Éditorial (Charles Le Brun)

Éditorial (Charles Le Brun) thomas

Durant les toutes dernières années de sa vie, Guerne lisait très fréquemment l’Ancien et du Nouveau Testament. Non pas qu’il ait négligé de le faire jusqu’alors : on sait toute l’attention qu’il consacra à ces textes, à maintes reprises, au gré des divers travaux qu’il eut à accomplir – mais cette méditation, toujours reprise et creusée plus loin chaque fois, était devenue sa respiration quotidienne. Son pain « de chaque jour ».

Fondamentalement religieux, catholique romain, il vivait au rythme large de la piété du Moyen-âge. Au moulin, avec Ellen Guillemin-Nadel, sa compagne, il cohabitait chastement. Conséquence d’un vœu décidé d’un commun accord dès 1953, époque à laquelle Ellen, de confession juive, avait embrassé le catholicisme. Ce vœu, Guerne ne m’en parla qu’une seule et unique fois, sans s’étaler, en termes simples et comme d’une chose naturelle qui ne mérite pas plus d’attention qu’une autre. Pour moi, elle ne fit que confirmer l’idée que j’avais déjà de lui. Une grande idée bien sûr.
Je n’ai jamais douté de cette confidence. 
Un vœu, dans la mesure même de sa gravité, de son poids, de son risque, par l’authentique et total engagement qu’il représente, nécessite absolument le concours et le secours de la grâce. A elle seule, la volonté d’un homme n’y suffit pas. Un double mouvement se manifeste alors : celui, ascendant, de la prière ; et celui, descendant, de la grâce. Un échange mystérieux sans lequel, dans l’ordre des valeurs de l’âme, rien n’est jamais acquis ; rien n’est jamais atteint. Avec pour invisible appui l’oraison. L’oraison qui n’est pas seulement la récitation de textes convenus mais un état – l’état de grâce –, et je pense, en ce qui concerne Guerne, à ces heures nocturnes passées en communion spirituelle avec ses « frères » bénédictins de l’abbaye de la Pierre-Qui-Vire, ainsi qu’il l’a confié à Dom Claude Jean-Nesmy dans sa correspondance. 
Il m’a paru important de livrer, de souligner, d’écrire ce témoignage. D’attester en somme. Car l’exemple est puissant. Et certains, qui n’ont pas entendu ces propos, ont pu ou pourront se demander ce qu’il en était vraiment, au quotidien, de la spiritualité de Guerne ; par-delà ses travaux, son discours, ses humeurs, ses gestes. Sa vie en somme, telle qu’elle parut ou paraîtra de l’extérieur. La parole, comme l’écriture, si elle n’est pas suivie d’une action qui la scelle ne pèse pas, ne pèse rien ; et celui qui la dispense, derrière le paravent vocabulaire, s’efface bientôt dans l’inconsistant miroir de l’illusion sans rien mouvoir autour de lui. Des mots pour rien. Jetés à la cantonade. Emphatiques et vains. Narcissiques peut-être ? Mais sans pouvoir. 
De cela, l’ermite du moulin n’avait cure, lui dont la vie entière n’avait été, ne fut qu’engagement, défi, combat jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à la mort. Parce qu’il fut et resta fidèle à la ligne qu’il s’était tracée, si inconfortable pourtant, si impraticable presque ! s’étant placé soi-même, comme il le disait « dans la main de Dieu », rude et lourde parfois. Avec toute l’exigeante confiance dont il était capable et que cet acte implique. 
Aujourd’hui qu’il n’est plus [une insanité puisque l’Être est indestructible !], l’heure est venue des fruits, ceux-là mêmes que nous devons, que nous avons à récolter. Parce qu’il ne suffit pas d’écouter ou de lire : de nous, ses héritiers, il n’attendait pas que nous fussions uniquement des oreilles ou des yeux mais aussi, mais surtout des bras, et, plus secrètement, des cœurs afin que soit reconnu Celui dont il espérait si violemment, si impatiemment le Retour. 
Ces lignes, on l’aura compris, sont un appel à ne pas en rester à la lecture superficielle des œuvres d’un poète qui donna tout ce dont il était fait – et ce n’était pas peu –, afin de mettre en garde une humanité chavirée contre tous les dangers d’une cécité spirituelle de plus en plus sévère et dont les conséquences, dramatiques à mesure qu’elles s’étendent, menacent aujourd’hui de tout emporter du reste de lumière encore présent en ceux-là mêmes qui avaient été créés selon l’Image : Et creavit Deus hominem ad imaginem suam : ad imaginem Dei creavit illum