Armel Guerne "le poète du poète" (Jean Moncelon)

Armel Guerne "le poète du poète" (Jean Moncelon) thomas

A quiconque s’approche du génie de sa langue, le verbe est une volonté

(Fragments, 35)

Armel Guerne n’est jamais plus grand poète que dans ses traductions de Novalis et de Hölderlin. On n’hésitera pas à compter ses traductions des Hymnes à la Nuit (de Novalis) et des Lamentations de Ménon sur Diotima (de Hölderlin) (1) parmi les plus beaux, les plus singuliers, les plus poétiques poèmes qu’il ait écrits. Peut-on d’ailleurs parler de traductions ? Et n’est-ce pas qu’avec elles, Novalis et Hölderlin sont devenus des poètes de langue française et qu’il y aurait même un Novalis, poète de langue allemande, et un Novalis francophone ?

En premier lieu, il s’agit plus de passage, de passer d’une langue l’autre, que de traduction. On s’accordera à dire qu’Armel Guerne est un passeur et singulièrement des langues allemande et française, qui sont des langues à génie (2) – certaines langues n’ont pas ou n’ont plus de génie. « A bien considérer les génies opposés de l’une et l’autre langue, écrivait-il, je tiendrai toujours pour beaucoup plus infranchissable le passage de l’allemand au français que l’inverse, et je soutiendrai qu’il n’en est que plus bénéfique, en esprit, et obligatoirement conquérant ». (3)

Ensuite, il est question de Novalis et de Hölderlin qui sont poètes, comme Armel Guerne est poète, de sorte qu’ils apparaissent comme des frères en poésie : d’une part, pour chacun d’eux, pris individuellement, « entre la poésie et le poète, il n’y a rien à distinguer », et, d’autre part, pris ensemble, ils se tiennent les uns les autres dans une même (et rare) relation au langage – il faudrait dire au Verbe. La mystérieuse alchimie qui les rassemble fait qu’Armel Guerne apparaît, dans le passage de l’allemand au français des œuvres de Novalis et de Hölderlin (4), comme « le poète du poète », selon le mot de Novalis :

Traductions. Une traduction, ou bien est grammaticale (littérale), ou interprétative (adaptation), ou bien mythique. […]

Les traductions grammaticales, ce sont les traductions au sens ordinaire. Elles exigent beaucoup de connaissances, mais uniquement un talent discursif.

Quant aux traductions interprétatives, il leur faut pour être valables, un esprit poétique supérieur […]. Le vrai traducteur dans cette manière doit se faire l’artiste lui-même et pouvoir redonner vie de telle ou de telle autre manière à l’idée de l’ensemble. Il lui faut être le poète du poète, capable de le faire parler lui-même tout en parlant sa propre langue à soi. C’est un rapport analogue qui s’établit entre génie universel de l’humanité et chaque individu humain

Si nous en demeurons au poète romantique allemand, nous trouverons à l’infini des exemples de ce qu’Armel Guerne est capable de « faire parler » Novalis « en parlant sa propre langue à soi ». Ainsi, dans ce poème bien connu de Henri d’Ofterdingen :

Lorsque les nombres et les figures ne seront plus

La clef de toutes les créatures […]

« - alors il suffira d’un mot mystérieux

Pour mettre en fuite ces créations contre-nature »

(Marcel Camus)

« Alors devant un mot secret fuit

Et disparaît toute l’essence inversée »

(Maurice de Gandillac)

 

Il existe deux versions d’Armel Guerne,

la première de 1946 :
la seconde de 1975 :

« C’est alors qu’un unique mot secret

Fera fuir aussitôt la fausse réalité »

« C’est là que s’enfuira devant un mot secret

Le contresens entier de la réalité ».

 

D’un point de vue poétique, surtout si on la compare aux traductions de Marcel Camus et de Maurice de Gandillac, cette dernière version est évidemment supérieure, mais une sorte d’intuition spirituelle dans la première a fait ajouter à Armel Guerne le mot « unique », en italique. C’est la même intuition qui autorisait Rudolf Steiner à dire, dans une conférence sur Novalis, le 29 décembre 1912 : « Les mots ne sont pas rien que des mots lorsque des paroles spirituelles sont la base d’une conception du monde. […] Cela a été exprimé dans le beau texte que je voudrais vous lire, en y changeant seulement un mot ; il s’adresse à nos cœurs, mes chers amis. Je change un mot de Novalis, bien que cela puisse fâcher les béotiens qui se croient des esprits libres. (5) » Or, ce mot est « unique » : « un unique mot secret ».

Mais, sous cet aspect, même les Fragments de Novalis, et jusqu’aux pages de son Journal (ici, le 13 mai 1797), en témoignent :

« Le soir je vins auprès de Sophie. Et là j’éprouvais une joie

indescriptible – moments d’enthousiasme éclatant comme

des coups de tonnerre. D’un souffle je rejetai la tombe

comme de la poussière. Les instants étaient comme des

siècles – la proximité de Sophie était sensible – je croyais

toujours qu’elle allait apparaître »

(Maurice de Gandillac)

 

« Au soir, je suis allé vers Sophie. Là-bas je fus dans une joie,

dans un bonheur inexprimables – des moments

d’enthousiasme fulgurant – la tombe, devant moi, je l’ai

soufflée comme une poussière – les siècles étaient comme

des instants ; - sa présence sensible : à tout moment je croyais

la voir s’avancer devant moi. »

(Armel Guerne)

Non seulement la traduction d’Armel Guerne est infiniment meilleure, mais, une nouvelle fois, une précieuse indication spirituelle nous est proposée : ce n’est pas que Novalis attend de Sophie qu’elle apparaisse – comme un revenant – mais que sa Sophie – Sophia, la Sagesse divine – s’avance au-devant de lui.

On pourrait multiplier, à propos de Novalis, les exemples de traductions « grammaticales » et de traductions « interprétatives ». (6)

Pour Hölderlin, aussi, quelque chose est advenu dans ses traductions du génie poétique d’Armel Guerne, en tant « poète du poète ». Par exemple, dans ces vers (Le Rhin) :

« Tout ce qui naît d’une source pure est un mystère.

A peine si la poésie elle-même ose le dévoiler »

(Geneviève Bianquis)

« Enigme, ce qui naît jaillissement de pureté. A peine si

Le chant lui-même ose le révéler »

(Armel Guerne).

Et dans ce passage d’A la source du Danube :

« Vers tes vaillants, Asie, ô Mère,

Qui sans redouter les présage dont l’univers est plein

Et portant sur leurs épaules le ciel et tout le destin,

Semblaient prendre racine sur tes montagnes,

Et les premiers

Surent parler à Dieu

Seul à seul. »

(Geneviève Bianquis)

« O Asie, tes puissants, ô Mère !

Qui sans peur devant les signes du monde

Avec le ciel sur leurs épaules, tout le destin,

Enracinés pendant des jours sure les montagnes,

Avaient su les premiers cela :

Parler seul

Avec Dieu »

(Armel Guerne)

 

C’est ainsi qu’Armel Guerne apparaît « le poète du poète » Novalis, et « le poète du poète » Hölderlin. Et, dès lors, on reconnaîtra que ces traductions sont à joindre à sa propre œuvre poétique, mais aussi qu’il existe, de toute évidence s’agissant du poète romantique allemand, un Novalis dont la langue, passée au crible du génie poétique d’Armel Guerne, serait le français : « Dénovaliser Novalis en le dégermanisant pour le novaliser en le latinisant – quelle entreprise ! », écrit-il à Cioran, le 26 novembre 1968. Il resterait à se demander s’il a également « dégermanisé » Hölderlin. Quoiqu’il en soit, le « poète Guerne » aura laissé une œuvre poétique singulière, si l’on considère qu’à côté de ses propres productions, il s’est livré, à une expérience poétique unique en son genre, dans ses traductions de Novalis et de Hölderlin, inaugurant ainsi une sorte de poésie de l’extrême.

 

  1. (1) Traduction publiée dans Les Quatre vents, « Merveilleux et poésie romantiques », n°7, 1946
  2. (2) A ne considérer ici que les langues européennes. Les rapports entre l’arabe, le persan, l’urdu et le turc, dans la poésie orientale, sont infiniment plus complexes.
  3. (3) Et aussi : « Les exigences internes de la langue sont tellement plus furieuses, en français, que si l’on veut passer, c’est jusqu’à une identité d’esprit qu’il faut bondir, jusqu’à cette littéralité absolue qui nous apprend qu’en poésie, la fusion est complète entre la langue et l’esprit ». Armel Guerne, Fragments, SOLAIRE fédérop, 1985, fragment 198.
  4. (4) Mais non de Rilke, dont Armel Guerne dit seulement ceci : « En français, si elles vivent encore, les Élégies de Duino seront nécessairement plus claires qu’en allemand, d’un relief plus apparent ; plus rien de leurs harmonies ne sera imputable, comme dans l’original, aux faciles mystères de la confusion » (idem). Ailleurs, il écrira que « Rilke s’inspire de valérisme [sic] pour faire du Hölderlin » (Lettre à Cioran, 10 octobre 1967).
  5. (5) Rudolf Steiner, « Novalis, l’annonciateur d’une conception spirituelle de l’impulsion christique », Trois voies vers le Christ, Genève, 2001, pp. 309-310.
  6. (6) Citons encore ce passage des Hymnes à la Nuit (III) : « Zur Staubwolke wurde der Hügel - durch die Wolke sah ich die verklärten Züge der Geliebten ». Une traduction « grammaticale » : « Le tertre s’évanouit en un nuage de poussière – à travers cette poussière j’entrevois les traits de la Bien-Aimée » (Geneviève Bianquis) et deux traductions « interprétatives » : « Le tertre croule en nuage de poussière – je vois au travers, transfigurés, les traits de la Bien-Aimée » (Gustave Roud) – « Le tertre n’était plus qu’un nuage de poussière, que transperçait mon regard pour contempler la radieuse transfiguration de la Bien-Aimée » (Armel Guerne).