Gérard de Nerval ou la maladie de Dieu (Charles Le Brun)

Gérard de Nerval ou la maladie de Dieu (Charles Le Brun) thomas

C’est sous une autre lumière que celle choisie par Armel Guerne que nous nous proposons ici de présenter Gérard de Nerval ; une vision peu connue, pour ne pas dire inconnue, qui nous fut inspirée par un vieil ami (1) – mort aujourd’hui – dont la recherche, très personnelle, ne fut pas sans nous surprendre au premier abord. Toutefois, à la réflexion, elle nous parut porteuse d’une vision que Nerval s’était plu à dissimuler derrière un langage voilé. L’auteur des Filles du feu, en effet, maniait le calembour, l’amphigouri, le chronogramme et bien d’autres acrobaties verbales. Or, derrière ces jeux de mots, se cachait une réalité plus grave, inaperçue des spécialistes, et qu’on nous permettra de brosser à grands traits.

Nerval n’a jamais écrit que sur Dieu et sur l’âme. « Ma maladie » confie-t-il dans une de ses lettres à Madame Alexandre Dumas, « c’est ce que les docteurs appellent une théomania. » Sylvie, Aurélia, Les Nuits d’octobre, La Main enchantée, Le Voyage en Orient et bien d’autres textes au réalisme charmant, abondent en indications que l’auteur, sans y paraître, avec ce doigté propre aux praticiens de la polysémie, glisse silencieusement sous les mots, tel le contre-chant discret d’une mélodie.

Dieu et l’âme. Tout son secret est là et il ne sert à rien de chercher ailleurs le sens de cette œuvre singulière où l’érudition, presque insaisissable sous le style aérien qui l’enrobe, s’avère confondante. Le « doux Gérard » avait tout lu ; en outre, il était passé maître dans la manipulation de l’allégorie – un mot dont l’étymologie est sans mystère : « Je parle autrement qu’il n’y paraît. » Et c’est bien de cela qu’il s’agit.

Si l’aménité de Nerval fut bien réelle – et l’expression du « doux Gérard » a couru sous la plume de tous ses biographes – la teneur de ses livres, elle, sous le masque anodin de l’anecdote ou du pittoresque, se révèle d’une gravité dont bien peu on réalisé la présence.

C’est vers les néo-platoniciens et les gnostiques qu’il faut se diriger si l’on souhaite trouver un fil conducteur. Des gnostiques, Nerval a tout le vocabulaire : l’étranger, le voyage, la patrie, l’exil, la captivité. Et l’on pourrait citer beaucoup d’autres termes ou expressions qu’aucun spécialiste ne nous refuserait. Qui étaient les gnostiques ? A quel moment apparurent-ils ? On les trouve dans les milieux du christianisme primitif, à une époque où la doctrine chrétienne, encore toute récente, cherchait ses contours et établissait ses dogmes. Ils proclamaient, avec quelques variantes, que le vrai Dieu est caché, séparé du monde, « étranger » ; que le créateur, le « démiurge », assimilé au Yahvé de l’Ancien Testament, est mauvais ; que le monde, son œuvre, s’est perverti ; que l’âme des hommes est prisonnière du corps déchu, le « sépulcre » ; que cette âme captive erre de corps en corps, selon la croyance pythagoricienne en la métempsycose, attendant d’être délivrée par la connaissance, la « gnose », de la chaîne fatidique des renaissances ; que depuis l’origine, deux êtres s’affrontent, engendrant l’irrémédiable dualité entre le bien et le mal.

A l’évidence, la plupart de ces thèmes dominent dans les ouvrages et la correspondance de Nerval. Quelques-uns, parmi eux, nous servirons d’exemples.

La Réincarnation.

Les Nuits d’octobre, chapitre XVII :
« Des corridors. – Des corridors sans fin ! Des escaliers – des escaliers où l’on monte, où l’on descend, où l’on remonte, et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d’immenses arches de pont… à travers des charpentes inextricables ! Monter, descendre, ou parcourir des corridors, – et cela pendant plusieurs éternités… Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes fautes ? »

Aurélia, chapitre V :
« Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devrais retourner dans la vie. »

Aurélia, deuxième partie, chapitre VI :
« Je me vis ainsi amené à me demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. »

L’Âne d’or, chapitre I :
« Je me suis vu enfant, homme, femme tour à tour, mourant comme les autres, par hasard ou par destinée ; mon âme a parcouru toute l’échelle humaine, j’ai été roi, empereur, cacique, artiste, bourgeois, soldat, Grec, Indien, Américain, Français même. Il y a six heures, je suis mort en Chine. »

Bien entendu, nous ne pouvons souscrire à cette croyance en la réincarnation. Il y a là une erreur doctrinale signalée et explicitée par René Guénon dans plusieurs de ses ouvrages (2). Nerval y est tombé. Ce ne fut pas son seul faux pas. Mais sa quête solitaire et combien poignante demeure une des plus attachantes tentatives pour rejoindre l’aventure des pèlerins de l’Absolu.

Le divin Soleil.

A propos d’Aurélia, on a beaucoup parlé de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Ce sont du reste les propres termes par lesquels débute le troisième chapitre de ce livre étonnant. Mais il n’y a pas plus de songe dans ces pages que dans le Songe de Scipion, Le Songe de Poliphyle ou le Songe d’une nuit d’été. Le lecteur averti saura y déceler les prouesses de la langue double afin de suivre le poète dans l’intimité de sa pensée.

On remarquera que partout, dans son œuvre, le soleil est présent ; au point qu’on ne peut pas ne pas s’en étonner. Voici un tout petit échantillon prélevé dans Aurélia encore :

« …jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière. »
« J’eus assez de force pour me relever et m’élançai jusqu’au milieu du jardin, me croyant frappé à mort, mais voulant, avant de mourir, jeter un dernier regard au soleil couchant. »
« J’allais me promener toute la nuit sur la colline de Montmartre et y voir le lever du soleil. »
« Les compagnons qui m’entouraient me semblaient endormis et pareils aux spectres du Tartare, jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors, je saluais cet astre par une prière, et ma vie réelle commençait. »

Et cette phrase enfin, dans Sylvie, révélatrice des tendances pythagoriciennes de son auteur :

« Je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. – Dieu, c’est le soleil, me dit-il. »

L’Oiseau.

Un autre thème fournira matière à un autre exemple : celui de l’âme, symbolisée par l’oiseau, l’être aérien par excellence et dont l’évocation est abondamment présente dans la littérature gnostique :

« A la fin du repas, on vit s’envoler du fond de la vaste corbeille, un cygne sauvage jusque là captif (3) sous les fleurs. » (Sylvie.)
« A la Grand’Pinte, quand le vent – fait grimacer l’enseigne en fer-blanc (4), – alors qu’il gèle, – dans la cuisine on voit briller – toujours un tronc d’arbre ; – flamme éternelle, – où rôtissent en chapelets, – oisons, canards, dindons, poulets, – au tournebroche ! – Et puis le soleil jaune d’or, – sur les casseroles encor, – darde et s’accroche. » (Les Nuits d’octobre, "Le Rôtisseur".)
« Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne (5). » (Aurélia.)
« Il s’arrête une heure à la porte d’un marchand d’oiseaux, cherchant à comprendre leur langage… » (Les Nuits d’octobre, "Mon ami".)

En fait, la représentation de l’âme par l’oiseau n’est pas seulement gnostique. On en trouve des exemples dans les écrits de l’Antiquité comme en témoigne ce passage de l’Odyssée : « Je vis Héraclès […] autour de lui, les morts faisaient vacarme comme des oiseaux. » Ailleurs, c’est la chauve-souris, ainsi qu’on la découvre dans l’extraordinaire Mélancolie d’Albert Dürer, gravure emplie d’énigmes que bien peu de ses admirateurs soupçonnent. Pour Gérard de Nerval, le fait est flagrant : le thème de l’oiseau revient sans cesse et avec une telle insistance qu’on se demande comment il n’a pas provoqué un examen plus approfondi de la part de ses biographes. Nous avons cité le cygne et quelques volatiles domestiques, mais ailleurs c’est le canari, le serin, le rossignol, la huppe ou le perroquet, « l’oiseau qui parle ». L’aventure de l’âme a toujours fasciné les hommes et déjà, loin dans le temps, les Métamorphoses d’Apulée ou l’Odyssée (6) d’Homère, que nous venons de citer, en avaient exposé les diverses péripéties.

« Je suis l’autre. »

« Je suis l’autre » a écrit le poète en 1854, au bas d’un de ses portraits. Il voulait signifier par là que cette lithographie n’était qu’une apparence de lui-même. « Bosquets embaumés de Paphos » lit-on ailleurs, « vous ne valez pas ces retraites où l’on respire à pleins poumons l’air vivifiant de la patrie. » L’autre, c’est justement l’âme qui a quitté la patrie céleste et qui soupire, dans sa prison de chair, après sa délivrance. On comprend que cette obsession l’ait conduit à la mort et l’on ne s’étonne pas de cette phrase amère : « En vérité, le monde où nous vivons est un tripot et un mauvais lieu et je suis honteux en songeant que Dieu m’y voit.(7) » Et l’on perçoit en même temps, qui se distance peu à peu du « conteur délicieux », du « doux rêveur » des trop aveugles critiques, un être inconnu dont la vie s’inscrit dans l’acte final qui eut lieu, cette nuit de janvier, dans l’impasse de la Vielle Lanterne. La vraie réponse aux gestes d’une existence n’est jamais derrière, mais devant. C’est le suicide de Gérard qui explique tout son parcours. Toute sa quête.

Mais que de pièges il aura tendu à ses futurs commentateurs ! Jenny Colon, que tous lui ont donné pour maîtresse, n’est qu’un leurre ; comme la Laure de Pétrarque ou la Béatrice de Dante. Le vrai prénom de l’actrice était Marguerite, mot d’origine grecque qui signifie « perle ». Or la perle, depuis l’Evangile de Thomas, était le nom secret de l’âme… Dans Sylvie, comme dans Aurélia, c’est l’oncle cette fois qui nous abuse. A nouveau, c’est à la langue hellénique qu’il faut demander conseil. Et l’on découvre que l’oncle et le divin ont la même graphie : Théion. Le « Grand Frisé », l’amoureux de Sylvie au visage rond, n’est autre qu’une charmante allégorie du soleil, tout comme l’était, en d’autres temps, messire Gauvain « dont la force croissait jusqu’à midi et régressait ensuite » (8).

Exhaustive, la liste serait vertigineuse ; nous devrons donc nous contenter de ces quelques indices. Du reste, il vaut mieux laisser aux chercheurs l’émotion de cette chasse intellectuelle. Il convenait néanmoins d’indiquer certains repères qui, nous en sommes convaincu, n’outrepassent pas les limites raisonnables de l’interprétation.

Le LVX hermétique.

Dans le portrait de Gérard de Nerval gravé par Eugène Gervais, le bras droit du modèle présente la forme d’un L ; le gauche, replié, évoque celle d’un V ; la redingote enfin, fermée en son centre par un seul bouton, celle d’un X (9). L’ensemble compose le mot latin LVX : la Lumière. C’est le LVX hermétique qui, depuis l’Antiquité, symbolise la Lumière, la Vérité ; comme les ténèbres figurent l’erreur (10). L’index de la main gauche, en outre, légèrement posé sur la bouche, annonce qu’il faut se taire. On reconnaît ici le signe d’Harpocrate, dieu du silence que les initiés grecs empruntèrent à l’Egypte.

Dans la chapelle des Médicis, à Florence, on peut admirer la statue de Laurent le Magnifique due au ciseau de Michelange. Or la position du célèbre Florentin est à peu près semblable à celle de Gérard. Seul le X diffère, marqué ici par les jambes croisées du personnage. On peut ajouter que les genoux sont apparents, découvrant la rotule. Or rotula, en latin, a le sens de « petite roue » ; et la roue, chez les pythagoriciens, était l’emblème du soleil. Chez tous les peintres initiés, tels Watteau, Greuze, Bosch et beaucoup d’autres, on découvre ces genoux découverts ou autres signes qui invitent l’observateur à la vigilance (11).

Le LVX hermétique fut aussi l’apanage des Illuminés, los Alumbrados. Chaque religion, quelle qu’elle soit, a toujours prétendu détenir la Lumière, c’est-à-dire la Vérité. Et lorsque l’hérésie s’est appropriée ce symbole, sa manière d’en faire état, par crainte des persécutions, se devait d’emprunter des chemins moins visibles. L’Académie de Florence enseignait la doctrine pythagoricienne. Après la mort de Jules II, ce pape libéral, elle dut fermer ses portes sous la pression du Saint-Office. Quant à Nerval, l’Inconsolé(12) , il reprit à son compte les grands thèmes de l’hérésie gnostique dont le catharisme, à partir du Xème siècle, fut l’une des résurgences.

La Marche à l’Etoile.

En conclusion, nous citerons ce passage d’une beauté tragique qu’est la « marche à l’Etoile », épisode inclus dans la première partie d’Aurélia et qui illustre parfaitement la pensée de son auteur. Comme toujours, les termes choisis sont éloquents : l’Etoile pour la Lumière ; la marche pour les pérégrinations de l’âme ; l’autre existence pour le souvenir de la patrie d’origine ; les habits terrestres enfin pour le corps déchu dont l’âme libérée se débarrasse.
« Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence et qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et les dispersais autour de moi. » 

  1. Le docteur Roger Mazelier, auteur de Gérard de Nerval et l’humour divin, éditions Les Trois R, 1995. On peut se procurer ce livre chez Bernard Allieu, B.P. 212, 78051 Saint-Quentin-en-Yvelines.retour
  2. Notamment dans L’Erreur spirite (Editions traditionnelles, 1981) et L’Homme et son devenir selon le Vêdantâ (Editions traditionnelles, 1981).retour
  3. C’est nous qui soulignons. La corbeille figure le corps dont l’âme est en train de s’échapper.retour
  4. Lire « l’Enfer ». L’enfer qui, pour les Parfaits Cathares – dernières figures du gnosticisme – résidait dans le monde historique.retour
  5. Allusion au "langage des oiseaux". On trouve dans le Coran, que Nerval connaissait bien, ce passage : « Ô hommes, nous avons été instruit du langage des oiseaux et comblé de toutes choses. » Il faut se souvenir aussi de Siegfried qui, vainqueur du Dragon, entend la langue des oiseaux. Or celui qui la comprend, comprend semblablement celle des âmes – et des anges.retour
  6. Porphyre, dans L’Antre des Nymphes, dévoile l’allégorie dissimulée derrière les aventures d’Ulysse.retour
  7. Paradoxe et vérité.retour
  8. Le Chevalier au Lion, Chrétien de Troyes, Gallimard 1966.retour
  9. Cette « pose », évidemment, ne fut pas le fruit du hasard : Nerval en avait averti le dessinateur.retour
  10. Au premier degré tout au moins car la nuit, en métaphysique, comme la couleur noire en alchimie, peuvent évoquer un tout autre aspect de la quête spirituelle, bénéfique celui-là.retour
  11. Un bel exemple, riche en symboles, est l’Enfant prodigue de Jérôme Bosch qu’on peut admirer au musée Boymans-van Beuningen de Rotterdam. Une intéressante exégèse en est faite dans le livre du docteur Mazelier cité à la note 1.retour
  12. El Desdichado : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le prince d’Aquitaine à la tour abolie… ». Allusion au Consolamentum des Cathares. Cette expression revient à plusieurs reprises dans son œuvre.retour