N°10 - avril 2007 - Le poète (2)

N°10 - avril 2007 - Le poète (2) thomas

Éditorial (Charles Le Brun)

Éditorial (Charles Le Brun) thomas

Durant les toutes dernières années de sa vie, Guerne lisait très fréquemment l’Ancien et du Nouveau Testament. Non pas qu’il ait négligé de le faire jusqu’alors : on sait toute l’attention qu’il consacra à ces textes, à maintes reprises, au gré des divers travaux qu’il eut à accomplir – mais cette méditation, toujours reprise et creusée plus loin chaque fois, était devenue sa respiration quotidienne. Son pain « de chaque jour ».

Fondamentalement religieux, catholique romain, il vivait au rythme large de la piété du Moyen-âge. Au moulin, avec Ellen Guillemin-Nadel, sa compagne, il cohabitait chastement. Conséquence d’un vœu décidé d’un commun accord dès 1953, époque à laquelle Ellen, de confession juive, avait embrassé le catholicisme. Ce vœu, Guerne ne m’en parla qu’une seule et unique fois, sans s’étaler, en termes simples et comme d’une chose naturelle qui ne mérite pas plus d’attention qu’une autre. Pour moi, elle ne fit que confirmer l’idée que j’avais déjà de lui. Une grande idée bien sûr.
Je n’ai jamais douté de cette confidence. 
Un vœu, dans la mesure même de sa gravité, de son poids, de son risque, par l’authentique et total engagement qu’il représente, nécessite absolument le concours et le secours de la grâce. A elle seule, la volonté d’un homme n’y suffit pas. Un double mouvement se manifeste alors : celui, ascendant, de la prière ; et celui, descendant, de la grâce. Un échange mystérieux sans lequel, dans l’ordre des valeurs de l’âme, rien n’est jamais acquis ; rien n’est jamais atteint. Avec pour invisible appui l’oraison. L’oraison qui n’est pas seulement la récitation de textes convenus mais un état – l’état de grâce –, et je pense, en ce qui concerne Guerne, à ces heures nocturnes passées en communion spirituelle avec ses « frères » bénédictins de l’abbaye de la Pierre-Qui-Vire, ainsi qu’il l’a confié à Dom Claude Jean-Nesmy dans sa correspondance. 
Il m’a paru important de livrer, de souligner, d’écrire ce témoignage. D’attester en somme. Car l’exemple est puissant. Et certains, qui n’ont pas entendu ces propos, ont pu ou pourront se demander ce qu’il en était vraiment, au quotidien, de la spiritualité de Guerne ; par-delà ses travaux, son discours, ses humeurs, ses gestes. Sa vie en somme, telle qu’elle parut ou paraîtra de l’extérieur. La parole, comme l’écriture, si elle n’est pas suivie d’une action qui la scelle ne pèse pas, ne pèse rien ; et celui qui la dispense, derrière le paravent vocabulaire, s’efface bientôt dans l’inconsistant miroir de l’illusion sans rien mouvoir autour de lui. Des mots pour rien. Jetés à la cantonade. Emphatiques et vains. Narcissiques peut-être ? Mais sans pouvoir. 
De cela, l’ermite du moulin n’avait cure, lui dont la vie entière n’avait été, ne fut qu’engagement, défi, combat jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à la mort. Parce qu’il fut et resta fidèle à la ligne qu’il s’était tracée, si inconfortable pourtant, si impraticable presque ! s’étant placé soi-même, comme il le disait « dans la main de Dieu », rude et lourde parfois. Avec toute l’exigeante confiance dont il était capable et que cet acte implique. 
Aujourd’hui qu’il n’est plus [une insanité puisque l’Être est indestructible !], l’heure est venue des fruits, ceux-là mêmes que nous devons, que nous avons à récolter. Parce qu’il ne suffit pas d’écouter ou de lire : de nous, ses héritiers, il n’attendait pas que nous fussions uniquement des oreilles ou des yeux mais aussi, mais surtout des bras, et, plus secrètement, des cœurs afin que soit reconnu Celui dont il espérait si violemment, si impatiemment le Retour. 
Ces lignes, on l’aura compris, sont un appel à ne pas en rester à la lecture superficielle des œuvres d’un poète qui donna tout ce dont il était fait – et ce n’était pas peu –, afin de mettre en garde une humanité chavirée contre tous les dangers d’une cécité spirituelle de plus en plus sévère et dont les conséquences, dramatiques à mesure qu’elles s’étendent, menacent aujourd’hui de tout emporter du reste de lumière encore présent en ceux-là mêmes qui avaient été créés selon l’Image : Et creavit Deus hominem ad imaginem suam : ad imaginem Dei creavit illum

Armel Guerne et André Masson (Jean Moncelon)

Armel Guerne et André Masson (Jean Moncelon) thomas

« L’inverse de la catastrophe »

Laissez-vous dire une bonne fois, Messieurs mes contemporains, que ce n’est pas une sinécure d’être un artiste, un homme de vérité, dans l’époque que vous nous avez faite ! Et que ce n’était pas une vanité quand, il y a plus de dix ans, dans la série de ses Sacrifices, Masson tentait de redonner son caractère sacré et toute sa valeur au meurtre, qui allait être déshonoré si prodigieusement – et avec la complicité du monde – en Espagne d’abord, puis dans les camps de concentrations.

« C’est sans doute la première fois, poésie essentielle, qu’une œuvre peinte répond, directement et sans appel, à tous les besoins de l’esprit ». Le jugement définitif d’Armel Guerne à propos de l’œuvre d’André Masson (1896-1987) mérite de s’attarder un instant sur les liens intimes qui unirent, tout au long du même siècle de désespérance, le Peintre et le Poète, André Masson et Armel Guerne.

Que savons-nous d’André Masson ? Qu’il a été surréaliste, comme s’il était possible d’inscrire le Peintre dans un courant auquel il a participé, certes, mais à sa manière singulière, c’est-à-dire unique. On n’en parle pas moins de ses « années surréalistes », durant lesquelles justement il fit la connaissance d’Armel Guerne (1932), et pourtant : « On disait : Masson ? ah ! oui, un peintre surréaliste… un de ces révolutionnaires !... Vous savez bien : Picasso, Dali, Miro, etc. - C’est vite dit ! Seulement voilà : Masson n’est pas Picasso, ni Dali, ni Miro, ni aucun autre, ni aucune école. Il est André Masson. Je regrette d’avoir à le dire » (Armel Guerne). Nous savons aussi qu’il a illustré Georges Bataille, rencontré pendant ces mêmes années (1925), en particulier son Histoire de l’œil, en 1928 - Bataille prendra le pseudonyme de Lord Auch pour l’occasion et les gravures de Masson ne seront pas signées - et qu’une amitié sans faille le liera à celui qui l’entraînera avant-guerre dans l’aventure d’Acéphale, revue dont il composera la fameuse couverture. On parlera alors d’une influence expressionniste, sans raison, vraiment, comme s’il fallait à tout prix que l’œuvre du Peintre s’explique par des influences successives. Faut-il insister sur ce point ? « On ne saurait aller voir « du Masson », écrit Armel Guerne, comme on va voir périodiquement la peinture de tel ou tel, y constater une nouvelle « manière », prendre la date d’une nouvelle « période », ou contempler les suites et les prolongement de la précédente. » Il reste qu’en évoquant Georges Bataille, nous nous plaçons dans une plus grande proximité de son œuvre, et de sa vie dont nous tenons avec ces quelques lignes l’essentiel : « André Masson est né dans l’Ile de France, en 1896, à Balagny. Il étudie la peinture, d’abord à l’Académie Royale de Bruxelles, puis à l’École des Beaux-arts de Paris. Il prend part à la guerre comme soldat d’infanterie. « De cette épreuve, il revint très touché, physiquement et nerveusement ». « De l’immédiate après-guerre datent les premiers dessins et aquarelles érotiques de Masson, libre expression de cet amour de la vie qui… sous-tend toujours ses œuvres »1. On ne saurait mieux dire qu’André Masson n’est d’aucune école, et qu’il s’agit d’autre chose avec lui, même sous le rapport de l’érotisme, car on pourrait également tenter de rapporter son œuvre à des genres. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est de l’érotisme, on retiendra ces mots d’Armel Guerne : « Voici la Métamorphose des Amants, cette capitale de l’amour, où l’association de la volupté, de la religion et de la cruauté, tout l’épanouissement du sang, hurlent leur parenté intime, chantent leur tendance commune »2.

Que savons-nous encore d’André Masson ? Qu’il s’exila en 1940 aux États-Unis, puis, de retour en France à la Libération, qu’il s’installa à Aix-en-Provence -« le hasard voulu que ce fût sur la route du Thoronet que je trouvasse un endroit relativement stable pour m’y installer » - où, les matins d’octobre, « sur la vallée de l’Arc », il contemple les plus beaux paysages de Mou-ki ou de Che T’ao : « C’est que depuis longtemps, dira-t-il, j’étais attiré par les secrets moyens des peintres Song »3.

Que connaissons-nous, au final, d’André Masson ? Un dessin pour Les Disciples à Saïs de Novalis, traduit par Armel Guerne, et qui ne cesse de nous poursuivre. Dans une lettre à D.H. Kahnweiler (10 avril 1938), André Masson aura ces mots : « Guerne m’a envoyé une traduction qu’il vient de faire des Disciples à Saïs de Novalis. Je crois que je n’ai jamais rien lu qui me semble plus proche de mes pensées les plus profondes ». Faut-il poursuivre plus avant ? Là où il est question de la vie, de l’amour et de l’érotisme (de la cruauté aussi), dans l’œuvre d’André Masson, nous croisons Georges Bataille, le pur, l’étrange croisé de l’amour nu, et dès qu’il s’agit de cette autre quête de pureté, non moins inspirée, mais tournée vers les mondes invisibles, inaccessibles, qui fut celle du poète romantique allemand, nous sommes placés face à Novalis. Que faut-il en conclure ? Que Bataille et Novalis furent les deux amours d’admiration d’André Masson, et André Masson et Novalis, ceux d’Armel Guerne. Et que retiendrons-nous de ces convergences ? Novalis, André Masson, comme Mounir Hafez et sans doute Bernanos4, représentent dans le ciel d’Armel Guerne, ces étoiles solitaires qui n’ont cessé de l’orienter vers l’Absolu - le secret de sa destinée, ou mieux encore de sa vocation en Dieu qui fut celle d’un VOYANT : « Le pouvoir de projection des œuvres de Masson, dira-t-il, est véritablement extraordinaire et j’y reconnais bien cette volonté si souveraine et si profonde du véritable voyant, sur laquelle on se méprend toujours. La vision, en effet, ne cesse de grandir après que l’œil a quitté l’image, jusqu’à devenir en nous tout un univers vivant, la présence d’un monde dont les secrets semblent peu à peu s’ouvrir. »

De l’amitié d’André Masson et d’Armel Guerne, d’autres que nous pourront témoigner Nous évoquerons seulement cette confidence à Cioran : « Quand on est deux, on n’est plus fou ! » [Nietzsche]. C’est une parole-clé que m’avait dite un jour, il y a bien longtemps, André Masson. Le dedans des choses en fait presque la devise de mes armes »5. Il est question ici de cette solitude qui est, dans l’esprit d’Armel Guerne, la solitude du risque. C’est ainsi qu’il aura au sujet d’André Masson ces mots terribles : « Il y a parmi nous ceux qui assument à eux seuls l’essentiel de notre risque à tous : ces hommes que travaille, comme pour en faire des chefs-d’œuvre humains quand elle ne les achève pas d’un coup, cette inquiétude formidable contre laquelle ils combattent à mort avec les armes dérisoires et splendides d’une humanité en détresse et la force incroyable du génie »6. Mais, nous pourrions à l’infini, et sans aucune chance d’être entendu, sinon du « petit nombre / qui connaît le mystère de l’amour », multiplier les citations… Revenons à cette amitié. En 1945, André Masson illustre un conte de Pérégrine, l’épouse d’Armel Guerne : « Le Feu de misère ».

En 1948, à l’occasion d’une exposition à la galerie Louise Leiris, il écrit : « Ce qui frappe, avant tout dans cette exposition, ce qui la distingue immédiatement de ses semblables contemporaines, c’est l’ampleur : chaque œuvre s’y trouvant comme au bout d’une recherche et formulant sa conclusion particulière, technique et manières étant soumises à l’obéissance. C’est la hauteur de l’ambition et la richesse de ses moyens divers, l’humilité magistrale d’une somme dans l’effort et dans la volonté ». Obéissance, humilité, maîtres-mots pour Armel Guerne qui a su les déchiffrer dans l’œuvre d’André Masson, et dans la vie de celui qui signait : André (l’homme profondément bon)7, parce qu’elle fut la vie d’un homme vivant : « Chez Masson, dira encore Armel Guerne, qui parvient (en lui obéissant sans doute avec une plus complète religion) à se servir de la peinture au lieu de la servir, chez Masson la vie vit. Ni décrite, ni analysée, ni discutée : vivante » - et encore, mais sur ce thème, Armel Guerne est intarissable : « METAMORPHOSES : La vie devient toujours. L’homme le plus lucide sera le voyant ». Car, c’est à force d’obéissance et d’humilité que lui-même deviendra le voyant-Poète que nous connaissons, comme André Masson aura été le voyant-Peintre.
Cela suffit, pour les liens d’amitié tissés à Lyons-la-Forêt (Eure) - « Curieux, que vous me parliez de la forêt de Lyons, où j’avais loué une chaumière quand Masson y vivait »8. Relisons, pour conclure, ces mots qui nous éclairent sur ce 20e siècle passé, dont l’un et l’autre auront été les témoins les plus lucides, les plus vrais :

Si vous me dites Picasso, je vous réponds André Masson. Picasso ne serait que la géographie et Masson reste le géographe, le voyageur. Génie énorme de récapitulation d’un côté, génie de pénétration de l’autre. Produit supérieur de consommation artistique, d’une part ; œuvre d’errance et de conquête, donc de risque, d’échec ou de réussite, de l’autre. L’un qui étale l’aujourd’hui ; l’autre qui ouvre demain, s’étant battu dans l’aujourd'hui sous ses deux verticales : l’abyssale d’en bas et l’abyssale d’en haut. (Je dirai quelque jour où est l’innovation et quels sont en réalité ses rapports avec la lumière, les relations de l’homme nouveau.) Je suis pour lui de tout mon être, et je le suis bien trop passionnément, bien trop humainement, par conséquent beaucoup trop faiblement, pour ne pas l’être contre l’autre, l’ancien. Pas assez dilettante pour les confondre dans leur œuvre par une égale admiration. Car Picasso a surtout peint pour être vu, et Masson peint pour regarder, pour essayer de voir. L’un accumule, et l’autre avance. Tous deux indiscutablement dans la même authenticité inentamable ; mais l’une assise, et relative à la seule personne ; l’autre debout, et relative à ce que peut une œuvre : l’exploration de l’univers et la recherche du passage entre ce monde et tous les autres, l’exploitation de l’absolu du temps. Donc l’inverse de la catastrophe9.

 

HISTOIRE D’UN DESSIN

Les Disciples à Saïs de Novalis, dans une traduction d’Armel Guerne avec en frontispice le portrait de Novalis par A. Masson (dessin cliché), est achevé d’imprimer dans l’été 1939. Le contrat entre Armel Guerne et G.L.M. date du 30 juin 1939. De Saint-Anne d’Evenos (Var), A. Guerne écrit à G.L.M. le 11 août 1939 : « Vous lui feriez [à A. Masson] un grand plaisir, j’en suis sûr, et il en serait touché, si vous lui envoyiez dès maintenant un exemplaire : car il ne connaît pas le texte en entier et a grand hâte, je le sais, de le lire. » […] L’histoire de cette publication avait été fort mouvementée, le caractère entier et susceptible d’A. Guerne se heurtant aux lenteurs et aux silences de Levis Mano. Le dessin d’A. Masson date de 1938 ; année où la publication avait été prévue. Le mot de Guerne à Levis Mano nous confirme que la traduction de Guerne à Masson en 1938 était la première version, remaniée ou augmentée par la suite. Le livre comporte en outre une préface du traducteur.

 
  1. Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, J.-J. Pauvert, 1961. « L’érotisme grandiose d’André Masson, ajoute Bataille, a les plus grandes affinités avec celui de William Blake. Masson est d’une manière insistante admirateur de Sade. Sous le nom significatif de « terre érotique », en 1948, Masson donna à la Galerie Vendôme une exposition de dessins. Masson est certainement celui des peintres qui a le mieux exprimé les valeurs religieuses profondes et déchirantes de l’érotisme » retour
  2. Armel Guerne, « Magie et Métamorphoses, » in André Masson, édition Wolf, Rouen, 1940. L’article a été repris dans Armel Guerne, « Entre le Verbe et la Foudre », Charleville-Mézières, 2001 retour
  3. André Masson, « La brume dans la vallée de l’Arc », L’Arc, cahiers méditerranéens, Aix-en-Provence, 1990. retour
  4. « L’un est peintre, incroyant, classé homme de gauche. L’autre est écrivain, catholique et classé homme de droite, monarchiste. Deux frères. On débouche très vite sur le paradoxe et on aboutit au scandale dès qu’on quitte l’accessoire pour l’essentiel » Armel Guerne, « Encore la peinture », inédit, années 70. retour
  5. Armel Guerne, Lettre à Cioran, 13 décembre 1968. retour
  6. Armel Guerne, « Un âge héroïque de la peinture, André Masson », années 40, repris dans Armel Guerne, « Entre le Verbe et la Foudre », op. cit. retour
  7. André Masson, lettre à D.-H. Kanhweiler, mai 1929. retour
  8. Armel Guerne, Lettre à Cioran, 18 novembre 1965. retour
  9. Armel Guerne, « la Réponse », inédit, années 70. retour

Dieu dans les lettres de Cioran à Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek)

Dieu dans les lettres de Cioran à Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek) thomas

Par les Cahiers (1957-1972), par les Entretiens, par les lettres et bien sûr par l'œuvre elle-même, nous savons que l'idée de Dieu n'a jamais lâché Cioran. Quant aux lettres au poète Armel Guerne, auxquelles nous nous intéressons dans ces propos, nous voulons nous arrêter à quelques passages où Cioran confie à son interlocuteur ses préoccupations religieuses. Il s'agit entre autres des fragments dans lesquels il témoigne de ses lectures, toujours vécues avec une forte intensité existentielle. Les livres font partie de la vie de Cioran, ils l'invitent à un dialogue intérieur sur les grands problèmes de la vie. Nul étonnement donc que c'est dans l'intimité de la communication épistolaire que ses préoccupations religieuses montent à la surface. Ce fut le cas dans les lettres que Cioran a adressées dans les années 1944-1947 au jeune Père dominicain M.D. Molinié dont nous ne connaissons l'existence que par les lettres du Père lui-même. Celles de Cioran sont introuvables jusqu'à présent1. Heureusement on a gardé celles de Cioran à Armel Guerne, dont une bonne soixantaine ont été transcrites. Les lettres de Armel Guerne lui-même ont été publiées, accompagnées d'amples notes dans le volume Lettres de Guerne à Cioran 1955-19782. Cioran en témoigne aussi dans les Cahiers. Toutes ces lettres, comme celles que le poète et traducteur Armel Guerne a adressées à Dom Claude Jean-Nesmy, presque contemporaines avec celles de Cioran à Armel Guerne, de 1954 à 1980, ne sont pas occasionnelles, elles s'étendent toutes sur une période assez longue, elles sont très liées à la vie intime, spirituelle et quotidienne des épistoliers, elles se trouvent souvent dans le prolongement de leurs lectures et de leurs travaux littéraires. Ce qui vaut pour les lettres, vaut également pour les lectures : "Je suis un incroyant", écrit Cioran dans les Cahiers, "qui ne lit que des penseurs religieux. La raison profonde en est qu'eux seuls ont touché à certains abîmes. Les « laïques » y sont réfractaires ou impropres".3

Les passages auxquels je vais m'arrêter dans cet article concernent les thèmes de Dieu, de la pensée chrétienne en général ainsi que de l'expérience mystique. Ainsi on assiste par exemple à de véritables échanges de vue sur les Récits d'un pèlerin russe et Le Nuage d'Inconnaissance, l'œuvre d'un moine anglais qui vivait vers le milieu du XIVe siècle en Angleterre. Le livre a été traduit par Armel Guerne et publié en 1953. Cioran y fait allusion dans cinq lettres des soixante-sept que nous avons pu consulter. Pour les Récits d'un pèlerin russe il exprime sa grande admiration dans les Cahiers. Il les compare avec les "deux gros volumes sur les hésychastes du théologien byzantin Grégoire Palamas". Cioran ne fait que les "feuilleter" : "des pages et des pages sur la lumière divine, mais rien de concret, de nourrissant, de fécond", mais poursuit-il : "Quand je compare ce traité au Récit d'un pèlerin russe, quelle différence, quelle saveur dans ce dernier, auprès duquel le premier n'est que du fatras, du fatras byzantin néanmoins".4 Guerne cite également dans ses lettres les livres de Michel Evdokimov sur Saint Jean Chrysostome et Gogol et Dostoïevski.5

Une correspondance de "complices"

Il est extrêmement difficile de systématiser mes lectures des lettres à cause du fait qu'on est constamment confronté avec du vécu. Cela vaut d'autant plus pour tout ce qui touche à l'expression du sentiment religieux. Elles résistent à toute approche de type théologique rationnel. Plus que dans les Cahiers que je lis en parallèle, les lettres collent davantage à la vie malgré leur caractère de monologue-dialogue que prennent souvent les fragments relatifs au thème religieux. A ce propos il faudrait plutôt parler de "confession". Il y a un côté fraternel aux échanges de lettres entre Cioran et Armel Guerne. Chacun des deux a besoin de ces lettres :"Sans la lettre de vous, que j'attends sans l'attendre, il me manque l'aise du souffle", écrit Guerne dans la lettre du 24 février 1964. Ils se parlent même sans s'écrire. "J'écoutais la conversation du cœur", lit-on encore chez Guerne le 28 décembre 1962 ou : "je vous écrit souvent, ou je vous parle".6 Les lettres de Cioran sont plus directes. Elles donnent l'impression de sortir d'une solitude interrompue, d'un besoin de rompre le silence. Elles s'étendent, plus que chez Guerne, sur son état de santé, caractérisé d'une morosité, d'un malaise de vivre, dont est frappé Cioran. On en trouve des échos dans les Cahiers. C'est du côté négatif de la vie que témoigne Cioran le plus souvent, comme s'il cherchait à être consolé. La souffrance l'isole, le rejette sur lui-même, le plonge dans un état de léthargie, de vide. Ainsi ce besoin de communication n'est pas le même chez eux deux. A son tour Cioran est fort soucieux de l'état de santé de Madame Guillemin, la compagne d'Armel Guerne, victime d'un grave accident de voiture. Plus tard, vers les années '76-'78, il s'informe anxieusement des souffrances de son ami, il lui conseille tout le temps d'être moins actif, de jouir davantage de la vie, plutôt dans un sens mystique, de se détacher de la vie, ce en quoi il ne réussit pas lui-même. Ce qu'ils ont en commun tous les deux, c'est précisément le sentiment de ne se trouver plus chez eux dans le monde : "La colère, l'indignation, l'horreur qu'on peut avoir ne suffisent plus : on a besoin de se savoir des complices - et c'est pourquoi j'attends vos lettres, entre autres raisons", écrit Guerne le 28 février 1965, en réaction à celle de Cioran dans laquelle celui-là fait part d'une promenade que Simone et lui ont faite en Sologne durant laquelle aux bords d'un patelin les gendarmes les ont soumis à un véritable interrogatoire croyant qu'ils étaient des vagabonds parce qu'ils marchaient à pied.7

"Marcher et prier!"

Cet événement rappelle les pages de la Chute dans le temps où dans le "Portrait du civilisé" Cioran s'en prend à "ces engins", à la voiture automobile, à la frénésie de la vitesse, qui empêche toute vie intérieure : "Nous voilà livrés à des contrefaçons d'infini, à un absolu sans dimension métaphysique, plongés dans la vitesse, faute de l'être dans l'extase"; "il me suffit", poursuit Cioran, "de songer aux routes de campagne, le dimanche, pour que l'image de cette vermine motorisée m'affermisse dans mes dégoûts ou mes effrois." Et voici sans doute un écho de ce qui lui est advenu en Sologne : "L'usage des jambes étant aboli, le marcheur, au milieu de ces paralytiques au volant, à l'air d'un excentrique ou d'un proscrit ; bientôt il fera figure de monstre."8 Ce n'est nullement une figure de style, si Cioran met tout l'événement à un plan supérieur, métaphysique. Il accuse même le christianisme d'avoir créé tant d'exigences, de besoins "intérieurs au départ" qui allaient se dégrader, "se tourner vers le dehors", détruisant toute possibilité de prière. On y retrouve certains échos de théologiens orthodoxes comme André Scrima qui accusent le christianisme d'Occident d'avoir abandonné la voie mystique pour se tourner vers le monde et d'avoir ainsi, déjà au XIIIe siècle, fait germer en son sein la semence du laïcisme des temps modernes.9 La "marche" répond chez Cioran, à ce besoin métaphysique de rentrer en soi, de retrouver l'homme intérieur, de trouver l'état de "prière", de transcender le temps. De là son admiration pour le "pèlerin russe", qui incarne pour lui une expérience mystique, une ouverture vers Dieu, ce chemin qui lui semble bouché. Il ne lui reste alors que la marche, comparable à l'écriture, comme il en témoigne dans les lettres à Guerne ainsi que dans les Cahiers ; comme dans la lettre à Guerne du 14 octobre 1964, contemporaine de la publication de La chute dans le temps, où Cioran met la "marche" en parallèle avec la "prière". C'est le sens même du pèlerinage, dont l'idée se retrouve aussi chez Péguy : "J'admire également ceux qui prient que ceux qui y répugnent. C'est que pour moi la prière a toujours été une tentation et une impossibilité, une nécessité irréalisable. Si j'envie une existence, c'est celle de ce pèlerin russe dont je viens de relire les récits. Marcher et prier ! Je ne peux que marcher…" L'idée d'associer l'écriture avec la marche se retrouve également chez Jacques Roubaud dans son livre Le grand incendie de Londres. Il y a chez Cioran ce besoin métaphysique, existentiel de dépasser les problèmes de la vie, d'aller au delà des misères, de transcender le "négatif" par la voie intérieure, mais là il se sent bloqué par une espèce de scepticisme, de rationalité qui lui a coupé le chemin : "J'ai attrapé", dit-il dans la même lettre, "dans les questions métaphysiques, un pli sceptique, dont je n'arrive pas à me débarrasser et qui me paralyse puisqu'il m'empêche de m'aveugler sur quoi que ce soit." C'est pourquoi il ne parvient pas à percer le Nuage de l'Inconnaissance.

Il suffit, à ce stade de nos analyses, de constater, comme il est fort connu en psychanalyse, que ce sont les facteurs extérieurs de la civilisation moderne, de notre environnement qui s'ajoutent à l'impossibilité de se "délivrer" intérieurement, provoquant un état dépressif. De là aussi les invectives de Cioran contre la vie à Paris et cette nostalgie du Moulin, transformé en un intangible endroit utopique, paradisiaque où il hésite à mettre le pied, pour ne pas le troubler, le perdre.

La maladie

Un état grave de "négativité", ce sont les maladies. Dans la lettre du 27 janvier 1965, Cioran en témoigne comme pris par un éclat d'hystérie, de furie qu'il trouve de la peine à maîtriser. De nouveau il relie son état physique délabré à l'état religieux. Cette lettre est à mettre en rapport avec le chapitre "Sur la maladie" dans La chute dans le temps (1964). Toutes ces lamentations, "furies" mêmes, ce sont des exercices répétés durant lesquels il prend conscience de la fragilité du corps, en fait de l'idée de la mort. Par les colères se manifeste la lutte avec le corps : "Je suis furieux contre …moi, tout spécialement contre ma mauvaise santé". Qu'est-ce que Cioran reproche à cette "charogne de corps" ? D'abord, écrit-il, "cela représente des journées et des demains d'abrutissement et de mauvaise humeur, de crispation criminelle, de fièvre meurtrière". Ces malédictions n'ont rien à voir avec le "mépris du corps" de la spiritualité médiévale, liée à l'état mortel de l'homme, dont le destin ne se réalise pas dans le monde, mais dans la vie après la mort. Chez Cioran on retrouve cette perspective chrétienne, mais dans un sens plutôt négatif. Il accuse le christianisme d'avoir sanctifié la douleur, d'avoir accordé un sens positif à la souffrance, à ce qu'il ressent lui-même comme profondément négatif : "Si j'avais joui d'une santé convenable, à aucun moment de ma vie le christianisme ne m'aurait obsédé. L'inquiétude religieuse, on ne l'a rencontrée d'habitude que chez les mal venus, les déchets de « l'évolution »…Et qui sort de quelles gifles secrètes surgit la prière". On croirait lire des Larmes et des saints. De là l'horreur de Cioran de la souffrance du Christ crucifié. Armel Guerne répond à Cioran, tout en l'appelant à résister au mal qui le frappe, insistant sur une "obligation qui nous est faite, cette nécessité de s'occuper de soi (même avec rage et protestations) quand on atteint le moment à partir duquel, si nous pouvions suivre notre vraie pensée, nous serions complètement détachés de nous-mêmes, sans curiosité, ni intérêt pour notre personne. L'incarnation, en quelque sorte, d'autant plus douloureuses que l'esprit a pris plus de champ, que les sentiments se sont mis au large".10

L'éthique de Armel Guerne est contraire à celle de Cioran qui semble plus enclin à abandonner cette lutte, à choisir le "repos de l'inorganique", "la paix au sein des éléments" : "La volonté de retourner à la matière fait le fond même du désir de mourir". L'aspiration au "sommeil éternel" contredit la voix de la vie : "tout ce qui participe de la vie est, au propre et au figuré, déséquilibré".11 Comment se délivrer, si l'on opte pour la vie, que Cioran place sous le signe de la "contradiction", de la lutte entre le bien et le mal, des aspirations de l'homme à s'assurer la gloire dans la vie terrestre, en somme du "péché originel" ? Le champ de bataille de toutes ces contrariétés, c'est en premier lieu le corps : "A mesure que nos infirmités s'accumulent, nous tombons à la merci de notre corps, dont les lubies équivalent à autant d'arrêts. C'est lui qui nous dirige et nous régente, c'est lui qui nous dicte nos humeurs, il nous surveille, nous guette, il nous tient en tutelle ; et, pendant que nous nous plions à ses volontés et que nous subissons une servitude aussi humiliante, nous comprenons pourquoi, bien portants nous répugnons à l'idée de fatalité : c'est qu'alors, notre corps, "se signalant à peine, nous n'en percevons pratiquement pas l'existence". C'est la maladie ou plutôt la prise de conscience de notre dépendance du corps qui nous réveille, nous dévoile le "drame du corps". Cette prise de conscience ne nous sauve nullement : "De cette rivalité, le fâcheux est qu'on soit forcé d'être l'objet et le témoin".12 Dans les lettres à Armel Guerne Cioran témoigne avec véhémence de ce drame. Et lorsque Armel Guerne lui-même est confronté avec la maladie, celle de Madame Guillemin et la sienne propre, Cioran l'invite à l'abandon, à l'inaction : "Travailler encore - à quoi bon ? Muez-vous en retraité, apprenez enfin la passivité" (Lettre du 13 juillet 1977 ; Guerne est mort en 1980).

C'est dans ce dialogue sur leurs maladies que se révèlent les différences de comportement de Armel Guerne et de Cioran vis-à-vis de la mort, et par conséquent vis-à-vis de la vie et ce qui permet à Cioran de découvrir le secret intime, au plan métaphysique, de la personnalité de son ami. En cela il est également aidé par la lecture de la poésie de son correspondant. Voici les deux fragments, d'abord celui sur les livres : "Les trois livres sont arrivés.13 Cadeau considérable ! Je ne les ai pas encore lus en entier car je préfère les « goûter » peu à peu ! Tels qu'ils sont, ils donnent une image de vos véhémences, comme de la paix mystérieuse qui vous habite. Trois testaments agressifs, en même temps trois testaments sereins. Qui ne sent pas chez vous cette coexistence de deux mondes en apparence irréconciliables, passe à côté de l'essentiel de votre nature. Je dois dire que l'aspect tempête est plus perceptible à première vue mais dès qu'on vous écoute vraiment on entend un silence au-delà de la vie." (Lettre du 1er juillet 1977). Et puis dans la lettre de quelques jours plus tard, du 13 juillet 1977, apprenant qu'Armel Guerne venait de quitter l'hôpital, encore rempli de l'angoisse de le perdre, Cioran fait le portrait spirituel suivant de son ami : "Tout ce temps, mon angoisse était combattue par le souvenir de ce que vous m'aviez dit dans le Perche sur votre allégresse intérieure, malgré le détraquement de la machine. C'était là le langage d'une victoire et les autres mots qui revenaient : sérénité, détachement, lumière, révélaient bien la réalité d'une force cachée devant laquelle le corps devait s'incliner. Et il continuera à le faire tant que se maintiendra en vous cette lumière". Suit alors l'appel à la modération, à diminuer les activités.

Cioran avait bien deviné le secret mystique qui a fourni à Armel Guerne la force de résister à son mal et de poursuivre ses travaux. Le poète du Temps des signes était mû par une énergie spirituelle qui fut la source des nourritures poétiques qui lui permettaient de témoigner de sa foi en Dieu et le monde, malgré les forces diaboliques à l'œuvre dans le monde et même dans l'Église. Dans une longue lettre au Père Claude Jean-Nesmy sur la situation du monde, du "monde tout entier converti à l'économie, à la spéculation financière", il ne nous reste, écrit-il, QUE, dans le doute, sans appui, sans réconfort de ce côté-ci du temps, sans aucun choix : l'amour de Dieu". Quant à sa propre santé, il confie, parlant de ses forces faiblissantes : "Cela se passe un peu comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre, tandis que je trouve et prends refuge auprès de cette joie intérieure à laquelle je me livre passivement, secrètement en silence, et qui me porte. Elle n'est pas gaie, mais grave et constante, et je sais seulement que sa chaleur est un foyer quelque chose comme un bonheur au-delà du bonheur, un lieu qui ne se trouble pas et que ne peut atteindre la plus furieuse des colères ou la plus sombre des tristesses".14

En comparaison avec ce témoignage, Cioran semble tout à fait dépourvu de cette "joie intérieure", lui il ne parle que de "furie", de "rage", de "remords", de "malaise". Ce manque, il l'attribue au fait qu'il lui manque la foi. Regrettant ses "diatribes contre le christianisme", s'appuyant sur Celse et Julien l'Apostat, faisant sans doute allusion au Mauvais démiurge, Cioran avoue à Armel Guerne qu'il aurait dû résister à ce "crime" et il ajoute : "Si je ressens maintenant un malaise, c'est que je suis chrétien à ma façon, ou, plus exactement, quelque chose en moi est chrétien (…) Malgré ma frivolité, il existe en moi, profondément enraciné, un sentiment d'inappartenance au monde ; ce sentiment, lorsqu'il prend une certaine intensité, est indubitablement chrétien. Mais je ne suis pas croyant ni ne puis l'être.

Mon anti-christianisme ne serait-il pas cette impossibilité tournée en rage ?" (Lettre du 26 mai 1965). Le 31 mai Armel Guerne s'empresse de lui répondre : "Mais oui, quelque chose en vous est chrétien, c'est ce qui m'avait frappé en lisant La chute dans le temps. L'âme, peut-être ? La foi qui n'est pas un système à quoi l'on accède ou adhère, n'a sans doute rien à voir avec le christianisme, lequel devrait n'avoir affaire qu'avec elle, si elle était aussi chrétien qu'il le croit."15

Christianisme d'Orient et athéisme d'Occident

Je ne sais pas si la réponse d'Armel Guerne a convenu à Cioran. De toute façon, du point de vue européen on ferait bien, parlant du christianisme, d'y distinguer deux courants majeurs, celui d'Orient et celui d'Occident. Cioran fait lui-même la distinction, à propos du film Andrei Roublev du cinéaste russe Andreï Tarkovski, dont il parle d'une manière enthousiaste dans la lettre à Guerne du 26 janvier 1970. Ce à quoi on assiste, écrit Cioran, c'est "une apothéose de la « sainte » Russie- après cinquante ans de régime soviétique". Est-ce que Cioran, "venant de l'Est", d'après les mots de Guerne, se serait enflammé devant ce film, parce qu'il y a reconnu ses origines et qu'il y a pu voir surgir une lueur d'espoir, ayant la conviction qu'en Occident, l'"athéisme agressif" a fait tellement de ravages que tout retour de spiritualité y est désormais exclu : "je crois qu'il n'y a plus d'espoir que de l'Est, qu'ici tout est fichu - pour longtemps, peut-être pour toujours". Cioran saisit la parution de ce film pour stigmatiser avec une véhémence inouïe "le néant et la sécheresse d'Occident", "cet athéisme agressif dont la jeunesse fait étalage". Il poursuit : "On ne peut même pas dire que cet athéisme, soit de la religion à rebours ; non, c'est seulement l'expression tapageuse d'un vide général." En fait il ne s'agit même pas, dans l'esprit de Cioran, de deux sortes de christianismes, mais bien d'une opposition entre le christianisme d'Orient et d'une absence même de "sensibilité religieuse", propre au monde occidental, pris en otage par un athéisme agressif. Sur ce point Cioran voit une différence fondamentale entre les jeunes des pays de l'Est qui "valent mieux que ceux d'ici, ils ont traversé une grande expérience, l'enfer si vous voulez, mais ils en sont sortis, sur le plan spirituel, plus affermis et plus « avancés »." Cioran en conclut ce qui suit : "Je ne suis sans doute pas qualifié pour faire l'apologie de la foi, je sais néanmoins que l'insensibilité aux problèmes religieux est le signe même de la nullité." Malgré la fermeté de son plaidoyer Cioran n'a pas convaincu Armel Guerne de la solidité de son argumentation. Guerne est d'avis que Cioran se montre trop optimiste quant aux chances d'un retour au christianisme aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Il croit qu'il s'agit d'un processus irréversible : "Il est vrai", écrit Guerne, "mon cher grand pessimiste, que je vous prends en flagrant délit d'optimisme invétéré…alors que dans mon optimisme incurable, je remets, moi, toute mon espérance au-delà de la catastrophe, et donc, au fond, tout mon espoir en elle !"16 Il est convaincu que les deux mondes sont irrémédiablement perdus et qu'il faudrait un "prodige absolument surnaturel de présence surnaturelle et d'expérience d'amour" pour sauver le monde tout court, ce qui m'oblige, dit-il, "de croire avec toute mon espérance à la fin des fins de la fin du monde". (p. 260)

La langue et le christianisme des origines

Plus de trente ans après cet échange de lettres il est extrêmement difficile de prendre position en ce débat entre Cioran et Armel Guerne. Il est assez paradoxal que tous les deux, s'interrogeant sur l'avenir du monde et sur celui du christianisme, ou, si l'on veut, de la survie de la sensibilité religieuse, diffèrent sur ce point d'opinion : celui qui se nomme chrétien s'avère plus pessimiste que celui qui dit qu'il n'a pas la foi. Cioran part de ses origines et y puise un certain optimisme, ayant foi dans le monde slave.17 Quant à la question qui nous occupe ici, sa déclaration est remarquable : il ne renie pas ses origines ni le christianisme de ses origines. Sur ce point l'Occident ne l'a pas changé. Cela vaut aussi pour la langue. Malgré tout ce qu'on a dit et écrit à ce sujet, Cioran en vient à constater, dans une lettre à Guerne du 4 avril 1966, que, maintenant que le Rideau de Fer se lève, à force des nombreux compatriotes roumains qui lui rendent visite à Paris, la langue de ses origines lui revient irrésistiblement : "Il suffit d'une heure de retour à ma langue maternelle pour que cette acquisition récente qu'est au fond pour moi le français soit balayée". "Qu'est-ce qu'une langue", s'interroge-t-il dans la même lettre, "dont tous les vocables vous sont extérieurs ? dont aucun n'a pris racine en vous ? Tout était encore possible tant que j'étais coupé de mes origines ; ce contact répété avec les mots de mon enfance me fait positivement mal, parce qu'il me tire en arrière. Je dois dire que j'avais prévu le désastre. Si j'ai pu tout de même pondre cinq bouquins dans un idiome d'emprunt, c'est au Rideau de Fer que je le dois ; tant qu'il était baissé et bien baissé, je savais comment m'orienter ; maintenant qu'il se lève, je ne sais plus où j'en suis." Nous ignorons ce qu'en pensait Armel Guerne. Il y a seulement ceci : Cioran ne se sentait pas ou plutôt mal compris par ses lecteurs d'Occident, il se félicite même de vivre à l'écart : "Je vis à l'écart, plus que jamais, et me félicite tous les jours de pouvoir le faire. La solitude est possible n'importe où, même à Paris" (lettre du 27 février 1967). Le 8 février 1971 il déclare encore : "Je me sens tellement en marge, que je me demande ce que je cherche encore parmi les êtres et les choses". Dans le fond il ne se sent pas compris et voici encore sur le fond de sa pensée, sur ce qui touche son penchant spirituel, religieux : "Ce que je leur reproche, ce n'est pas d'avoir refusé toute valeur à mes « productions », mais de n'y avoir pas décelé un soupçon de ferveur, un rien d'appétit religieux ou, plus exactement, de déception religieuse. Dès que quelqu'un m'accuse d'être athée, je sais que je me trouve en présence d'un imbécile." La phrase s'adresse aux Jésuites qui ont parlé très mal de ses livres dans la revue Études. Et de conclure : "Comment expliquer à ces gens que l'important ce n'est pas de croire à Dieu, mais d'y penser." (Lettre du 22 décembre 1973). De même il rejette, nous l'avons vu, "l'athéisme agressif" des jeunes. De tout cela on peut conclure que Cioran se trouve de plus en plus mal dans sa peau à Paris, en Occident même. Si l'on s'interroge sur l'expérience religieuse de Cioran, il faut prendre ses précautions afin de ne pas la situer, l'analyser en dehors de la culture, du christianisme de ses origines.

 

Eugène Van Itterbbek 
est actuellement professeur associé en littérature
française contemporaine à l'université "Lucian Blaga" 
de Sibiu (Roumanie). Il y dirige le Centre de Recherche
Emil Cioran ainsi que les Cahiers Cioran. Il est l'auteur de plusieurs
livres entre autre sur Charles Péguy et la littérature française contemporaine.

 

  1. Né en 1918, le Père Marie-Dominique Molinié, est entré dans l'ordre de Saint Dominique en 1944 après des études de philosophie. Cioran l'a sans doute rencontré à Paris, probablement à l'Institut Catholique, en 1944. Le Père Molinié est l'auteur de nombreux ouvrages de théologie, entre autres de dix volumes de Réflexions sur la théologie des saints (Éd. Pierre Téqui). Il est mort en juin 2002. retour
  2. Lettres de Guerne à Cioran 1955-1978, éd. établie, présentée et annotée par Sylvia Massias. Préface de Charles Le Brun, Paris, Éd. Le Capucin, 2001. Voir mon article : Correspondances inédites : Emil Cioran et Armel Guerne, dans Approches critiques IV, Sibiu/Louvain, 2003, pp.123-132. retour
  3. Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 858. retour
  4. Cahiers, p.865. retour
  5. Lettres de Guerne, p. 51 et 163. Michel Evdokimov a repris ses études sur Gogol et Dostoïevski dans son livre sur les Pèlerins russes et vagabonds mystiques (Éd. du Cerf), (trad. roumaine : Editura Pandora, Târgoviste, 1999). retour
  6. Lettres de Guerne, pp. 108, 83 et 106. retour
  7. Lettre de Guerne, p.134. retour
  8. Cioran, La chute dans le temps, Paris, Gallimard, 1964, pp. 48-49. retour
  9. André Scrima, Despre isihasm, Bucarest, Humanitas, 2003, pp. 64-69. retour
  10. Lettre du 8 février 1965, dans Op. cit., p. 132. retour
  11. Cioran, La chute dans le temps, p. 124. retour
  12. Cioran, La chute dans le temps, p. 123. retour
  13. Il s'agit sans doute du Jardin colérique (1977), de la Rhapsodie des fins dernières (1977) et de L'Âme insurgée (1977). retour
  14. Armel Guerne - Dom Claude Jean-Nesmy, Lettres 1954-1980, Lectoure, Ed. Le Capucin, 2005, pp. 249-254. retour
  15. Lettres de Guerne à Cioran, Op. cit., p. 142. retour
  16. Lettres de Guerne à Cioran, p.260. retour
  17. Voir mon article : Cioran et les Russes : Rozanov, Chestov et Tolstoï, dans Approches critiques V, 2004, pp. 167-182. retour