle… et son exploration s'amenuise à n'être plus que la mince et douteuse expérience de ses sens et des appareils toujours plus « sophistiqués » qui les prolongent. Nos recherches, dont la liste s'allonge à en perdre mémoire, ont minutieusement grignoté notre personne spirituelle et nous n'appréhendons plus guère, au bout du compte, que la pellicule au demeurant fort mince de la quantité pure, quel que soit l'habit sous lequel elle parade.
Le monde s'est entouré d'un rempart de « vérités scientifiques » qui sont, en très peu de temps, devenues le credo universel d'une race entièrement convertie au rationalisme et qui s'enferme dans la prison la plus étroite, la plus insidieuse et la plus désespérante qui soit. On se gausse des follets, des mélusines, des farfadets qui pourtant, bien qu'ils ne prennent corps que dans les légendes, n'en sont pas moins les entités bien réelles d'un monde occulte dont personne ne se fait plus la moindre idée : ce monde sidérique si familier au Moyen-âge et à l'Antiquité. On se gausse aussi des démons, des diables, du Diable ; et l'enfer, faut-il le dire, est bien démodé. On se gausse même des anges. Surtout depuis qu'on en a vidé le ciel – ce ciel qu'on ne désigne plus que sous le nom d'espace et dans lequel les satellites, ces fausses étoiles, empoisonnent chaque jour un peu plus notre milieu cosmique, déchirant le manteau magique de la nuit.
Rationalisme et mécanisme empêchent toute connaissance plénière de la nature. Avec eux, l'homme tente une autre explication du monde, réduisant son activité à une mesure purement extérieure, écartant tout l'invisible au profit du seul univers quantifiable. La méthode historique ne consiste-t-elle pas, en effet, à débarrasser l'objet étudié de tout mystère, autrement dit à le vider de toute donnée que la « science » ne peut appréhender ?
En accord avec cette attitude, il est tentant pour celui qui « raisonne » d'évacuer, dans l'œuvre de Paracelse, ce que d'aucuns ont nommé le « fatras » alchimique, astrologique, mythologique et qui, pour les raisons que nous venons d'énoncer, les encombre – et les déconcerte. La recherche moderne les y engage et leurs mentalités, de plus en plus étrangères au merveilleux, au miracle, à tout ce qui ne ressortit pas au domaine grossier de la « matière », sont chaque jour plus éloignées de ce que naguère on appelait encore l'âme. A l'évidence, et bien que convaincus du contraire, ils sont terriblement désarmés devant l'imagerie des hommes du passé qui parlaient une autre langue et c'est très loin qu'il leur faut descendre en eux-mêmes, dans les soubassements de la conscience, pour y trouver une trace, un fragment de ce qui brilla jadis avant les déviations de l'humanisme, de la Réforme, de la Renaissance et des « Lumières ». Autant de saisons humaines qui allaient déboucher sur l'incroyance la plus épaisse : cette floraison des matérialismes avec, parallèlement, l'envahissement de l'industrie et des techniques et, pour conclusion, tout au bout, tout en bas, la sacralisation de l'argent sous son aspect le plus sombre : l'économie et la finance devenues l'unique et le seul argument.
Depuis, sur ses semelles légères, l'intuition s'est retirée du champ de réflexion des hommes ; cette vertu sans laquelle il n'est pas possible d'entrer dans la pensée d'un Paracelse ou de tout autre personnage de sa carrure.
L'époque actuelle porte ce lourd fardeau. Sa cécité est sévère. Cent ans de « progrès » intensifs ont peut-être définitivement ruiné nos chances de retrouver un jour le fil d'or de la Sagesse. La précipitation des jours nous emporte et l'impasse s'élargit à mesure que se multiplie le creusement frénétique et désordonné des secrets de l'univers. Et s'il n'est rien de si caché qui ne doive être un jour révélé, comme l'assure l'auteur des Commentaires des aphorismes d’Hippocrate, reprenant en cela la parole des évangélistes, il n'en est pas moins vrai que seuls ceux qui en ont reçu l'autorisation peuvent s'y hasarder sans risquer d'irrémédiables désastres. Or les « chercheurs » qui s'y emploient ont ouvert, dans les multiples domaines qu'ils explorent, de fort inquiétantes brèches d’où pourraient bien surgir les plus désobligeantes surprises. Et les moins attendues. Quant à la diversité même de ces recherches, cette « spécialisation à outrance », elle engendre un émiettement que nul principe supérieur ne canalise ni n'ordonne et se perd dans les réseaux compliqués d'une terminologie abstruse dont le sens n'est perçu que par les seuls élus qui la pratiquent. Babel. La division illimitée de l'unité originelle. Sans retour. Et si certains, isolément et pour leur propre compte la retrouvent cette unité, malgré tout, contre tous, seront-ils jamais bien nombreux ? et seront-ils compris ?
Paracelse, lui, avait su l'entendre le bruit de ce pas unique qui précéda toutes choses. La vibration première, le Mysterium magnum producteur des noms et des formes, autrement nommé dans les traditions orientales la Manifestation universelle. Il savait écouter. Il savait regarder. Se taire. Rester en vigilance dans la simplicité, une vertu qu'il nous faut réapprendre, nous, les maîtres incontestés de la complexité. La complexité : ce monstre qui peut-être, demain, nous tuera.
Nous ne conseillons à personne de tenter pratiquement les expériences alchimiques décrites dans les livres de Paracelse. Compte tenu des activités auxquelles nous nous livrons et du monde qui nous les livre, il est presque impossible d'entrer de plain-pied dans ces œuvres, et par le bon côté. Quant au savoir, il n'est pas non plus la meilleure manière de s'y introduire car plus on se charge d'érudition, plus on risque de s'égarer. Et puis, les jours que nous vivons sont bien trop éloignés de l'aventure prométhéenne que vécut l'étonnant citoyen d'Einsiedeln et nos statures trop risiblement minuscules pour emboîter le pas à ce géant. Enfin, le sens de la doctrine n'apparaît pas au simple survol des pages. Ses continuateurs le savaient bien qui en ont éprouvé l'humeur rétive et les tenaces obscurités.
Parce qu'il y a la langue, effroyablement lourde et confuse, en pleine gestation et vis-à-vis de laquelle il faut se lancer, presque à chaque phrase, dans les plus périlleux exercices, le français ne supportant pas l'imprécision et les cassures dont elle est saturée. Partant, les transpositions risquent souvent d'être infidèles. Bernard Gorceix, qui s'y était mis en son temps, disait dans une note précédant sa traduction du Prologue à la Grande Astronomie : « Chaque version s'expose aux critiques justifiées des correcteurs. Le contresens guette à chaque pas. » (3) C'est malheureusement vrai.
Il reste que sous l'inextricable fouillis, sous l'amas foisonnant d'images singulières, d'arguments surprenants mêlés d'exemples insolites, d'irritantes approximations et d'exagérations bouffonnes, de contradictions même et de prodigieuses hyperboles, se glisse le contre-chant d'une mélodie qui ne trompe que ceux dont l'oreille est fermée. Paracelse est sans aucun doute l'un des plus profonds, l'un des plus puissants penseurs de son temps. Mais faut-il encore, si l'on veut s'en persuader, sur ses écrits patiemment s'appliquer. Entendre derrière les mots l'écho d'autres mots murmurés à peine. Capter l'éclair qui jaillit au détours d'accumulations lancinantes, souvent déconcertantes, inadéquates, et de sempiternelles et fastidieuses répétitions. Alors, çà et là, parmi la profusion, parmi la confusion – ou le secret ? – peuvent s'allumer les lumières précieuses de la Connaissance et le lecteur s'en emparer.
- (1) L'adepte, contrairement à l'idée qu'on s'en fait de nos jours, est un maître, non un disciple. Le sens de ce mot, par altérations successives, a dégénéré au point d'en arriver à une signification totalement opposée.
- (2) Nom secret des initiés de l'Antiquité.
- (3) Cahiers de l'Hermétisme : Paracelse, Albin Michel, 1980.
Paracelse, « Solitaire crieur » (Jean Moncelon)
Paracelse, « Solitaire crieur » (Jean Moncelon) thomasParacelse, dit Armel Guerne, fut un « solitaire crieur », un de ces hommes, qui, comme Léon Bloy, mais autrement que lui, n’ont cessé de vilipender leurs contemporains. Il mena sa vie durant une guerre à outrance (verbale) contre la médecine de son temps et les médecins qui la pratiquaient avec une suffisance insupportable pour lui. Aussi lui fut-il reproché un orgueil démesuré : « Ne souffrez pas, disait-il, d'être contredits par les médecins ignorants qui s'habillent de rouge et de noir ». Cependant, ce serait fortement limiter la portée de son œuvre que de s’en tenir aux rapports qu’il entretint avec ces derniers. D’ailleurs, c’est parce qu’il estimait que « le médecin doit être le plus élevé parmi les hommes, le meilleur, le plus expert dans toutes les parties de la philosophie, de la physique et de l’alchimie, et [qu’il] ne doit, en aucune, se trouver en défaut », qu’il s’est élevé avec tant de force, et parfois non sans humour, contre les médecins établis, tandis qu’il rechercha la connaissance médicale, chez les paysans, les bohémiens, et peut-être les sorciers.
La personnalité de Paracelse ne pouvait que séduire Armel Guerne. Voici un homme qui, quelque 400 cents ans avant lui, avec un génie qui lui était propre, appliqua à la lettre une devise déjà fière : Alterius non sit qui suus esse potest - « Qu’il n’appartienne à personne, celui qui peut être lui-même ». Voici un homme, passé à la postérité, dont la vie et l’œuvre continuent à être controversées quatre siècles plus tard, comme elles le furent de son vivant. Voici un homme, enfin, que la passion de la liberté conduisit à mener une existence vagabonde, - mais c’était celle d’un adepte, - qui lui fut reprochée également : « On me méprise, dira-t-il, parce que de ma vie je n'ai jamais eu de domicile fixe, parce que je ne me suis pas contenté de rester assis derrière le poêle à rôtir des poires ».
Plus intimement encore, Armel Guerne avait le sentiment d’appartenir à la même famille d’esprits que lui. Il l’affirme dans un de ses Fragments : « Est-ce ma faute ? Quoi que je pense, Paracelse l’a déjà pensé (ou Novalis, ou Bernanos, ou tel autre – les familles d’esprits) » (Fragments, 71).
L’homme, pour Armel Guerne comme pour Paracelse, est « l’astronome de Dieu ». Il ne saurait s’agir de l’homme moderne, passé au crible de la psychanalyse. Sur ce point, Armel Guerne est formel, et la référence à Paracelse prend toute sa dimension :
Oh ! le divin Paracelse quand il écrit, au début du XVIe siècle : « Heureux celui qui possède une grande marmite et qui a un couvercle pesant. »
Je suis certain, et le sérieux de mon contrôle lui donne assez de force pour affirmer ma certitude même si j’étais seul à la face du monde occidental, ce qui n’est malgré tout pas encore le cas : je suis certain que Freud et la psychanalyse ont déjà fait plus de mal au contenu de l’homme, à sa nature profonde, que ne pourra jamais faire une science atomique qui a cependant déjà accumulé et mis en réserve, à l’heure actuelle, de quoi tuer onze fois chaque habitant de la terre (Fragments, 20).
L’homme selon Paracelse a un contenu, comme dit Armel Guerne, et une « nature profonde ». Déjà, à son époque, le plus grand nombre paraissait l’ignorer - « Les hommes sont ignorants, écrit-il. Ils ne connaissent pas la nature, ni terrestre, ni sidérale. Ils ne savent pas à quoi elle nous dispose. De Dieu, ils ne savent rien non plus. » Désormais, c’est l’accès même à la connaissance de cette « nature profonde » qui nous est interdite. Rien ne paraît plus actuel que cette réflexion : « Nous prétendons détenir la vérité, mais c’est de nous-mêmes que nous la tirons, alors que seule la lumière de la nature pourrait nous l’apporter. » Mais qui se soucie de la « lumière de la nature » ? La science moderne s’en est détournée depuis Paracelse justement, et si la science antique en avait eu connaissance, de son temps, elle n’intéressait plus que les alchimistes (les vrais), les astrologues (les vrais) et quelques rares philosophes.
Paracelse marque le commencement et le terme d’une démarche scientifique qui ne cessera pas de lui appartenir, mais qui aussi reste unique : « L’homme n’est véritablement homme que parce qu’il est le firmament. Ce ne sont ni les bras ni les jambes qui font l’homme, mais bien les sciences et les arts que lui enseigne la lumière de la nature. »
Armel Guerne souhaitait rendre accessible l’œuvre de Paracelse au lecteur français. Il pensait que les temps étaient venus qu’il en mesure toute l’actualité. On sait qu’en 1941 il avait fait une demande de subvention pour une traduction, que cette demande pourtant soutenue par Emile Bréhier et Gaston Bachelard, avait été finalement refusée par Jérôme Carcopino, ministre. Il faut relire cet extrait de son Journal pour mesurer à quelle hauteur il plaçait son ambition : « La parution en français, des œuvres de Paracelse, doit changer le sens de la culture spirituelle française penchée stérilement sur des réalisations d’analyse étrangère au cœur comme à l’esprit, desséchée par des siècles de rationalisme imbécile et orgueilleux, sans fierté. Elle doit réveiller en des cœurs inattendus le goût des températures extrêmes, l’horreur évangélique de la tiédeur, de la moiteur, de la timidité et de la lâcheté d’esprit, réveiller l’appétit du mystère divin, reposer immensément, l’immense problème métaphysique dont l’homme est devenu incapable de s’inquiéter, et offrir aux audaces justifiées et aux courages admirables de larges voies de découvertes et d’exploration, des patries entières qu’on était devenu trop petit pour habiter. » (25 décembre 1941).
Armel Guerne a aimé sans aucun doute Paracelse – comme en témoigne sa Préface à la Prognostication. C’est parce qu’il avait reconnu en lui « un caractère droit et franc et qui va droit et franchement ». C’est aussi, dira-t-il, qu’« à longuement lire et méditer et vivre avec cet homme qu’on a peine à mettre seulement au rang des plus grands – ne serait-on sensible qu’à la beauté, à sa puissance nécessaire et à son pouvoir révélateur – on est petit à petit déposé au commencement de soi-même, mis au pied de soi-même comme au pied du mur, devant un monde vivant et vrai, qui ne se dément point, ce qui est peut-être, après tout, le sens véritable de l’initiation. »