N°6 - avril 2005 - Moby Dick d'Herman Melville
N°6 - avril 2005 - Moby Dick d'Herman Melville thomasEditorial (Charles Le Brun)
Editorial (Charles Le Brun) thomasCe n’est peut-être pas un hasard si Herman Melville a choisi pour son cachalot blanc le nom énigmatique de Moby Dick. En effet, il n’est pas inintéressant de savoir que dans l’argot de nos voisins d’Outre-Manche, la populace, la canaille se dit mob ; et que le mot dickens est utilisé pour désigner le Diable. Un vieil ami nous en fit un jour la remarque. Puis il ajouta d’un air entendu : « Moby Dick est un roman à clef ». Ce qui ne fut pas pour nous surprendre.
Le cétacé dont Melville nous parle n’est rien de moins que diabolique. Qui le contesterait ? Et par le fait même de sa blancheur, il évoque pleinement l’entité ténébreuse que ce monde a pour Père tant il est vrai, parfois, que le contraire renvoie à son contraire. Comme l’image qui, s’inversant dans un miroir, place à gauche la droite de celui qu’on regarde.
Tout au long de cette fantastique aventure, Moby Dick est assimilé au Léviathan. Dans la kabbale juive, Léviathan est l’un des quatre esprits qui président aux points cardinaux. Mais surtout : il gouverne les contrées maritimes de l’empire de Belzébuth.
Melville écrivit son livre en 1850. Cent plus tôt, on affrétait encore – pour la dernière fois – des navires qui partaient à la recherche du Paradis terrestre, reprenant en cela – pour la dernière fois – la fabuleuse quête de saint Brendan, ce moine irlandais du VIème siècle qui, avant d’accoster la Terre de Promission, célébra la Pâques sur le dos… d’une baleine ! Jasconius, en effet, s’était prêtée au déroulement de l’office le plus étrange qui fut jamais. Mais Jasconius était une sainte baleine quand Moby Dick, lui, n’incarne et pour l’éternité, dans les remous furieux de l’infinitude océane, que la rage superlative du Malin.
Or, si Moby Dick est une manifestation du Démon, son implacable adversaire – l’ombrageux capitaine du Péquod – d’où vient-il qu’il se nomme Achab ? Pure coïncidence ? Voire… Dans l’Ancien Testament, juges et prophètes se liguent contre le culte de Baal dont Achab, roi d’Israël, a introduit le rite homicide. Achab aussi est donc maudit. On assiste alors à l’horrifique combat de deux créatures dont l’origine ne fait aucun doute : l’enfer. Le « Royaume divisé contre lui-même » dont parlent l’Ecriture, il est peut-être là et comme dans l’Evangile, il se détruit. Une image des hommes. Une image du monde. Avec cet insolite équipage, embarqué sur le vaisseau de la vengeance et qui subit la noire obsession de l’inquiétant nautonier auquel il a lié son sort. A l’exception d’un seul : Ismahel.
Mais ici encore, le choix du nom n’est-il pas volontaire ? Orthographié Ismaël dans la Bible, ce personnage est le fils aîné d’Abraham, conçu par la servante de Sarah, Agar. Chassé avec sa mère dans le désert de Bersabée après la naissance d’Isaac, c’est de lui et de l’Egyptienne Pharax que naîtront les tribus arabes dont Mahomet se glorifiera de descendre. Il sera plus tard considéré comme le responsable du grand schisme qui divise les descendants d’Abraham.
Moby Dick, Achab, Ismahel : trois noms autour desquels s’enroule et s’articule et retentit ce roman formidable ; trois noms porteurs de la réprobation divine et qui donnent à cette œuvre si délibérément singulière une tonalité dont il faut se garder de mésestimer la portée. On peut alors s’interroger sur la signification d’une petite phrase que l’auteur glissa dans une lettre écrite à l’intention de son ami Nathaniel Hawthorne et sur laquelle, depuis, on a dit de tout. Et n’importe quoi : « J’ai écrit un livre malin. »
Nous laissons aux lecteurs le soin d’apprécier ce vocable à double sens que beaucoup ont entendu dans sa plus anodine acception mais qui pourrait bien en dissimuler une autre, plus subtile celle-là, et moins inoffensive. Et nous les renvoyons, s’ils ont le goût des jeux de mots, aux savantes polysémies d’un Villon, d’un Rabelais, d’un Béroalde de Verville, d’un Swift ou même, plus près de nous, d’un Gérard de Nerval. Et de bien d’autres magiciens de la langue, tous amateurs de l’Ars Punica.
Orgueil et humilité du traducteur (Jean-Pierre Sicre)
Orgueil et humilité du traducteur (Jean-Pierre Sicre) thomasextraits de la Note de l'éditeur (1)
Armel Guerne, écrivain et poète de son état, avait sa conception à lui de la traduction. A ses yeux le mot «traduction» paraissait d’ailleurs bien timide pour rendre compte de cet acte de violence qui consiste à donner à un texte, dans une langue d’emprunt, une nouvelle patrie. Cette transplantation radicale, il en était conscient, ne va pas sans grands risques. Il regrettait que le français eût évacué l’idée centrale de «passage» que le latin logeait dans le verbe tradere. La plupart des traducteurs, à l’entendre, se révélaient justement incapables d’atteindre l’autre rive, s’accommodant d’un entre-deux qui finissait souvent en naufrage. Le texte final n’est plus le texte étranger qui l’a nourri, soit ; il n’est pas devenu pour cela un « texte français », mais quelque entité flottante qui n’a pas su s’inventer de nouvelles racines. Il tenait fort à ce que ses éditeurs eussent soin de distinguer son travail de cet ersatz peureux à quoi se réduit si souvent l’acte de traduire. Sur la page de titre des livres qu’il venait d’accueillir en sa langue, il souhaitait que l’on mît simplement ces mots, tout d’orgueilleuse modestie : « Texte français par Armel Guerne ». Le soldat qu’il était resté tout au fond depuis l’époque de la Résistance demeurait convaincu que la traduction exige au bout du compte autant d’orgueil que le métier des armes. Dans l’un et l’autre cas, de quoi s’agit-il au juste? D’un défi à relever, d’un adversaire à affronter, d’un combat à l’issue douteuse, que l’on se doit de mener pied à pied.
Poète, Guerne était mieux qu’aucun autre conscient du fossé qui sépare les langues, et singulièrement le français de l’allemand et de l’anglais – les deux idiomes sur lesquels il aura le plus travaillé. Platonicien, sur ce point en tout cas, il n’ignorait pas que la traduction est un exercice impossible : le mot est une entité unique, magique si l’on veut, qu’on ne saurait se contenter de transposer sous la forme d’un autre mot réputé analogue – mais qui n’est pas lui. Il ne cessait d’y revenir : « Si seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu’il en est des mots comme des formules mathématiques : elles forment un monde à part, ne jouent qu’entre elles seulement, n’expriment rien d’autre que leur nature merveilleuse, et c’est pourquoi justement elles sont si expressives (…) C’est par leur liberté, uniquement, qu’elles sont des membres de la nature, et c’est par leur libre mouvement que s’exprime l’âme du monde, faisant d’elles une mesure délicate et un dessin des choses. Ainsi en est-il du langage. Qui possède, avec un sentiment raffiné, sa mesure, son doigté, son esprit musical, qui se laisse émouvoir intimement par son action délicate et laisse aller sa langue ou sa main sous son autorité, celui-là est prophète. (2)»[...]
Dès lors faut-il à la fois beaucoup d’orgueil et beaucoup d’humilité pour accepter de jouer un rôle qui s’assimile tantôt à celui du traître, tantôt à celui du devin ridiculisé. Il y faut surtout la conviction que le jeu, si risqué soit-il, en vaut la chandelle. Qu’un texte, surtout s’il s’agit d’un texte soulevé par le souffle poétique, coure grand danger de perdre beaucoup, voire de tout perdre en passant d’une langue à l’autre, voilà qui aurait de quoi radoucir l’ardeur des plus téméraires. A moins que dans certains cas la perte, à force de ténacité et parfois de grâce, ne soit contrebalancée par une manière de gain. [...]
Guerne était de ceux pour qui la véritable trahison, à l’heure de traduire, ne provient pas tant de la plus ou moins bonne compréhension que le traducteur a de la langue de l’Autre (les quelques contresens de Baudelaire ne le gênaient qu’à demi, dans la mesure où ils n’altèrent pas l’exactitude de sa vision de l’oeuvre de Poe) que d’une démission devant les exigences du français lui-même.
Surtout l’horripilaient ces théories à la mode depuis le mitan de son siècle et qui, au nom du juste principe d’intraduisibilité du verbe repris à son compte par Heidegger, commande au traducteur de s’effacer de son mieux derrière le texte traduit. Il voyait là un subterfuge qui, pour n’être pas nécessairement conscient, n’en était pas moins à ses yeux de l’ordre de la forfaiture : comme on se sent inférieur à sa tâche, on s’emploie à la minimiser, à la rabaisser, ce qui permet de ne courir qu’un minimum de risques. [...] Un mot à mot fidèle, fût-il tant bien que mal arrangé pour les besoins de la lecture, n’est pas un texte, tout au plus une mise à plat du texte original, lequel, dressé en sa langue de toute l’altitude de sa singularité, se doit pareillement en français de tenir debout. Novalis ou Melville auraient-ils supporté qu’au nom d’un myope respect de la syntaxe allemande ou anglaise l’on proposât de leurs oeuvres des versions péniblement déchiffrées, ânonnées, et pour tout dire vautrées dans une littéralité à peu près insignifiante !
La véritable humilité pour lui n’était pas là ; elle résidait dans la patience têtue qui persiste envers et contre toute raison à affronter l’obstacle : jusqu’à ce que la grâce enfin consente à faire signe. Il avait buté tout un mois de temps sur la première phrase de Moby Dick, laquelle pourtant ne comportait que trois mots apparemment bien anodins : «Call me Ishmael». C’est le narrateur qui parle, et ces trois mots lui suffisent pour faire du lecteur le complice d’une incroyable aventure. [...] Encore fallait-il accepter d’y perdre un mois. Et d’en perdre davantage encore par la suite, à se familiariser avec le vocabulaire des anciens lexiques de marine : dans tous les pays, les gens de mer se sont créé un langage à eux, qu’ignorent en général les dictionnaires. Les différents traducteurs de Moby Dick ne s’en étaient pas souciés outre mesure. Guerne, qui tenait par-dessus tout à ce que le roman de Melville demeurât en français une oeuvre de plein vent, avait cherché (en explorant à la fois les ressources d’une rareté bibliographique qu’il avait dénichée – un vieux lexique de la marine américaine – et celles des meilleurs dictionnaires spécialisés publiés chez nous au XIXe siècle) à rendre pour l’occasion toute la saveur saline du texte original par le truchement de tournures que n’eussent pas désavouées Surcouf ou Garneray (que Melville appelle Garnery !). Un travail d’autant plus nécessaire, insistait-il, que l’anglais, qui est la langue d’une île, a été finalement assez peu déformé à l’usage par la gent marine – ce qui n’est pas du tout le cas du français. Le résultat : un Moby Dick qui, en notre langue, refuse les afféteries rhétoriques qu’abominait Melville ainsi que toute sorte d’affadissement langagier, au profit d’un verbe puissamment iodé, qui fait bon accueil aux fragrances de saumure et de goudron.
Guerne s’étonnait que l’on s’étonnât de ces scrupules. Ils étaient nécessaires à son plaisir, ils donnaient du goût à l’apparente ingratitude de sa tâche. Les meilleurs traducteurs admiraient en général son travail (au premier rang desquels l’excellent François-Xavier Jaujard, qui assurait ne pouvoir lire Moby Dicken français que sous la plume de Guerne) ; d’autres ne manquaient pas de lui faire grief d’aborder le métier de cette façon : en écrivain. « On ne peut pas être traducteur, répliquait-il, si l’on ne se sent pas tout au fond écrivain (…) et il faut au moins se sentir un peu poète pour traduire une oeuvre de la carrure de Moby Dick. (3) » Son vieil ami Cioran, qu’il avait converti à ses vues, [et lui] comme bien l’on se doute, vomissaient la tiédeur et les pisse-froid abonnés à toutes les prudences. « Ou alors faut-il admettre, feignait de s’étonner Guerne, que ces gens se satisfont du monde comme il est, comme il va, que la médiocrité ne les déçoit pas, qu’elle ne les fait pas crever d’ennui ! » Car c’était bien la frustration d’avoir à vivre dans l’inadmissible imperfection du réel qui l’avait rendu traducteur, comme elle l’avait rendu poète. Il n’y avait pour lui aucune différence, aucun écart à établir entre ses oeuvres personnelles et ses «traductions», toutes commandées par le même amour de la langue, et par un besoin forcené d’exorciser l’enfermement à quoi nous condamne la mondanité ordinaire. A ceux qui venaient le visiter à Tourtrès, dans la « solitude » de sa colline balayée par les quatre vents, il rappelait, en bon ermite, que la solitude justement avait fui ces parages désertés pour se réfugier dans la foule bavarde du siècle. Traduire, écrire, et si possible loin de cette foule, était pour lui le meilleur moyen d’échapper à la captivité. « C’est d’être seul qu’on devient fou. Je ne parle point ici de la solitude que rendent nécessaire les vraies passions, où l’on s’enfonce pour les suivre en s’éloignant du monde épais; non, je veux parler de ces parois de la détresse entre lesquelles, prisonnier, on ne peut plus appeler ni attendre de secours de personne. L’homme est fait pour la communion; où qu’il soit et si aventuré qu’il soit, il a besoin de se sentir des frères, des devanciers peut-être, en tout cas des aînés quelque part, ou des cadets, peu importe : il lui faut se savoir des compagnons ou des maîtres, d’autres coeurs que le sien qui l’autorisent, par leur exemple, à se trouver où il se cherche, à être où il est, ce qu’il est, assuré de n’être pas le seul. (4)»
Melville aura été pour lui l’un de ces aînés, de ces compagnons élus avec qui il est bon de partager le pain des solitaires. Il ne supportait pas qu’un créateur donne tout à sa création; et ne rendait grâce à Gide, qu’il n’aimait guère, que pour un geste : celui d’avoir traduit Conrad. Un écrivain n’est pas au monde pour le seul bénéfice de son oeuvre, ajoutait-il, il ne peut se cantonner éternellement sur sa rive : s’il n’a pas su, quand il le fallait, affréter la nacelle du passeur, il se sera donné beaucoup de mal pour ne récolter qu’un peu de vent. On n’a rien à dire si l’on n’a rien d’autre à offrir que soi.
- (1) Herman Melville, Moby Dick, traduction d'Armel Guerne, Phébus, 2005.
- (2) Fragments, éditions Solaire-Fédérop, 1985.
- (3) Se reporter aux causeries radiophoniques où il aborde le sujet (Les Cahiers du Moulin, n° 5)
- (4) Fragments, op. cit.
A propos de Melville (Jean Moncelon)
A propos de Melville (Jean Moncelon) thomasLassitudes, horizons, mondes et univers, terres et cieux :
humanités prodigieuses…
Armel Guerne
Celui qu’Armel Guerne désigna comme un « aventurier de l’esprit » fut d’abord un aventurier terrestre.
Que ses années d’apprentissage avec les Baleiniers, de 1841 à 1844, aient inspiré Moby Dick à Melville ne fait de doute pour personne, et c’est même ce qui permet d’affirmer que cette œuvre littéraire est un remarquable document sur la vie quotidienne de ces marins d’exception, au dix-neuvième siècle.
Toutefois, pour en appréhender toute la richesse, il semble nécessaire d’avoir soi-même partagé leur existence hors du commun, ou du moins, les derniers Baleiniers français ayant cessé leurs activités vers la fin des années 30 (1), connu quelque expérience qui s’en rapproche. On sait à quelle captivité Armel Guerne faisait allusion, en remarquant dans sa Préface : « Ceux qui ont, de nos jours, vécu dans la promiscuité des condamnés de droits communs et des mouchards, dans les camps ou dans les prisons, peuvent imaginer ce que devait être la vie à bord de ces bagnes flottants qu’étaient les baleiniers… » (2). Il devrait en être ainsi pour chaque lecteur de Melville.
S’il n’en est pas ainsi, d’ailleurs, Moby Dick risque de passer pour un roman à destination de ces seuls aventuriers des mers qu’une sorte de vocation mystérieuse distinguait des autres marins, et naturellement des yachtmen. C’est pourquoi, à la réflexion, on n’hésite pas à souscrire à cette réflexion de Melville lui-même : « Plus je plonge profond dans ce sujet baleinier, plus je pousse avant mes recherches à l’approche des sources authentiques et plus aussi je me sens impressionné par sa haute noblesse et son antiquité vénérable. » D’une certaine manière, le lecteur de Moby Dick se sentira toujours exclu de cette sorte de fraternité mystérieuse à laquelle se rattachent les Baleiniers.
Reste l’aventure elle-même, l’aventure au long cours, puisque c’est aussi ce dont il s’agit avec Moby Dick. Notons, cependant, que cette œuvre ne saurait passer pour un récit de voyage, et même, comme le remarque aussi Armel Guerne, « on ferait mieux de ne pas trop prendre Herman Melville pour un voyageur ». Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins qu’il faut un long apprentissage de marin pour en apprécier tous les épisodes. Mais, pour qui n’est pas marin ? On s’accordera à dire qu’aucun être humain n’est totalement étranger à la mer, sinon à l’état de veille, du moins dans ses rêves, et, d’autre part, que la lecture du Navigatio de saint Brendan sera d’un précieux secours avant d’entamer la lecture de Moby Dick, car les compagnons du moine irlandais n’étaient pas eux-mêmes des marins et surtout parce que les baleines ne sont pas absentes du célèbre récit. (3)
C’est essentiellement de baleines qu’il est question, en effet, dans Moby Dick. Or, « la baleine n’est pas un poisson », et avant d’être l’animal légendaire du roman de Melville, ou le « monstre marin » qui terrorisait saint Brendan et ses compagnons, elle est un animal aux « douces mœurs » et curieux des hommes et de leurs embarcations, se signalant à eux par son souffle : « Elle souffle ! », voilà le cri des baleiniers à travers les âges. Les vigies apercevant les cétacés du haut des mats criaient ainsi bien avant l’époque de Moby Dick et, aujourd’hui encore, le même cri descend du nid-de-pie des vapeurs de chasse : « Là, là, elle souffle ! »
Mais, s’agissant des baleines, il faut accepter une nouvelle fois le fait que le lecteur de Melville n’est pas forcément un Baleinier. Lorsque cette indispensable familiarité avec les baleines lui fait défaut, et avant même d’aborder les chapitres qui leur sont consacrés dans Moby Dick (cf. le chapitre CIII : « Dimensions et mesures du squelette du cachalot »), il devra consulter en priorité, les Œuvres du comte de Lacépède, précisément au volume qui traite des Cétacés, publié à Paris, en 1830. Il pourra tirer ensuite un grand profit de la lecture de Georges Blond : La grande aventure des baleines. (4)
Quant à Moby Dick, le cachalot blanc, il n’est pas né de la seule imagination de Melville. Son existence est rapportée par nombre de ces légendes « ayant cours sur les navires au pavillon étoilé » et que les Baleiniers de toutes les nationalités se transmettaient au long des voyages et des escales. Ainsi, « l’histoire du cachalot blanc contemporain du déluge, au corps lardé de harpons que personne ne pouvait capturer et qui avait détruit des centaines de pirogues en tuant leurs équipages, est tout au long dans les récits américains et Melville en a fait le sujet de son livre célèbre Moby Dick » (5). On pourrait dire cependant que seul Melville a relevé que dans cette légende, ce ne sont ni la cruauté, ni la taille de l’animal qui sont véritablement exceptionnelles, c’est sa blancheur : « Ce qui m’épouvantait par-dessus toutes choses, oui, c’était la blancheur du cachalot », dira d’ailleurs Ismahel. C’est alors le chapitre XLII de Moby Dick qui détient la clef de tout le roman. « Pourquoi le nom de la Mer Blanche exerce-t-il sur l’imagination un charme sublime et spectral ? » A cette interrogation, répond la réflexion du journaliste polonais Mariusz Wilk : « La mer Blanche peut encore être rose, vermillon ou dorée, ou bien jouer de toute la gamme des couleurs, mais seul celui qui a vu sa blancheur au-delà du cercle polaire peut comprendre les gens qui ne veulent plus en revenir. Ce n’est pas un hasard si dans leurs comptes rendus revient souvent le thème de l’au-delà ; il suffit de rappeler les propos énigmatiques de Melville, dans Moby Dick, sur l’effet de la mer Blanche sur l’âme humaine, au-delà de la mort. Enigmatiques, car rien ne prouve que Melville soit venu ici de son vivant ». (6)
C’est ainsi au sein de cette blancheur, comme d’un au-delà terrestre, que s’achève l’aventure des hommes et, pourrait-on dire, aussi celle des baleines. Mais, nul autre qu’Armel Guerne ne pouvait mieux associer le « duel à mort » que se livrent les hommes et les baleines à la propre aventure du poète, condamné à affronter la vie, et parfois ses contemporains, dans un combat sans merci : « La vie, comme l’œuvre, d’un authentique poète (…) est quelque chose sans loisir, un combat de tous les instants, un inimaginable duel à mort, sans repos de nuit, sans répit de jour. » Assurément, ce « duel à mort », malgré sa cruautéblanche et noire, reste l’aventure la plus haute qu’il soit donné de vivre à ceux qui, parmi les hommes, en sont vraiment dignes : les poètes et les Baleiniers.
Et Melville fut l’un et l’autre.
- Cf. Louis Lacroix, Les Derniers Baleiniers Français, Nantes, 1938. Armel Guerne possédait dans sa bibliothèque cet ouvrage magistral.retour
- « Herman Melville, ou l’art transversal » (Préface au Moby Dick de Melville), in L’âme insurgée, écrits sur le Romantisme, Phébus, 1977.retour
- Le Voyage du Brendan, de Tim Severin, constitue un autre moyen de se familiariser avec l’univers marin et les baleines.retour
- Publié chez Amiot-Dumont, en 1953.retour
- D’après Louis Lacroix, op.cit., « il a existé au moins une baleine blanche, celle capturée par le capitaine Audien D. West du trois-mâts Platina, en 1903 ».retour
- Mariusz Wilk, Le Journal d’un loup, Les éditions noir sur blanc, 1999.retour
Armel Guerne, un classique (Claude Lafaye)
Armel Guerne, un classique (Claude Lafaye) thomasJe fais mon chemin seul et c'est le seul chemin,
Cette sente hantée, âpre et secrète
Parmi les ombres blanches de l'obscurité...
J'avais dix-sept ou dix-huit ans quand, traînant sous les galeries du théâtre de l'Odéon à l'époque où l'on y trouvait encore des livres que nous pouvions parcourir, goûter, avant de les acheter, je trouvais un ouvrage intitulé Mythologie de l'homme . L'auteur : Armel Guerne. Le titre et le nom, double séduction. Instinctive. J'ouvre avec précaution et je lis la première phrase :
Et les rêveurs, où en sont-ils, ces hommes de précision ?
J'emportais le livre après avoir donné toutes les pièces qui me restaient !... Le jour même, dans les jardins du Luxembourg tout proche, je lisais d'une traite cette méditation sur l'époque moderne qui me laissa ébloui.
Oui, ébloui est le terme propre. Les phrases se succédaient, s'insinuaient dans l'esprit et le cœur, comme une odeur tenace, inoubliable. Quelques années plus tard c'était un autre livre du même auteur, Danse des morts . Et, à la lecture, la même sensation de plénitude.
Ces jours-ci (1) ayant réussi à retrouver l'auteur qui habite dans le sud-ouest de la France un vieux moulin qu'il a restauré, je reçois Le Testament de la perdition publié en 1961 chez Desclée de Brouwer, recueil de poèmes, que je m'en veux de ne pas avoir découvert à la sortie. Mais le silence s'est fait sur un homme qui se refuse au jeu des compromis de la publicité actuelle.
Oui, tous les textes de ce recueil sont des poèmes, y compris ceux écrits en prose. La poésie n'est pas une question de forme mais d'élan (L. P. Fargue : "la poésie, c'est le point où la prose décolle"). Et l'élan, la manière de s'arracher au sol, à la platitude, de ce livre authentifie cette définition.
J'ai tort d'ailleurs, de cantonner à ce dernier l'appellation de poème. Les autres sont aussi de grands poèmes au rythme un peu différent — je pense au premier qui date de la fin de la guerre et dont le rapprochement avec les "Tragiques" d'Agrippa d'Aubigné n'est pas inconvenant.
Ce qui me frappe chez Armel Guerne — le peu, pour l'instant que j'en connais : trois ouvrages — c'est précisément ce souffle, cette respiration à la fois large et contenue, cette facilité à situer au-dessus des pensées et des formes habituelles, courantes, rampantes. Chaque texte est un cri, une longue modulation qui suit la terre comme un nuage.
Mais le nuage est fait de l'humidité de la terre.
Dans une lettre récente , il me cite "Georges Bernanos et son rire de vivant". Certes, une parenté existe entre les deux auteurs. Mais beaucoup plus, il me semble, avec Novalis dont il vient de terminer la traduction (2). Bernanos avait un style, une manière de polémiste, de combattant de première ligne. Bernanos partait à l'assaut, l'épée haute, la lance en avant, le couteau entre les dents, bardé de fer et de cuir sur un cheval d'Apocalypse. Ce n'est pas le cas d'Armel Guerne — comme Novalis qui survole le champ de bataille. Ce n'est pas à l'homme individuel qu'il s'attaque, mais à la masse. La vision qu'il a du mal est plus globale. Si l'on joue au jeu des contemporains guerriers, il serait plutôt Guynemer l'aviateur (il doit en avoir le regard, du moins je l'imagine). Il se bat à partir des hauteurs et pour l'atteindre il faut d'abord monter à lui. Ce qui n'exclut ni la force, ni le courage, ni la certitude du bon droit.
Seulement voilà, notre monde moderne est peu fait pour ce genre d'individu. On rit du premier, on ignore le second. Le premier est mort, donc il n'est plus dangereux et on peut lui tresser des couronnes respectueuses sans crainte de le voir vous en coiffer dans un geste de rage. Mais le second, lui, vit. Alors le plus simple est de le laisser planer dans ses hauteurs, de prétexter l'éclat du soleil pour ne pas l'apercevoir et d'attendre tranquillement sa mort physique pour se rappeler son existence.
Triste monde…
J'aimerais, j'aimerais beaucoup, que ces textes d'un écrivain de race deviennent des textes connus, appris par des lecteurs en puissance. Si nous n'avons plus, ici, le courage d'aller à des écrivains qui sont capables de nous sortir de la médiocrité, que du moins dans un pays où l'on respecte encore la langue française, Armel Guerne trouve dès maintenant la place qu'il aura dans quelques années partout ailleurs : celle d'un classique.