N°4 - avril 2004 - Gérard de Nerval

N°4 - avril 2004 - Gérard de Nerval thomas

Editorial (Charles Le Brun) + Les mains de Nerval (Armel Guerne)

Editorial (Charles Le Brun) + Les mains de Nerval (Armel Guerne) thomas

Le Romantisme, le véritable, celui qui vit le jour sur l’autre bord du Rhin, a peu de parenté avec le mouvement littéraire qui s’épanouit dans nos frontières à partir de la fin du XVIIIème siècle et jusqu’au milieu du XIXème.
Guerne, qui si longtemps, si intensément scruta les œuvres des grands solitaires allemands – les Hölderlin, les Novalis et tous ceux qui suivirent : une poignée d’hommes ardents isolée parmi la lourde masse teutonne – discerna cependant, qui s’avançait en marge des écoles et des coteries, un Français de l’Ile-de-France à qui l’on pouvait, sans risquer d’y perdre son temps, emboîter le pas. C’était Nerval.

Issue des documents trouvés dans ses affaires après sa mort, en 1980, voici la prose que lui inspira le portrait de Gérard, réalisé par Nadar en 1854, et qu’il pouvait à tout moment regarder, adossé aux livres de sa bibliothèque, juste en face de la table sur laquelle il travaillait :

 Les mains de Nerval

Les mains sont immobiles ; plus pensives que la pensée, veuves comme peut les laisser, abandonnées, un regard tellement empli de visions qu'il ne descend plus vers elles ; blanches et grandes, on les devine, belles aussi d'une force solide, mais tristes, relâchées dans une sorte de mouvement poignant de mélancolie, de total renoncement sous la puissance ravageuse de l'angoisse ; les genoux les supportent comme des étrangères et elles restent là, vaguement croisées, silencieuses et recueillies, vieilles habituées des prières muettes. Un cigare oublié entre le pouce et l'index, le bout encore humide, que le fumeur distrait aura laissé s'éteindre, semble pourtant dans sa sombre raideur être moins une «chose» que les doigts. On ne sait pas pourquoi, mais il évoque une chambre vide et ce silence particulier des objets, ce mutisme volontaire des choses, maintenant que celui qui les touchait n'est plus là, ne reviendra jamais. Dieu sait pourtant que ce sont les mains de quelqu'un, ces mains posées, qui se reposent, dirait-on avec une patience énorme, avec une confiance immense dans l'univers de l'éternité, comme si elles n'étaient déjà plus les mains de personne, bien que vivantes manifestement et longtemps employées, toujours utilisables. Des mains qui n'ont pas d'expression autre que la bonté ; des mains extraordinairement charitables, qu'on sent faites uniquement pour donner. De rudes mains compatissantes, sur lesquelles ont passé de terribles hivers, peut-être pas expertes mais dévouées comme on devine que le sont les sœurs hospitalières. Quelque chose de sacerdotal y retient la lumière, et la sincérité qui s'en dégage, exempte de toute onction, leur loyauté humaine et leur simple noblesse, les humbles marques de leur pauvreté ne laissent pas de faire songer aux terrestres fonctions du hiérophante d'Eleusis. Ce ne sont pas les mains d'un prêtre ; ce ne sont pas les mains d'un saint ; ce sont les douloureuses mains d'un homme qui est entré dans le mystère en se battant de toutes ses forces, et contre les fantômes et avec les esprits ; quelqu'un qui est allé si loin dans les apprentissages de la solitude, qu'il a pu, quelquefois, connaître les secrets de la plus haute vérité, éprouver l'harmonie absolue et mêler un instant les battements de sa vie temporelle à l'élan infini de l'existence universelle.

Armel Guerne, Au bout du Temps, Solaire, 1981 

Gérard de Nerval ou la maladie de Dieu (Charles Le Brun)

Gérard de Nerval ou la maladie de Dieu (Charles Le Brun) thomas

C’est sous une autre lumière que celle choisie par Armel Guerne que nous nous proposons ici de présenter Gérard de Nerval ; une vision peu connue, pour ne pas dire inconnue, qui nous fut inspirée par un vieil ami (1) – mort aujourd’hui – dont la recherche, très personnelle, ne fut pas sans nous surprendre au premier abord. Toutefois, à la réflexion, elle nous parut porteuse d’une vision que Nerval s’était plu à dissimuler derrière un langage voilé. L’auteur des Filles du feu, en effet, maniait le calembour, l’amphigouri, le chronogramme et bien d’autres acrobaties verbales. Or, derrière ces jeux de mots, se cachait une réalité plus grave, inaperçue des spécialistes, et qu’on nous permettra de brosser à grands traits.

Nerval n’a jamais écrit que sur Dieu et sur l’âme. « Ma maladie » confie-t-il dans une de ses lettres à Madame Alexandre Dumas, « c’est ce que les docteurs appellent une théomania. » Sylvie, Aurélia, Les Nuits d’octobre, La Main enchantée, Le Voyage en Orient et bien d’autres textes au réalisme charmant, abondent en indications que l’auteur, sans y paraître, avec ce doigté propre aux praticiens de la polysémie, glisse silencieusement sous les mots, tel le contre-chant discret d’une mélodie.

Dieu et l’âme. Tout son secret est là et il ne sert à rien de chercher ailleurs le sens de cette œuvre singulière où l’érudition, presque insaisissable sous le style aérien qui l’enrobe, s’avère confondante. Le « doux Gérard » avait tout lu ; en outre, il était passé maître dans la manipulation de l’allégorie – un mot dont l’étymologie est sans mystère : « Je parle autrement qu’il n’y paraît. » Et c’est bien de cela qu’il s’agit.

Si l’aménité de Nerval fut bien réelle – et l’expression du « doux Gérard » a couru sous la plume de tous ses biographes – la teneur de ses livres, elle, sous le masque anodin de l’anecdote ou du pittoresque, se révèle d’une gravité dont bien peu on réalisé la présence.

C’est vers les néo-platoniciens et les gnostiques qu’il faut se diriger si l’on souhaite trouver un fil conducteur. Des gnostiques, Nerval a tout le vocabulaire : l’étranger, le voyage, la patrie, l’exil, la captivité. Et l’on pourrait citer beaucoup d’autres termes ou expressions qu’aucun spécialiste ne nous refuserait. Qui étaient les gnostiques ? A quel moment apparurent-ils ? On les trouve dans les milieux du christianisme primitif, à une époque où la doctrine chrétienne, encore toute récente, cherchait ses contours et établissait ses dogmes. Ils proclamaient, avec quelques variantes, que le vrai Dieu est caché, séparé du monde, « étranger » ; que le créateur, le « démiurge », assimilé au Yahvé de l’Ancien Testament, est mauvais ; que le monde, son œuvre, s’est perverti ; que l’âme des hommes est prisonnière du corps déchu, le « sépulcre » ; que cette âme captive erre de corps en corps, selon la croyance pythagoricienne en la métempsycose, attendant d’être délivrée par la connaissance, la « gnose », de la chaîne fatidique des renaissances ; que depuis l’origine, deux êtres s’affrontent, engendrant l’irrémédiable dualité entre le bien et le mal.

A l’évidence, la plupart de ces thèmes dominent dans les ouvrages et la correspondance de Nerval. Quelques-uns, parmi eux, nous servirons d’exemples.

La Réincarnation.

Les Nuits d’octobre, chapitre XVII :
« Des corridors. – Des corridors sans fin ! Des escaliers – des escaliers où l’on monte, où l’on descend, où l’on remonte, et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d’immenses arches de pont… à travers des charpentes inextricables ! Monter, descendre, ou parcourir des corridors, – et cela pendant plusieurs éternités… Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes fautes ? »

Aurélia, chapitre V :
« Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devrais retourner dans la vie. »

Aurélia, deuxième partie, chapitre VI :
« Je me vis ainsi amené à me demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. »

L’Âne d’or, chapitre I :
« Je me suis vu enfant, homme, femme tour à tour, mourant comme les autres, par hasard ou par destinée ; mon âme a parcouru toute l’échelle humaine, j’ai été roi, empereur, cacique, artiste, bourgeois, soldat, Grec, Indien, Américain, Français même. Il y a six heures, je suis mort en Chine. »

Bien entendu, nous ne pouvons souscrire à cette croyance en la réincarnation. Il y a là une erreur doctrinale signalée et explicitée par René Guénon dans plusieurs de ses ouvrages (2). Nerval y est tombé. Ce ne fut pas son seul faux pas. Mais sa quête solitaire et combien poignante demeure une des plus attachantes tentatives pour rejoindre l’aventure des pèlerins de l’Absolu.

Le divin Soleil.

A propos d’Aurélia, on a beaucoup parlé de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Ce sont du reste les propres termes par lesquels débute le troisième chapitre de ce livre étonnant. Mais il n’y a pas plus de songe dans ces pages que dans le Songe de Scipion, Le Songe de Poliphyle ou le Songe d’une nuit d’été. Le lecteur averti saura y déceler les prouesses de la langue double afin de suivre le poète dans l’intimité de sa pensée.

On remarquera que partout, dans son œuvre, le soleil est présent ; au point qu’on ne peut pas ne pas s’en étonner. Voici un tout petit échantillon prélevé dans Aurélia encore :

« …jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière. »
« J’eus assez de force pour me relever et m’élançai jusqu’au milieu du jardin, me croyant frappé à mort, mais voulant, avant de mourir, jeter un dernier regard au soleil couchant. »
« J’allais me promener toute la nuit sur la colline de Montmartre et y voir le lever du soleil. »
« Les compagnons qui m’entouraient me semblaient endormis et pareils aux spectres du Tartare, jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors, je saluais cet astre par une prière, et ma vie réelle commençait. »

Et cette phrase enfin, dans Sylvie, révélatrice des tendances pythagoriciennes de son auteur :

« Je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. – Dieu, c’est le soleil, me dit-il. »

L’Oiseau.

Un autre thème fournira matière à un autre exemple : celui de l’âme, symbolisée par l’oiseau, l’être aérien par excellence et dont l’évocation est abondamment présente dans la littérature gnostique :

« A la fin du repas, on vit s’envoler du fond de la vaste corbeille, un cygne sauvage jusque là captif (3) sous les fleurs. » (Sylvie.)
« A la Grand’Pinte, quand le vent – fait grimacer l’enseigne en fer-blanc (4), – alors qu’il gèle, – dans la cuisine on voit briller – toujours un tronc d’arbre ; – flamme éternelle, – où rôtissent en chapelets, – oisons, canards, dindons, poulets, – au tournebroche ! – Et puis le soleil jaune d’or, – sur les casseroles encor, – darde et s’accroche. » (Les Nuits d’octobre, "Le Rôtisseur".)
« Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne (5). » (Aurélia.)
« Il s’arrête une heure à la porte d’un marchand d’oiseaux, cherchant à comprendre leur langage… » (Les Nuits d’octobre, "Mon ami".)

En fait, la représentation de l’âme par l’oiseau n’est pas seulement gnostique. On en trouve des exemples dans les écrits de l’Antiquité comme en témoigne ce passage de l’Odyssée : « Je vis Héraclès […] autour de lui, les morts faisaient vacarme comme des oiseaux. » Ailleurs, c’est la chauve-souris, ainsi qu’on la découvre dans l’extraordinaire Mélancolie d’Albert Dürer, gravure emplie d’énigmes que bien peu de ses admirateurs soupçonnent. Pour Gérard de Nerval, le fait est flagrant : le thème de l’oiseau revient sans cesse et avec une telle insistance qu’on se demande comment il n’a pas provoqué un examen plus approfondi de la part de ses biographes. Nous avons cité le cygne et quelques volatiles domestiques, mais ailleurs c’est le canari, le serin, le rossignol, la huppe ou le perroquet, « l’oiseau qui parle ». L’aventure de l’âme a toujours fasciné les hommes et déjà, loin dans le temps, les Métamorphoses d’Apulée ou l’Odyssée (6) d’Homère, que nous venons de citer, en avaient exposé les diverses péripéties.

« Je suis l’autre. »

« Je suis l’autre » a écrit le poète en 1854, au bas d’un de ses portraits. Il voulait signifier par là que cette lithographie n’était qu’une apparence de lui-même. « Bosquets embaumés de Paphos » lit-on ailleurs, « vous ne valez pas ces retraites où l’on respire à pleins poumons l’air vivifiant de la patrie. » L’autre, c’est justement l’âme qui a quitté la patrie céleste et qui soupire, dans sa prison de chair, après sa délivrance. On comprend que cette obsession l’ait conduit à la mort et l’on ne s’étonne pas de cette phrase amère : « En vérité, le monde où nous vivons est un tripot et un mauvais lieu et je suis honteux en songeant que Dieu m’y voit.(7) » Et l’on perçoit en même temps, qui se distance peu à peu du « conteur délicieux », du « doux rêveur » des trop aveugles critiques, un être inconnu dont la vie s’inscrit dans l’acte final qui eut lieu, cette nuit de janvier, dans l’impasse de la Vielle Lanterne. La vraie réponse aux gestes d’une existence n’est jamais derrière, mais devant. C’est le suicide de Gérard qui explique tout son parcours. Toute sa quête.

Mais que de pièges il aura tendu à ses futurs commentateurs ! Jenny Colon, que tous lui ont donné pour maîtresse, n’est qu’un leurre ; comme la Laure de Pétrarque ou la Béatrice de Dante. Le vrai prénom de l’actrice était Marguerite, mot d’origine grecque qui signifie « perle ». Or la perle, depuis l’Evangile de Thomas, était le nom secret de l’âme… Dans Sylvie, comme dans Aurélia, c’est l’oncle cette fois qui nous abuse. A nouveau, c’est à la langue hellénique qu’il faut demander conseil. Et l’on découvre que l’oncle et le divin ont la même graphie : Théion. Le « Grand Frisé », l’amoureux de Sylvie au visage rond, n’est autre qu’une charmante allégorie du soleil, tout comme l’était, en d’autres temps, messire Gauvain « dont la force croissait jusqu’à midi et régressait ensuite » (8).

Exhaustive, la liste serait vertigineuse ; nous devrons donc nous contenter de ces quelques indices. Du reste, il vaut mieux laisser aux chercheurs l’émotion de cette chasse intellectuelle. Il convenait néanmoins d’indiquer certains repères qui, nous en sommes convaincu, n’outrepassent pas les limites raisonnables de l’interprétation.

Le LVX hermétique.

Dans le portrait de Gérard de Nerval gravé par Eugène Gervais, le bras droit du modèle présente la forme d’un L ; le gauche, replié, évoque celle d’un V ; la redingote enfin, fermée en son centre par un seul bouton, celle d’un X (9). L’ensemble compose le mot latin LVX : la Lumière. C’est le LVX hermétique qui, depuis l’Antiquité, symbolise la Lumière, la Vérité ; comme les ténèbres figurent l’erreur (10). L’index de la main gauche, en outre, légèrement posé sur la bouche, annonce qu’il faut se taire. On reconnaît ici le signe d’Harpocrate, dieu du silence que les initiés grecs empruntèrent à l’Egypte.

Dans la chapelle des Médicis, à Florence, on peut admirer la statue de Laurent le Magnifique due au ciseau de Michelange. Or la position du célèbre Florentin est à peu près semblable à celle de Gérard. Seul le X diffère, marqué ici par les jambes croisées du personnage. On peut ajouter que les genoux sont apparents, découvrant la rotule. Or rotula, en latin, a le sens de « petite roue » ; et la roue, chez les pythagoriciens, était l’emblème du soleil. Chez tous les peintres initiés, tels Watteau, Greuze, Bosch et beaucoup d’autres, on découvre ces genoux découverts ou autres signes qui invitent l’observateur à la vigilance (11).

Le LVX hermétique fut aussi l’apanage des Illuminés, los Alumbrados. Chaque religion, quelle qu’elle soit, a toujours prétendu détenir la Lumière, c’est-à-dire la Vérité. Et lorsque l’hérésie s’est appropriée ce symbole, sa manière d’en faire état, par crainte des persécutions, se devait d’emprunter des chemins moins visibles. L’Académie de Florence enseignait la doctrine pythagoricienne. Après la mort de Jules II, ce pape libéral, elle dut fermer ses portes sous la pression du Saint-Office. Quant à Nerval, l’Inconsolé(12) , il reprit à son compte les grands thèmes de l’hérésie gnostique dont le catharisme, à partir du Xème siècle, fut l’une des résurgences.

La Marche à l’Etoile.

En conclusion, nous citerons ce passage d’une beauté tragique qu’est la « marche à l’Etoile », épisode inclus dans la première partie d’Aurélia et qui illustre parfaitement la pensée de son auteur. Comme toujours, les termes choisis sont éloquents : l’Etoile pour la Lumière ; la marche pour les pérégrinations de l’âme ; l’autre existence pour le souvenir de la patrie d’origine ; les habits terrestres enfin pour le corps déchu dont l’âme libérée se débarrasse.
« Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence et qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et les dispersais autour de moi. » 

  1. Le docteur Roger Mazelier, auteur de Gérard de Nerval et l’humour divin, éditions Les Trois R, 1995. On peut se procurer ce livre chez Bernard Allieu, B.P. 212, 78051 Saint-Quentin-en-Yvelines.retour
  2. Notamment dans L’Erreur spirite (Editions traditionnelles, 1981) et L’Homme et son devenir selon le Vêdantâ (Editions traditionnelles, 1981).retour
  3. C’est nous qui soulignons. La corbeille figure le corps dont l’âme est en train de s’échapper.retour
  4. Lire « l’Enfer ». L’enfer qui, pour les Parfaits Cathares – dernières figures du gnosticisme – résidait dans le monde historique.retour
  5. Allusion au "langage des oiseaux". On trouve dans le Coran, que Nerval connaissait bien, ce passage : « Ô hommes, nous avons été instruit du langage des oiseaux et comblé de toutes choses. » Il faut se souvenir aussi de Siegfried qui, vainqueur du Dragon, entend la langue des oiseaux. Or celui qui la comprend, comprend semblablement celle des âmes – et des anges.retour
  6. Porphyre, dans L’Antre des Nymphes, dévoile l’allégorie dissimulée derrière les aventures d’Ulysse.retour
  7. Paradoxe et vérité.retour
  8. Le Chevalier au Lion, Chrétien de Troyes, Gallimard 1966.retour
  9. Cette « pose », évidemment, ne fut pas le fruit du hasard : Nerval en avait averti le dessinateur.retour
  10. Au premier degré tout au moins car la nuit, en métaphysique, comme la couleur noire en alchimie, peuvent évoquer un tout autre aspect de la quête spirituelle, bénéfique celui-là.retour
  11. Un bel exemple, riche en symboles, est l’Enfant prodigue de Jérôme Bosch qu’on peut admirer au musée Boymans-van Beuningen de Rotterdam. Une intéressante exégèse en est faite dans le livre du docteur Mazelier cité à la note 1.retour
  12. El Desdichado : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le prince d’Aquitaine à la tour abolie… ». Allusion au Consolamentum des Cathares. Cette expression revient à plusieurs reprises dans son œuvre.retour

 

Gérard de Nerval (Armel Guerne)

Gérard de Nerval (Armel Guerne) thomas

 Regarder dans tes yeux, rencontrer ton regard
Le peut-on ? quand on sent comme il passe à travers
Tout ce qu'on croit savoir pour s'adresser là-bas
Droit à notre âme et lui ouvrir, derrière nous,
Des horizons qu'elle connaît depuis toujours…
Dedans, autour, dessinant sous ton front lunaire
Le paysage douloureux de la tristesse,
Ton visage gonflé des larmes non pleurées
Se laboure et s'apaise en sillons ineffables.
Que de saisons ! Que de combats ! Que de misères
Dans le silence des splendeurs d'outre-parole !
En bas, sur les genoux, tes mains abandonnées
Qui conversent sans toi — pâles et pathétiques
Sur le cigare éteint — se font à tout jamais
La confidence éblouissante de ta foi.
O toi, le douloureux jusqu'à la transparence,
Triomphant des caillots obscurs de la folie
Et des ténèbres de la vie en te jetant,
Bras en avant et cœur ouvert, dans ta mort blanche !
Assassin de ta faute, enfant de l'innocence,
Enchanteur triomphant du désenchantement

Armel Guerne*

* Dans Rhapsodie des fins dernières, Phébus, Paris, 1977

Nerval vers l'Orient (Jean Moncelon)

Nerval vers l'Orient (Jean Moncelon) thomas

Gérard de Nerval doit son destin tragique à sa vocation à l’amour : qui ne sut pas s’accomplir, - et « l’amoureux initié du blanc secret de l’amour », comme l’appelait Armel Guerne (1), dut se résigner à la mort pour entrer finalement dans le mystère de l’amour auquel il avait aspiré sa vie entière, dont il avait reçu l’initiation, sans un maître, hélas, qui l’eût guidé, en le devançant, sur le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon les mots du poète romantique allemand Novalis. Pas de maître, en effet, pour Nerval, qui l’eût accompagné dans sa marche vers l’Orient, pas même un angeféminin, et personne pour lui montrer la voie où sa vocation devait s’exalter. Personne pour lui découvrir le sens de son initiation à l’amour, et rien pour lui indiquer le pôle de sa destinée, rien ni personne, sinon, toutefois, une étoile singulière, apparue dans la nuit obscure de sa déréliction : « Où vas-tu ? me dit-il. Vers l’Orient ! Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une Etoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée » (2)

Mais cette étoile était l’Etoile du malheur.

Elle était le double de l’autre étoile, cette Etoile d’Orient, dont Nerval n’ignorait pas qu’elle lui désignait l’orient métaphysique, ce Monde de l’Ame, cet entre-deux entre le Ciel et la terre, au sein duquel surviennent les visions, et dont Nerval, comme les initiés de toutes les traditions ésotériques d’Orient et d’Occident, ont eu la perception : « Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde et des mondes », écrit-il dans sesMémorables.

C’est ainsi, cependant, à l’aube du 26 janvier 1855, lorsque Nerval fut retrouvé mort, à Paris, pendu à une grille de fer, et que l’Etoile du malheur eut basculé derrière l’horizon, qu’une autre étoile, l’étoile familière, se leva à l’orient de son âme pour l’accueillir, dans le monde tant désiré de la Nuit.

Or, cette étoile était une femme : Sophie.

C’est elle, la « grande amie » des Mémorables qui l’accompagne un instant avant de franchir le seuil de la mort : « Je reconnus les traits divins de *** », écrit le poète, dans Aurélia, mais sur le manuscrit, il a biffé le nom de Sophie. C’est d’ailleurs pourquoi il est vain de vouloir identifier qui en est le modèle : l'archiduchesse Sophie, Sophie Dawes, la baronne Adrien de Fauchères ou une cousine.

Celle qui l’accueille sur le seuil de la Nuit, à l’aube du 26 janvier 1855, c’est Sophia, la « Vierge de beauté », selon le mot de Jacob Boehme, qui est « à la ressemblance de la Sainte Trinité », comme la jeune fille aimée – Adrienne, Jenny Colon – est à la ressemblance de l’âme de Nerval.

Comme le remarque excellemment Armel Guerne : « Aucune femme aimée, aussi douce que fût sa ressemblance, n’a consenti que morte à se confondre absolument avec l’image de la femme, sa seule image et la même toujours, royale et sainte libératrice. L’amour ; le deuil. La sagesse deux fois perdue derrière son pur miroir, et trois fois retrouvée » (3).

Deux jeunes femmes se sont partagées le cœur de Nerval : Adrienne et Jenny Colon, tandis que deux étoiles brillaient dans le ciel de sa destinée. Mais seule l’étoile familière, l’étoile de l’éternelle Sagesse, Sophia, portait les traits de la jeune fille à la ressemblance de son âme : Adrienne. Quant à l’Etoile du Malheur, le poète lui donnera le nom de Pandora, qui était « ni homme ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble » (4).

Adrienne était une jeune fille du Valois, à l'origine du premier émoi amoureux du poète. Après qu'elle eut chanté, au cours d'une ronde enfantine, il tressa pour elle en couronne deux branches de laurier qu'il déposa sur sa tête : « Elle ressemblait à la Béatrice de Dante, qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures. » Cependant, lorsque Nerval s'éprend de l'actrice Jenny Colon, la ressemblance avec Adrienne, devenue religieuse, lui paraît si étonnante qu'il en vient à imaginer que la comédienne était la « réincarnation » d'Adrienne. Ainsi écrit-il dans Sylvie : « Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice !... et si c'était la même ! - Il y a de quoi devenir fou ! c'est un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... » (5). Or, c'était la même...

Tout le drame de Nerval est d'en avoir douté. « Si c'était la même ! », - cela aurait signifié en effet que les deux visages d'Adrienne et de Jenny Colon étaient la manifestation d'un seul et unique visage : celui de Sophie (Sophia).

Jusqu’au bout, d’ailleurs il en douta. Ainsi rapporte-t-il dans Aurélia : « J’ai fait un rêve bien doux : j’ai revu celle que j’avais aimée, transfigurée et radieuse ». Mais le manuscrit introduit cette variante singulière : « J’ai revu celles que j’avais aimées, transfigurées et radieuses » : Adrienne, Jenny Colon, et peut-être Sylvie.

Soutenu par l’enseignement d’un véritable maître spirituel, Nerval eût compris que si un premier visage de beauté, celui d’Adrienne, avait fait naître en lui l’émotion amoureuse, c’était sa ressemblance avec le second, celui de Jenny Colon, qui devait provoquer l’illumination, lui permettant ainsi d’identifier le visage dont l’un et l’autre étaient les théophanies : le visage d’Adrienne-Sophie, Sophia.

Durant les derniers mois de son existence, Nerval eut l’intuition, de plus en plus pressante, que tout se résoudrait dans sa propre mort, au moment même d’en franchir le seuil, quand l’Etoile du malheur aurait cessé de briller sur sa destinée et que lui apparaîtrait celle qu’il avait aimée durant son adolescence, Adrienne, mais « transfigurée et radieuse », Adrienne-Sophie. Un autre poète, dont le lumineux destin inspira à Armel Guerne quelques-unes de ses plus belles pages : Novalis (6), et qui aura accompli dans sa plénitude la même vocation à l’amour que Nerval, avait écrit dans une note du commencement de l’été 1797 :

« L’union conclue aussi pour la mort, ce sont des noces qui nous donnent une compagne pour la Nuit. Dans la mort est l’amour le plus doux ; la mort est pour qui aime une nuit nuptiale : un secret de mystères très doux. »

  1. Nerval, le discret, le secourable, le généreux Nerval, l’amoureux initié du blanc secret de l’amour, celui qui se savait appelé à recevoir la clef du sanctuaire d’une grande sagesse », Armel Guerne, L’Ame insurgéePhébus, 1977, p.211.retour
  2. Nerval, AuréliaLibrairie José Corti, Paris, 1986, pp.79-80.retour
  3. Armel Guerne, L’Ame insurgée, op.cit, p.188.retour
  4. Ce n'est pas sans raison que Nerval choisira comme exergue de Pandora (1854) cette citation du Faust de Goethe : « Deux âmes, hélas ! se partageaient mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre : l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux. »retour
  5. Nerval, Sylvie, Librairie José Corti, Paris, 1986, p.19.retour
  6. Cf. « Les Cahiers du Moulin », n°3, octobre 2003.retour