Editorial (Charles Le Brun)

Editorial (Charles Le Brun) thomas

Pour celui qui se met à l’heure, – l’heure vraie, celle du temps secret qui n’est pas le temps ordinaire – une marche invisible commence. Le pas qu’il prend devient alors le sien. Son pas. Sa mesure. Les jours, les mois, les ans qu’il a passés pour en arriver là : il peut les oublier. Son nom s’inscrit désormais sur les feuillets du livre de vie. Il ne s’effacera plus.

 

Aucun homme, dans ses commencements, ne pourrait s’avancer seul au-devant de soi-même qu’il n’ait au préalable trouvé des devanciers, des amis, des frères d’hier ou d’aujourd’hui, vivants ou morts, mais semblables à lui et qui l’encouragent à être ce qu’il est.

Pour bien des lecteurs qu’on ne sait pas, Guerne aura été ce révélateur. Le passeur silencieux qui conduit jusqu’à l’autre rive ceux qu’habite le risque et qui fréquentent les sentiers de l’imprudence – et de la liberté. La main qu’il tend est généreuse certes, amicale, fraternelle aussi ; mais rude assez pour écarter les imposteurs. Ce qu’il dit s’accommode d’un espace différent, se loge dans un temps que ne scande aucun mécanisme. Le temps intérieur, pourrait-on dire. L’heure vraie. Encore. Encore et toujours. La seule. Comme un temps dans le temps qui répond à d’autres décrets ; dont les galops se précipitent ou s’alentissent selon leurs propres lois et qui n’obéissent pas au découpage inerte des horloges. Ni à celui des sens. Un temps libre, échappé du nombre, non chiffré, établi dans l’intemporel.

Car si le bruissement des horloges donne le temps vulgaire, si la pulsation d’un cœur donne le temps charnel, il existe un écoulement plus subtil que ne dispense aucun chronomètre, qu’aucune machine humaine ne saurait apprécier, qu’aucun organe n’enregistre, rythmé seulement par les signes, – toujours lisibles – dont le monde des apparences n’est que la partie visible et que chacun, pour son propre compte, connaît ou ne connaît pas, ou reconnaît, ou méconnaît selon l’acuité ou la labilité de son jugement. De son intuition.

 

Grandir. Trouver son nom. Trouver son temps. Sa mesure. Attiser le feu intérieur pour mieux incendier les jours et se lever, neuf, pour des conquêtes dont on ne sait rien encore mais qui font signe, plus loin, dans l’épaisseur des lendemains. Toute l’obsession de la jeunesse est là, de la vraie jeunesse qui véritablement n’a pas d’âge et pour laquelle Guerne a continuellement parlé ; vers laquelle il a tendu les fils de sa poésie. De la Poésie : cette arme précise, acérée, tranchante comme une lame d’épée. Faite pour les combats, pour ouvrir les carcans, crever les faux-semblants, défier les lois de plomb de l’habitude. Pour vivre enfin. Et entamer l’ascension la plus difficile : celle de sa destinée.

Lorsqu’un langage est juste, – et celui de Guerne l’était éminemment – il atteint son but. Toujours. Si quelqu’un parle, si sa parole est véridique, un autre, forcément, l’entendra. Aujourd’hui. Plus tard. Un jour. Un jour qui sera son jour. Car si tout peut se perdre, la Vérité, elle, ne se perd pas. Comme la Pierre des Philosophes, elle est inaltérable. A l’école de Paracelse, Guerne avait eu tout le loisir de l’apprécier. Et d’en faire la ligne médiane de son itinéraire.